MIME – MATHIS COLLINS ET PAUL COLLINS

MIME – MATHIS COLLINS ET PAUL COLLINS

Mathis Collins, Artiste policier quittant Paris, 2020
Artiste policier et le Guignol’s Band, 2020
Artiste policier contre Poulbot, 2020
Tilleul, teinte à bois, 200 × 120 × 3 cm, chaque panneau. Photo Benoît Mauras

AUTOUR DE L’EXPOSITION / Mime – Mathis Collins & Paul Collins
La Criée Centre d’art contemporain, Rennes

par Pierre Ruault

Pour cette rentrée culturelle, la Criée Centre d’art accueille l’exposition Mime de Mathis Collins, sous le commissariat d’Emilie Renard, ancienne directrice de La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec. Cette manifestation est la quatrième exposition du cycle de recherche Lili, la rozell et le marimba, mené depuis 2019 par cette structure rennaise, qui interroge les points de rencontre entre cultures vernaculaires, productions autochtones et créations contemporaines. Après avoir développé un dialogue entre art contemporain et différents pôles culturels (les proverbes traditionnels du Mali, l’artisanat coréen et les légendes populaires locales) lors d’expositions monographiques des artistes Amadou Sanogo, Eléonore Saintagnan et Seugli Lee, le centre d’art poursuit ses interrogations de nature anthropologique sur une partie du folklore parisien et européen des arts de rues et réévalue avec un autre regard son histoire.  

Mathis Collins et Emilie Renard profite de cette occasion offerte pour repenser ensemble les modes de production et d’exposition des arts folkloriques. Surtout, ils questionnent avec beaucoup d’humour la polarité entre culture savante et culture populaire lors d’une confrontation savoureuse, qui déjoue les hiérarchies mentales établies, entre l’artiste et son propre père, Paul Collins, lui-même enseignant en école d’art. A l’opposé de ce modèle d’éducation artistique institutionnel, Mathis a participé en post-diplôme à l’Open School East de Londres, un espace communautaire auto-géré de formation pédagogique artistique consacré à l’apprentissage de la création par le collectif. Ce passage londonien a influé en grande partie sur sa pratique plastique, pédagogique et intellectuelle puisque le sculpteur-performeur est investi depuis dans la recherche et le développement des formes alternatives d’éducation artistique en organisant, comme éducateur, des ateliers collectifs autour de pratiques vernaculaires1.

La première partie de ce duel curatorial présente un ensemble de panneaux en bois richement sculptés de motifs puisés dans le folklore, rassemblés en quatre triptyques polychromes et disposés aux quatre murs de la plus grande salle du centre d’art rennais. Sur le plan technique, Mathis Collins dégrossit légèrement l’épaisseur des planches de tilleul à coup de gouge pour former les contours de figures et de décors. Il rehausse ensuite l’ensemble de la surface du bois de peintures noires, ainsi que de différentes couleurs incrustées sur certaines surfaces de la matière qu’il a préalablement poncées. L’ensemble forme treize bas-reliefs décorés de personnages fantasques et grotesques issus des arts populaires parisiens. Il faut noter l’habileté technique de Mathis Collins dans la taille du bois, pratique revendiquée ouvertement comme issue d’une tradition de l’artisanat, et plus particulièrement dans la richesse des formes et des motifs décoratifs. Comme le suggère la commissaire de l’exposition, cette surcharge sculpturale souligne une « fameuse peur du vide » qu’il partage avec des créateurs marginaux que l’on appelle communément « naïfs » ou « bruts ». Sur le plan formel, on retrouve dans son style des aspects dit « naïfs » des productions environnementales et architecturales spontanées de créateurs autodidactes comme les Rochers sculptés de Rothéneuf de l’abbé Fouré (1894-1907) et le Palais Idéal du facteur Cheval (1979-1912), mais surtout dans cette capacité à réinterpréter de manière totalement personnelle un vocabulaire de forme issue du vernaculaire.

