CAPUCINE VEVER, Les fictions prennent, avec le temps, un caractère de réalité qui les métamorphose

CAPUCINE VEVER, Les fictions prennent, avec le temps, un caractère de réalité qui les métamorphose

Entre Seattle (WA) et Oakland (CA)
Le Jeudi 07 Septembre 2017
06h23 a.m.

« Si nous fouillons nos souvenirs d’enfance, nous nous remémorons en premier lieu les chemins, avant les choses et les gens : les allées du jardin, la route de l’école, le parcours dans la maison, les itinéraires dans les fougères ou dans les hautes herbes. » Anatomie de l’errance – Bruce Chatwin (2006)

 

CAPUCINE VEVER

« Les fictions prennent, avec le temps, un caractère de réalité qui les métamorphose. »

ROADTRIPPING SUR LES CHEMINS DE L’IMAGE MENTALE

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Découvrir le travail de Capucine Vever, c’est entrer dans une librairie spécialisée dans le voyage, c’est se retrouver sur les chemins peu parcourus, qui mènent à des lieux où l’on n’aurait jamais pensé se retrouver un jour. Chacune de ses œuvres est un guide qui vous emmène et vous accompagne tout au long du chemin, une balade vers l’horizon mais aussi un voyage de la pensée dans l’espace et le temps, parfois même les deux à la fois…
Enter dans une de ses expositions, c’est découvrir des territoires incertains qui nous laissent face à l’errance des objets et de la pensée. Car c’est bien loin de l’égarement que prend forme son travail : c’est dans la traversée des lieux qu’il se forge, comme autant de points géométriques à la surface d’une étendue choisie. Balisée de sigles savamment pensés, pour que l’on puisse nous aussi aller jusqu’au bout du sentier, « Les fictions prennent, avec le temps, un caractère de réalité qui les métamorphose.« , titre de son exposition à la galerie de l’Ecole Supérieure d’Art Pays Basque site de Bayonne – du 17 Novembre au 08 Décembre 2017 – ne fait pas exception.

Comme tout bon guide de voyage, qui commence par résumer le contexte foisonnant de faits historiques du lieu que l’on voudrait visiter ou par l’anecdote locale qui fait le terreau culturel et social de l’endroit où nous nous trouvons, la plupart des travaux de Capucine Vever commencent avec une histoire, une légende, un mythe propre aux zones explorées. C’est ce sol fertile qui fait de cet espace à rencontrer une terre pleine de richesses ancestrales. La question du récit est primordiale dans ses recherches et c’est de celui-ci que naît le point de départ de l’œuvre. Ce potentiel narratif et les recherches qui l’accompagnent nous offrent à voir, à vivre et à découvrir des créations chorales qui nous emportent.

Pour sa quatrième exposition personnelle, Capucine Vever nous transporte in medias res dans une navigation au sein d’univers de prime abord inconnus, chacun d’eux, de près ou de loin reliés les uns aux autres. Au début de l’exposition, le projet choral : The Long Lost Signal (2012-2016), la vidéo Loosing Sight (2012-2015), le polyptique : Extended Mapping (2012-2016), l’édition (2015) et les tirages cyanotypes, nous font suivre les tribulations d’une boîte noire géo-localisée contenant un élixir olfactif accompagné d’une inscription « Smell Me Not Poison ». Depuis l’embouchure de la Vilaine en Bretagne puis tout au long des côtes atlantiques françaises et espagnoles, le polyptique retrace précisément ses déplacements alors que l’édition et le film nous racontent, comme dans un portrait croisé, son parcours et les rencontres qui ont jalonné son itinérance. Une petite bobine de fil, celui-là même qui dessine son trajet de points en points nous laisse imaginer la suite du trajet dans l’immensité de l’Océan Atlantique, alors que l’artiste elle-même ne reçoit plus de signal GPS.

 

Vue de l’exposition : Capucine Vever - «Les fictions prennent, avec le temps, un caractère de réalité qui les métamorphose.», Au mur, de gauche à droite : «The Long Lost Signal / Plans de forme», 2014, «Extending Mapping», 2012-2015, «Loosing Sight», 2012-2015. Au sol : «Friendly Melancholia», 2015
Vue de l’exposition : Capucine Vever – «Les fictions prennent, avec le temps, un caractère de réalité qui les métamorphose.», Au mur, de gauche à droite : «The Long Lost Signal / Plans de forme», 2014, «Extending Mapping», 2012-2015, «Loosing Sight», 2012-2015. Au sol : «Friendly Melancholia», 2015

 

Cette œuvre prend comme point de départ un condensé d’éléments auxquels s’en sont ajoutés d’autres, faisant suite à la réaction des personnes qui ont trouvé la pièce-objet initiale. En somme, cette œuvre est une histoire composée d’une multitude de petites histoires. Cette dérive dans un espace physique a entraîné d’autres dérives dans les espaces mentaux de ses interlocuteurs. L’objet flottant (qui n’était pas marqué comme une œuvre) a été perçu à deux reprises comme un acte terroriste, allant jusqu’à l’ouverture d’une enquête à la gendarmerie. La dérive de cet objet anonyme dans l’océan, catalyseur d’imaginaires, est révélatrice de peurs contemporaines et nous redonne à voir l’océan comme un territoire éminemment politique à l’opposé du mythe de la Vilaine qui a initié cette œuvre.

