Capucine Vever

Capucine Vever

ENTRETIEN / Propos de Capucine Vever recueillis par Pauline Lisowski à l’occasion de l’exposition Mirages Linéaires Galerie Eric Mouchet

Le travail de Capucine Vever s’élabore souvent lors de résidences, aussi bien dans des territoires urbains que dans des lieux éloignés. Cette première exposition personnelle à la galerie Eric Mouchet lui offre la possibilité de présenter des œuvres récentes pour un parcours visuel et sonore. Elle fait suite à deux expositions autour de la carte proposées par Léo Marin, la première à la galerie Éric Mouchet, Mapping At Last, en 2017et la seconde à l’espace Topographie de l’art, Mapping At Last – The Plausible Island, en 2019. Sa résidence dans le sémaphore du Créac’h à Ouessant, sur une invitation de l’association Finis Terrae l’a amené à développer de nouvelles pièces et à s’interroger sur l’horizon. Cette exposition réunit des œuvres réalisées en relation direct avec ce lieu durant sa résidence et d’autres qui font écho à ses recherches sur le paysage et sur les situations d’un territoire.

Pauline Lisowski : De quelle manière cette résidence t’a-t-elle permis d’aller au delà d’un point de vue ?

Capucine Vever : La résidence au Sémaphore du Créac’h offre justement un point de vue assez exceptionnel. Depuis la salle de veille, face à l’Atlantique, alors que les prochaines terres se trouvent à 3550km, la permanence de l’horizon est vertigineuse. La résidence ancre ce rapport là dans une quotidienneté particulière. C’était la première fois que je vivais de façon frontale, jour et nuit, face à l’espace océanique. L’horizon m’est apparu comme un territoire à explorer, comme un espace atopique, le commencement d’un ailleurs inaccessible. Et pourtant la limite qu’il esquisse n’est qu’imaginaire puisqu’en soi, il n’existe pas, ce n’est qu’une limitation de notre champ visuel. Plusieurs œuvres de l’exposition interrogent ainsi les confins de ce qui est visible et traduisent le processus de recherche d’un phénomène visuel. Il s’agit de projeter ce qui se dérobe au regard ou ce qui a été enfoui dans le temps. Comme le dit Céline Flécheux, l’horizon est «l’imaginaire et le réel contre quoi l’on vient buter», et cette résidence m’a permis de l’envisager comme un espace de projection mentale autant qu’un espace politique. 

PL : Mirages linéaires, ce titre convoque deux termes de géographie. D’où est-il venu ?

CV : Le mirage n’est pas une illusion mais un phénomène optique de déviation des faisceaux lumineux dû à des chocs thermiques entre plusieurs couches d’air. En tant que phénomène visuel le mirage est un peu comme l’horizon. En pleine mer, les mirages, qu’on appelle « mirages supérieurs », font apparaître dans le ciel un navire qui se trouve en réalité par delà l’horizon, hors de vue de l’observateur. Deux des œuvres de l’exposition s’intéressent justement à l’anthropisation de la haute mer, une activité incessante invisible depuis la terre. Le terme « linéaire » fait quant à lui directement écho aux lignes du paysage et aux rayons du phare de Ouessant mais également à la notion du temps très présente dans l’exposition. Au temps linéaire de la productivité permanente s’oppose le temps du rien, de la rêverie, de la contemplation.

PL : Tu développes une recherche sur la carte. Comment te sers-tu de cet outil de dessin et de restitution d’un territoire ?

CV : Dans la série « Lame de fond » j’ai cherché à introduire une temporalité dans la cartographie en faisant l’épreuve de la matière. Il a donc été question d’éprouver jusqu’à épuisement une carte par le procédé de la gravure sur cuivre en taille douce. La carte de départ représente l’activité du fret maritime mondial pendant une année, en l’occurrence l’année 2012. J’ai reproduit à la main avec un stylo rotring les milliers de traits en omettant les fonds de carte. Je me suis aperçu que les trajets empruntés quotidiennement par les cargos dessinent en creux une carte du monde où les continents apparaissent tels des fantômes. J’ai ensuite photogravé ce dessin sur une plaque de cuivre pour le faire évoluer en plusieurs étapes jusqu’à obtenir une image complètement abstraite.

PL : Ce geste ne rejoint-il pas l’idée de révéler ce qu’on ne voit pas, ne dit pas ?