Pour l’exposition Mime Mathis Collins a développé une iconographie qui rassemble des éléments repris des cultures folkloriques parisiennes des siècles derniers autour des arts forains, de la commedia dell’arte, du théâtre de rue et des cafés montmartrois. Ces bas-reliefs sont peuplés de pitres, de mimes et de clowns qui hantent l’imaginaire collectif : Arlequins, Polichinelles, Guignols et Gendarmes coiffés de leurs bicornes napoléoniens. Sur ce, la Criée pend des aires de mascarade saturnienne du même genre que le Boulevard du crime, immortalisé par la caméra de Michel Carné dans Les Enfants du paradis (1945). Cette première salle est le lieu d’accueil d’une foire populaire où les normes sociales sont remises en question et où chaque panneau est un stand de tirs prêt à voir surgir les pulsions de violence libératrice et joviale du visiteur. L’aspect ludique est souligné à la fois par la répétition du motif de la cible, mais aussi par l’intégration du mouvement dans une de ses compositions sculptées. Le bas-relief Bicornes (stand de tirs) est composé de neuf cocardes tricolores giratoires et rejoue les tirs au canard des fêtes foraines. Avant lui, des artistes issues du Nouveau Réalisme avaient utilisé des éléments issus de cette culture foraine lors d’actions performées et participatives qui brisaient les frontières entre l’art et la vie quotidienne en raison de leur dimension proprement ludique. Présentés comme des expériences joyeuses et collectives et rappelant l’esprit festif des tirs à la carabine des fêtes foraines, les séances de tirs de Niki de Saint Phalle invitaient le public à tirer à la carabine sur des compositions de plâtres peintes en blanc et remplies de poches de peinture afin de faire « saigner » la toile. Toutefois, comme pour Mathis Collins, une lecture plus ambigüe et plus politique de ce genre de manifestation peut être envisagée.

Passionné par cette histoire, l’artiste revient ainsi sur le conflit, au XVIIe siècle, entre la très honorable Comédie Française et le théâtre de rue, issue de la culture italienne de la commedia dell’arte, pour le monopole de la parole. Cette situation a conduit le pouvoir monarchique à prendre parti en faveur de l’académisme et à exercer une censure virulente dans l’espace public contre tout autre genre d’expression orale. Cet épisode de l’histoire des arts visant à masquer une dichotomie importante entre la culture intellectuelle dite d’élite et la culture vernaculaire issue des autres strates de la population. Toutefois, ce contexte répressif va mener à l’émergence de formes d’expressions artistiques inédites qui bravent le contrôle de l’Etat au moyen de ruse et de détournement des règles en place. Le silence forcé des acteurs va les mener à se mouvoir de manière expressive, sous forme de mimes, ou à intégrer des intermédiaires entre eux et le public au moyen de marionnettes et de pantins en bois : « […] c’est l’histoire d’un contrôle qui s’exerce sur les voix, les corps, les comportement portés par un réseau de mimes polis qui l’ont rendu plus discret, plus nuancé, plus démocratique2 ». Comme le souligne le sociologue Howard Beckert, chaque monde de l’art est construit autour d’un certain de nombre de normes sociales qui régissent les modes de production de biens artistiques et culturels. Tout acteur qui refuse de se plier volontairement à ses réglementations internes en est par essence exclu et fait figure de « franc-tireur3 ». En désobéissant à la censure, les acteurs des rues et autres artistes de foire vont produire un nouveau vocabulaire artistique, dramatique et politique, perceptible seulement par une autre partie de la population. Les arts vivants, au moyen du mime et de la satire, forment une dialectique critique envers le système en place et l’hégémonie de la haute culture. Cette émergence d’une culture folklorique de francs-tireurs au XVIIe siècle devient pour l’artiste une source iconographique abondante mais surtout un support d’interrogation plus actuelle sur le rôle de l’artiste au sein de son environnement culturel.