À nos pieds, comme pour accompagner notre voyage dans l’Océan Atlantique, Friendly Melancolia (2015- ), à la fois work in progress et installation immersive, nous entoure et nous prend à partie. Inspirée d’un fait réel, survenu le 10 janvier 1992 en plein milieu du Pacifique lorsque 28800 tortues, canards et autres objets en plastique de bain, nommés les Friendly Floatees par les fabricants, se sont déversés dans l’océan suite à la perte d’un container par un cargo. Douze ans plus tard, à peine une centaine de ces objets en plastique ont été retrouvés pour certains jusqu’au nord de l’Océan Atlantique, en Écosse. Les 28700 restants ont continué leur dérive au gré des vagues et des courants. L’image comique d’une colonie de canards en plastique prenant un bain dans l’océan s’est métamorphosée au fil des années de dérive en catastrophe écologique. Elle est transposée dans l’espace d’exposition avec autant de reproductions du polyèdre de Dürer, mis à l’échelle des jouets de bain. Ce symbole de la pensée rationnelle et de la dichotomie intrinsèque de la psyché humaine illustre subtilement ce fait divers tout aussi comique que dramatique en obligeant le visiteur à fouler au pied la multitude de reproductions dispersées sur le sol de l’exposition, de façon à ce que ceux-ci prennent aussi la marque du passage de l’Homme, comme l’océan a été marqué par le passage de ces milliers de canards en plastique.

Se retrouver alors ensuite face à Archipel de Groix (De -300Ma à 1998) (2013), élaborée en collaboration avec Valentin Ferré, nous laisse avec des outils connus comme la carte, face à une histoire à deux vitesses de la rade de Lorient. Cette fiction cartographique qui, par courbes de niveau et échelles différenciées, fait état de tous les volumes qui sont passés du statut d’immergé à celui d’émergé (récifs) et inversement (navires). Deux vitesses s’entremêlent, celle très rapide de l’activité humaine et des traces qu’il en reste, et celle extrêmement lente de l’activité géologique à l’origine de la formation de l’île de Groix et des récifs alentours… S’opère de facto une projection mentale évoluant sur deux temporalités distinctes et un processus narratif personnel qui s’empare de notre imaginaire.
La perte de repères se produit devant l’immensité d’une histoire du temps savamment représentée. On peut facilement s’y perdre, alors même que nous sommes face à un outil qui devrait nous permettre de nous repérer.

 

Capucine Vever, Archipel de Groix (de -300 MA à 1998), 2013, en collaboration avec Valentin Ferré, 2013, impression cyanotype sur papier Arches, Contrecollé sur bois, 86 x 126 cm
Capucine Vever, Archipel de Groix (de -300 MA à 1998), 2013, en collaboration avec Valentin Ferré, 2013, impression cyanotype sur papier Arches, Contrecollé sur bois, 86 x 126 cm

 

Plus loin dans la salle, à même le sol, Orientation Magnétique (2012) nous offre un écran, un paysage et ce que l’on comprend très vite être l’aiguille d’une boussole. Cette vidéo est filmée lors d’une randonnée sur le mont Bugarach alors que ce dernier est en pleine surmédiatisation à cause de la supposée fin du monde du 21 Décembre 2012 dont il serait épargné grâce à un prétendu champ magnétique particulier. L’instrument de navigation, qui guide la caméra, est confronté aux champs magnétiques de la montagne et force l’objectif à regarder constamment vers le ciel. Ce n’est plus alors l’outil d’orientation qui nous fait retrouver nos repères mais l’image mentale d’un paysage hors-champ, créé avec les mouvements de marche de l’objectif et le son de la vidéo qui ne s’écoute qu’au casque. La perte de repères sensoriels n’est plus la même qu’avec les courbes de niveaux différenciées et la temporalité de l’œuvre précédente, mais dans la projection que nous sommes obligés d’obtenir mentalement pour accéder enfin à ce paysage en creux.

 

Vue de l’exposition : Capucine Vever - «Les fictions prennent, avec le temps, un caractère de réalité qui les métamorphose.», Au sol : «Orientation magnétique», 2012. Au mur : C’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisés en chemin (...) qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence, 2017
Vue de l’exposition : Capucine Vever – «Les fictions prennent, avec le temps, un caractère de réalité qui les métamorphose.», Au sol : «Orientation magnétique», 2012. Au mur : C’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisés en chemin (…) qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence, 2017

 