CV : En détournant les données brutes, j’évoque une situation géopolitique. Beaucoup de mes projets sont en relation avec la dissimulation d’une présence sur un territoire. L’île de Ouessant est au pied de la seconde autoroute maritime du monde – un cargo toutes les 10 minutes en moyenne – et pourtant depuis la salle de veille du sémaphore on ne voit rien. C’est une situation très paradoxale mais les cargos sont devenus tellement énormes qu’on les a perdus de vue depuis les côtes. Pendant la résidence j’étais connectée sur les sites de localisation des navires en temps réel. Je me suis rendu compte de l’omniprésence du fret maritime et de son impact catastrophique sur l’environnement. Il me semblait important de détourner cette carte pour l’inscrire dans un processus de dégradation, comme un état des lieux du futur. Durant neuf étapes, progressivement, l’image se détériore physiquement et la carte se transforme. L’abstraction des dernières étapes modifie l’échelle, comme un zoom dans la matière. Les trous effectués par l’acide sur le cuivre amènent des respirations, des zones blanches que l’on pourrait assimiler à de nouveaux territoires dans un langage cartographique. Le phénomène chimique fait ainsi écho au réel.

PL : Cette œuvre incarne du temps.

CV : En effet dans l’installation la matrice continue sa lente transformation puisqu’elle est exposée dans un aquarium d’eau de mer. Les effets progressifs du sel sur la plaque de cuivre insufflent une temporalité à l’œuvre. Et c’est bien de temps plus que d’espace dont il est question dans cette cartographie. 

PL : Quel est ton rapport au son dans tes créations ?

CV : Cela dépend des œuvres. Pour celles qui ont une partie sonore, je collabore fréquemment avec Valentin Ferré. Nous travaillons ensemble à élaborer une grammaire sonore spécifique à chaque pièce. Par exemple dans le film La relève, le son crée un espace acousmatique, c’est-à-dire qu’il fait exister un espace hors-champ. La narratrice et l’environnement dans lequel elle évolue n’existent donc pour l’auditeur que par le son. L’auditeur peut donc, s’il le souhaite, imaginer beaucoup d’éléments qui ne lui sont pas donnés directement. L’œuvre crée un manque d’information qui laisse de la place à l’interprétation personnelle.
Dans l’œuvre C’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin […] qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence, la pièce sonore a un statut différent. Elle vient révéler, faire vivre la ligne de cailloux, à l’image de la pratique des songlines, une coutume aborigène dont je me suis inspirée. La pièce sonore a été créée en frottant un silex sur les lignes blanches de quartz qui traversent les pierres. Au dessus de la ligne de cailloux, j’ai dessiné la partition de la pièce sonore en établissant un code proche de formes topographiques. A partir de l’enregistrement, Valentin a ainsi composé un son qui évoque un paysage et ramène au temps géologique. 

PL : Cette œuvre fait suite à d’autres pièces sonores. En quoi le son te permet-il de donner à imaginer un autre paysage ?

CV : En effet, les marches sonores sont créées pour être écoutées dans l’espace public. Je propose une fiction qui fait apparaître un personnage, une présence aux côtés de l’auditeur durant la marche. Il s’agit d’une expérience à la fois physique et mentale.

PL : Tes photographies ne proposent-elles pas une autre manière de redécouvrir les limites de ce territoire ?

CV : « Un jour, en ma présence, un mage retira l’horizon tout autour de moi » est une série de photographies de nuit prises uniquement grâce à la lumière du phare du Créac’h. J’ai voulu jouer sur le décalage temporel, à partir d’un paysage où l’horizon disparaît complètement. Cette série a été prise lorsque mon regard était très limité, Ouessant ne connaît pas la pollution lumineuse, l’enfoncement dans la nuit y est total. Pour prendre ces photos, j’ai poussé à l’extrême la sensibilité du capteur de l’appareil photographique (jusqu’à 40 000 ISO) avec un temps de pose très court pour la nuit (1 seconde maximum). C’était le seul moyen de capturer les faisceaux du phare dans leur rotation continue. L’hypersensibilité du capteur génère du bruit et un grain qui créent un paysage onirique aux allures vaporeuses, très proche d’un rendu pictural. 

PL : Cette série de photographies propose aussi une nouvelle fiction. 