Tout comme les fêtes foraines et les carnavals offraient une redéfinition des rôles sociaux temporairement à une partie de la population, l’exposition est l’occasion pour Mathis de jouer avec son rôle d’artiste au sein de l’espace social. Dans ce sens, l’artiste se met en scène lui-même avec humour, auto-portraituré dans ses tableaux, sous les traits grossiers des personnages issus de ce folklore. Chacune de ces figures alter ego sont des archétypes de position sociale prédéfinie : Le gendarme, incarnation de l’autorité sociale, et le saltimbanque, figure contestataire du Trickster. Grimé ainsi, il devient de manière schizophrénique l’incarnation de celui qui contrôle et celui qui désobéit, de celui qui régule et celui qui crée, de celui qui initie la révolte et de celui qui en est la cible : « Il est mime qui sait forcer le trait, qui passe devant ou derrière les palissades, doué d’un silence ambigu. Il est le flic qui surveille et frappe à l’occasion, il est préfet qui commandite, le médiateur qui réconcilie, le clown qui s’efforce de faire le pitre […]. A travers eux, il mime4 ». C’est tout un questionnement sur le statut et le rôle de l’artiste-éducateur aujourd’hui qui est sous-entendu dans cette exposition. Il réinvestit politiquement et socialement le champ du folklore en y réintégrant des problématiques contemporaines présentes dans le milieu de la création. A ses yeux, l’artiste-plasticien se situe dans cette double posture politique : Celui du privilégié et du représentant de l’autorité, au regard de sa participation à un réseau institutionnel qui promeut une culture d’élite ; Celui du révolté qui, par son activité créatrice, déconstruit les normes sociales et culturelles en place pour proposer de nouveaux modes de pensée et de création. Surtout, il rapproche le rôle de l’artiste à celui de ces figures issues de notre folklore européen, qui comme Polichinelle sous les traits d’un acteur-artiste anonyme, possédait un rôle social et politique important de protestation ou de surveillance qu’il devait tenir au sein de la communauté.

Mime se poursuit ensuite dans un autre espace du centre d’art et dévoile, cette fois ci, les travaux de Paul Collins. Les deux salles de l’exposition sont complètement autonomes sur le plan visuel et culturel. En effet, l’artiste invité a proposé une collaboration avec son père pour confronter deux conceptions différentes de la création et de l’éducation artistique. Elle permet la mise en place d’un dialogue intergénérationnel entre père et fils. Si les œuvres de Mathis s’inscrivent dans une culturelle visuelle folklorique et dans un élan alternatif, la démarche de son père réinterprète les valeurs de l’éducation artistique traditionnelle des écoles d’art occidentales. Lui-même occupe actuellement un poste comme enseignant aux Beaux-arts de Caen et de Cherbourg. La série qu’il présente à la Criée, History of Modern Art, porte un regard rétrospectif sur sa formation intellectuelle et artistique reçue dans les années 1970 à Toronto. Il reproduit sur des toiles des extraits d’ouvrages académiques et de revues incontournables, comme Parachute, le catalogues d’exposition de du peintre expressionniste abstrait Robert Motherwell ou l’anthologie scolaire History of Modern Art de H.H Arnarson rencontrés durant ses éludes, et qui appartiennent à une culture moderniste nord-américaine à la Clément Greenberg. Ces reproductions sont réalisées à partir d’un système de superposition de trames décalées qui simplifient à l’extrême le texte sous la forme de macules noires. Le message originel semble déformé par la distance géographique, comme pour un vieux souvenir épars. Paul Collins empêche toutes formes d’apprentissages dans l’action de regardeur et signifie, d’une certaine manière, la remise en question d’un paradigme d’éducation artistique jugé trop élitiste, trop autoritaire et trop occidental.