En fond de salle, C’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin (…) qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence (2017), est une installation composite qui nous emmène sur les traces des aborigènes dans les régions désertiques du nord de l’Australie. Titrée d’après la chronique nomade de Bruce Chatwin dans laquelle il s’intéresse à leurs mythes, à leurs rapports au monde, à leur territoire et à leur histoire. C’est face à ce tableau que l’on contemple l’horizon. L’artiste a récupéré des roches lors de randonnées, toutes ont la particularité d’être traversées par une ligne de quartz horizontale, et les a agencées de manière à former une ligne. La pièce est surmontée d’un dessin qui pourrait s’apparenter au relief des cailloux mais qui n’est en fait que la partition ayant permis à l’artiste de faire chanter les pierres en suivant la ligne blanche comme on suivrait la corde d’un instrument de musique. La mythologie aborigène est la seule où l’Homme crée le monde en chantant le nom de toute chose. « On parle d’êtres totémiques légendaires qui auraient parcouru tout le continent au Temps du Rêve » . Aujourd’hui, les nomades sillonnent toujours le territoire en suivant ces songlines (sentiers invisibles et sacrés) reprenant les routes des ancêtres. Pour parcourir ces “pistes de rêves”, il est nécessaire de connaître les chants qui fonctionnent à la fois comme une carte et un topo-guide. Le spectateur suit la ligne d’horizon et de quartz comme l’un de ses sentiers invisibles et, Il continua en m’expliquant comment (…) chaque ancêtre avait laissé dans son sillage une suite de mots et de notes de musiques et comment ces pistes formaient dans tout le pays des « voies » de communication (2017), (toujours en collaboration avec Valentin Ferré) est l’enregistrement sur vinyle de la création sonore résultant de la partition inventée par l’artiste pour faire chanter les pierres sur cette ligne de temps géologique où l’horizon s’est créé. Libre au visiteur de jouer la songline – piste musicale, ou simplement de laisser son regard la suivre sur la ligne du tableau de pierres.

 

Capucine Vever, C’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisés en chemin (...) qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence, 2017, Pierres, clous, bois, pierre noire, acier travaillé à l’ématite, 252 x 70 cm
Capucine Vever, C’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisés en chemin (…) qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence, 2017, Pierres, clous, bois, pierre noire, acier travaillé à l’ématite, 252 x 70 cm

 

Pour clôturer cette exposition, dans une ultime salle, Et il fut accusé par ses contemporains d’impiété et d’arrogance pour avoir franchi les limites permises aux mortels (2016), nous propulse à 400 km au-dessus de la Terre. Plongés dans un silence total grâce à des casques anti-bruits, cette vidéo nous invite à contempler notre habitat naturel dans son acceptation la plus vaste et, grâce aux images de la webcam de la Station Spatiale Internationale, d’observer un défilement d’images provenant d’un point de vue inaccessible.  On se laisse aisément flotter dans le vide, alors qu’en sous-titre, une narration fait basculer ces images bien réelles dans une dimension fictionnelle. Comme pour nous forcer à nous raccrocher à l’existence véritable de notre monde. Ce jeu de rapport de force entre déplacement et statisme, comme face à une carte IGN, continuellement présent dans le travail de l’artiste est ici particulièrement frappant. Prise de conscience forcée pour le regardeur, mais tout en légèreté par le glissement des images.
L’épiphanie opère pourtant. Intrinsèquement narratif, mais résolument actuel dans le tissage qui se dévoile : entre conquête spatiale et rêve antique de dépassement de la condition humaine.
Il n’y a pas de découverte de territoires sans les histoires qui l’accompagnent et jalonnent chaque virage de la route. Capucine Vever, pour chacun de ses travaux, ne se contente pas d’une analyse topographique d’un espace sélectionné au hasard.

 

Capucine Vever, Et il fut accusé par ses contemporains d’impiété et d’arrogance pour avoir franchi les limites permises aux mortels», 2016, installation vidéo
Capucine Vever, Et il fut accusé par ses contemporains d’impiété et d’arrogance pour avoir franchi les limites permises aux mortels», 2016, installation vidéo

 

De par la conscience aigüe de ses déplacements dans les immensités réelles ou fictives qu’elle parcourt, elle cherche de nouvelles écritures pour retranscrire le tracé des cheminements effectués dans ces espaces physiques ou mentaux, extirpés d’une réalité initiale, et réussit à nous emmener avec elle…
Il y a dans les « chemins » de ses œuvres un sentiment naissant où, plutôt que de se perdre, on se retrouve enfin et l’on prend conscience de notre place sur le sol, vers l’horizon, sous le ciel, sur Terre…
Souvenons-nous alors que le plus important reste, même ici, non pas l’aboutissement final mais le chemin parcouru pour y arriver.

Texte Léo Marin

 

Infos pratiques

« Les fictions prennent, avec le temps, un caractère de réalité qui les métamorphose.« 
Exposition personnelle

Du 17 Novembre au 08 Décembre 2017

Galerie de l’École Supérieure d’Art Pays Basque site de Bayonne
Galerie du 2ème étage
3, Avenue Jean Darrigrand
64100 Bayonne

www.bab-art.fr

 


Capucine Vever
Née en1986 à Paris.

Vit et travaille à Pantin et ailleurs.

www.capucinevever.com

 

 

Visuel de présentation : Vue de l’exposition : Capucine Vever – «Les fictions prennent, avec le temps, un caractère de réalité qui les métamorphose.», Œuvre : «Et il fut accusé par ses contemporains d’impiété et d’arrogance pour avoir franchi les limites permises aux mortels», 2016, installation vidéo.