CV : L’œil humain n’a pas la capacité de voir le paysage de cette manière, ces images sont créées par la technique. Par exemple, j’ai pris une photo à 4h du matin, en pleine nuit noire et sur la photo, le capteur a fait apparaître le levé du soleil qui n’a eu lieu que deux heures plus tard. Plusieurs temporalités se superposent et en ce sens, oui, ce sont des fictions. Lorsque l’œil humain capte le levé du jour, les faisceaux du phare ne sont plus perceptibles. 

PL : Tes œuvres condensent histoires locales, globales et nouveaux récits. Quelle expérience cherches-tu à provoquer chez le spectateur ?

CV : L’expérience du spectateur ne m’appartient pas. Je m’inspire de lieux, de narrations et je crée des œuvres plus ou moins immersives qui mêlent différentes temporalités, qui tissent fiction et réalité et qui, en ce sens, se rêvent comme de nouveaux récits. J’aime à penser que le spectateur s’y perd et imagine à son tour une nouvelle histoire. 

PL : Le film La relève condense les sujets de l’exposition, la perte de repères face à l’océan, un contexte géographique et économique. Le son qui l’accompagne renvoie aux limites de ce territoire. Tu y mêles texte, image et bande sonore pour créer une boucle et en même temps nous inciter à saisir une situation qu’on ne voit pas et qui pourtant marque l’océan. Quelle sensation as-tu voulu proposer au spectateur ? 

CV : Le film s’attache à jouer sur un contraste fort entre des images qui reprennent quelque part les représentations collectives de l’espace océanique, à savoir un lieu paradisiaque, naturel, calme ou sauvage mais régit par les lois de la nature, et une voix qui révèle l’intense et violente activité humaine qui se déroule en pleine mer et qu’on ne peut pas voir. Avoir l’opportunité de pouvoir filmer depuis un sémaphore, ancien bâtiment militaire qui offre une vue dominante sur l’océan m’a donné envie de produire des images qui projettent en pleine mer quand bien même je filme depuis le bord des côtes. Le texte fait appel à la mémoire collective des cargos et des porte-conteneurs que nous avons déjà tous vus. Il ne me semblait pas utile d’aller les filmer.

PL : Les paroles livrées ont un caractère à la fois poétique, descriptive, tels des indices de ce qui se passent dans cette étendue océanique. Son et images interagissent ensemble pour jouer le trouble entre visible et invisible. N’as-tu pas cherché à brouiller les pistes tout en nous laissant guider par moment ?

CV : Plus que brouiller les pistes je dirai laisser des zones de respiration et d’interprétation personnelles, des floues aussi parfois, certains mots peuvent avoir plusieurs sens. Les paroles livrées sont toutes issues de faits réels, rien n’est exagéré. Je n’ai fait que jouer d’une poésie de l’absurde et de la répétition, qui est exactement le fonctionnement systémique du fret maritime. Par des mouvements saccadés, les images traduisent un regard humain et la musique de Valentin Ferré a un rôle assez important car elle invite à l’évasion, à la méditation. Elle contraste aussi avec les paroles tout autant qu’elle accompagne le ton de la voix qui est calme.

PL : Le parcours de l’exposition est composé de deux étapes et de deux moments d’écoute. Quelle prise au temps as-tu voulu créer par cet accrochage ?

CV : Le temps est effectivement ce qui a guidé pour moi l’accrochage des œuvres. La première partie de l’exposition rassemble deux œuvres qui évoquent des temporalités impalpables, abstraites, que ce soit pour le temps géologique ou celui de l’urgence écologique. Dans la série de gravures, la carte passe de l’échelle du monde à celle de la matière, comme un zoom dans une coupe de roche, ce qui fait écho à la ligne de pierres. Et pour ces deux œuvres il est question de carte, la ligne de cailloux est une cartographie sonore de la matière. Pour la seconde partie de l’exposition, je vois la série de photographies de nuit comme une plongée dans des paysages vaporeux avant d’aborder le film qui est plus incisif quelque part, car plus factuel.

Visuel de présentation : Vue de l’exposition personnelle Mirages Linéaires de Capucine Vever à la galerie Éric Mouchet
Avec le soutien à l’exposition du CNAP, Centre National des Arts Plastiques. Photo Rebecca Fanuele

Capucine Vever
Née en 1986
Vit et travaille à Pantin et ailleurs

www.capucinevever.com

Représentée par la galerie Eric Mouchet, Paris

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