Mime souligne la richesse des apports entre la culture visuelle et immatérielle du folklore des arts forains avec la création contemporaine. Elle se situe à la suite, d’une certaine manière, de la très belle exposition Folklore – Artistes et folkloristes, une histoire croisée, tenue cet été au Centre Pompidou Metz. Un de ses commissaires, Jean-Marie Gallais, soulignait que le « folklore a […]  Intéressé les artistes par sa dimension plus conceptuelle, ses vertus sociales, éducatives ou curatives5 ». Mais cette manifestation est également l’occasion d’un très beau dialogue entre deux modèles pédagogiques distincts d’éducation artistique qui se confrontent, celui du père et celui du fils, entre une culture visuelle moderniste ancrée dans l’histoire de l’art mais vieillissante et des méthodologies d’apprentissage alternatives et expérimentales, plus ancrées dans de questions sociales et collectives. Par cette conversation à deux voix, Mathis et Paul Collins redessinent les frontières entre savoir savant et savoir populaire, entre culture locale et culture globalisée. Le point culminant étant la collaboration des deux artistes dans la réalisation de l’œuvre History of Modern Art (for D. R.), qui mêlent ces deux esthétiques.

1 – « D’autodidacte Mathis Collins est passé maître mais il partage avec d’autres qu’on dit bruts une fameuse peur du vide », Emilie Renard, « Mime », Mime – Mathis Collins & Paul Collins (Expo. La Criée Centre d’art contemporain, Rennes, 2020), Emilie Renard (Dir.), livre de l’exposition, non paginé.
2 Emilie Renard, « Mime », Mime – Mathis Collins & Paul Collins (Expo. La Criée Centre d’art contemporain, Rennes, 2020), Emilie Renard (Dir.), livre de l’exposition, non paginé.
3 « Chaque monde de l’art a ses francs-tireurs, des artistes qui ont appartenu au monde officiel de leur discipline mais n’ont pu se plier à ses contraintes. Ils apportent des innovations que le monde de l’art ne peut accepter parce qu’elles sortent du cadre de sa production habituelle […]. Au lieu de renoncer à leur projet pour en revenir à des styles et des techniques plus faciles à faire accepter, les francs-tireurs poursuivent leur travail sans le soutien du monde de l’art […]. Bien entendu, les francs-tireurs se heurtent à l’hostilité des autres membres du monde de l’art quand ils présentent leurs innovations. Une œuvre qui enfreint ostensiblement certaines conventions du monde de l’art laisse présager les difficultés qu’il y aura à coopérer avec son auteur ».
4  Emilie Renard, « Mime », Mime – Mathis Collins & Paul Collins (Expo. La Criée Centre d’art contemporain, Rennes, 2020), Emilie Renard (Dir.), livre de l’exposition, non paginé.
5  Jean-Marie Gallais, « Portrait de l’artiste en Folkloriste », Folklore – Artistes et folkloristes, une histoire croisée (expo. Centre Pompidou Metz, Metz, Mucem, Marseille 2020-2021), Jean-Marie Gallais & Marie-Charlotte Calafat (dir.), Metz, Ed. Centre Pompidou Metz, Marseille, Ed. du Mucem, Paris, Editions La Découverte, 2020, p. 17.

Pierre Ruault

Mathis Collins, vue de l'exposition Mime, La Criée centre d'art contemporain, Rennes, 2020. photo : Benoît Mauras
Mathis Collins, vue de l’exposition Mime, La Criée centre d’art contemporain, Rennes, 2020. photo Benoît Mauras
Mathis Collins, Bicornes (stand de tir), 2020 tilleul, teinte à bois, moteur, 200 × 360 × 3 cm. photo : Benoît Mauras
Mathis Collins, Bicornes (stand de tir), 2020. Tilleul, teinte à bois, moteur, 200 × 360 × 3 cm. photo Benoît Mauras
Paul Collins, History of Modern Art - p. 617, 2020 acrylique sur lin 100 × 81 cm. photo Benoît Mauras
Paul Collins, History of Modern Art – p. 617, 2020 acrylique sur lin 100 × 81 cm. photo Benoît Mauras