Carnet de l’exposition « Matières à penser »

Carnet de l’exposition « Matières à penser »

Par Romain Arazm

Le parcours de l’exposition « Matières à penser » au Centre Tignous d’art contemporain de Montreuil constitue la partie émergée d’une année d’échanges et de réflexion collective autour de la matière, de la forme et de la pensée. Très loin d’en reconstituer l’intégralité, ce texte articule certaines idées que cette expérience curatoriale a permis de faire émerger. 

C’était l’un des premiers matins du monde. Le sixième pour être exact. La lumière du soleil caressait la végétation luxuriante du Jardin quand soudain le Sculpteur entra en scène. Une idée lui passa par l’esprit. Il ramassa donc un peu de terre pour modeler sa première œuvre. Une fois achevée, il ne lui reste plus qu’à la nommer : Âdâm

Ainsi, pour la première fois et pour toujours, une forme sortit de l’informe grâce à la puissance imaginante d’un esprit. Pour la première fois et pour toujours, la matière silencieuse devint un être par l’entremise du souffle d’un Créateur. D’une simple impulsion d’un index comme le propose Michelangelo (1475-1564) sur l’une des voûtes de la Chapelle Sixtine ou en plongeant ses mains musculeuses dans la glaise humide : qu’importe. Dans les premiers versets du Livre de la Genèse1 l’explication de l’apparition de l’Homme sur terre est limpide : Dieu est sculpteur, l’Homme, sa sculpture. La fortune exégétique, littéraire et iconographique de cette analogie est immense. L’arpenter serait une gageure. Contentons-nous de cheminer brièvement sur les berges de l’étymologie. 

Selon le contexte, le mot « Âdâm » recouvre plusieurs sens. Il signifie en hébreu « Homme » c’est-à-dire « l’humanité » en général, « l’être humain », sans distinction sexuée. Mais à partir du moment où le récit le place en présence d’Eve, le Texte l’individualise. Âdâm devient un nom propre, celui du premier homme. 

Avant la création de l’homme, la terre se dit « « ha-adama». Cet élément est associé à l’homme, de sa naissance jusqu’à sa tombe. Cette proximité étymologique se retrouve, entre autre, dans le latin « homo » issu d’« humus ». 

La création d’un homme-sculpture façonné à partir de l’argile, de la terre ou du limon d’un fleuve est récurrente dans plusieurs cosmogonies. Citons à titre d’exemple le mythe rapporté par le texte néo-sumérien Enki et Ninmah, daté du milieu du IIe millénaire et dont le Musée du Louvre possède un fragment2

Nammu est la déesse primordiale de la mythologie Sumérienne. Source de l’ensemble de la généalogie divine, du Ciel (An) et de la Terre (Ki), elle demande à son fils le dieu Enki, lui- même crée de l’argile primordiale, de trouver une solution pour alléger la charge de travail des autres dieux. Celui trouve et dit à sa mère : « Quand tu auras pétri le cœur de l’argile provenant des rives de l’Apsû, on donnera forme à ce fœtus…Quand tu auras déterminé́ sa nature…tu arrêteras son destin »

Si dans ce récit mythologique la création des premiers hommes peut être considérée comme collective, c’est bien la déesse Nammu qui les modela, déjà̀ ici, à partir de l’argile. Par la suite, Ninmah, une autre déesse, leur insufflera la vie. 

C’est avec le limon du Nil que Khnoum, le dieu-potier de l’Égypte, façonne – sur son tour – l’enveloppe des hommes. Particulièrement célébré sur l’ile de Philae où un temple lui était dédié, ce dieu est traditionnellement représenté avec une tête de bélier. 

De l’autre côté de la Méditerranée, sur les rivages de la Phocide, le titan Prométhée était connu pour avoir modelé les premiers hommes avec de l’argile3. Là encore, dans un deuxième temps, c’est Athéna qui introduit le souffle dans ces statues argileuses. 

Hommage vibrant à ce flamboyant héros qui, en apportant le feu divin aux hommes, leur fit crédit de l’héritage, parfois pesant, de la civilisation, la silhouette de Prométhée réalisée en bois par Paula Gellis éclaire le visiteur au seuil de l’exposition montreuilloise. 

Ainsi, du Jardin d’Eden à Ur en passant par l’Égypte pharaonique et la Grèce, l’homme est une sculpture en argile modelée par des mains divines. Cette analogie ne se cantonne pas aux cosmogonies plusieurs fois millénaires. 

Évoquée dans le Talmud, la figure du Golem, de l’hébreu « informe, inachevé », est popularisée par le folklore yiddish. Façonnée avec de la glaise, la sculpture du golem s’anime, rapporte la légende, lorsque le Maharal de Prague inscrit l’un des noms de Dieu sur son front, puis grâce à un parchemin déposé dans sa bouche. 

Après avoir donné forme humaine à une matière meuble et informe, le créateur, en particulier dans le contexte historique de l’Europe de l’Est du XIVe siècle, désire qu’elle prenne vie pour qu’elle le protège de ses ennemis. 

Ce fantasme du sculpteur s’illustre également à merveille dans le mythe de Pygmalion et Galatée. Ovide raconte dans les Métamorphoses que dans son atelier le sculpteur Pygmalion, originaire de Chypre, tombe éperdument amoureux de la sculpture en ivoire qu’il vient d’achever. Afin de s’unir à elle, il demande à la déesse Aphrodite de lui donner vie. Là encore, cette histoire a inspiré la littérature, dont Rousseau4 et Balzac5, la musique, Jean-Philippe Rameau6, mais également, et assez logiquement, les sculpteurs comme, au XVIIIe siècle, Maurice Falconet7

Le cadre littéraire et mythologique est fixé pour appréhender le sculpteur comme un demiurge. Les contemporains de Michel-Ange sont formels, le sculpteur ne représente pas seulement les corps, il les anime en leur insufflant la vie. Lorsque le peintre et biographe Giorgio Vasari (1511-1574) évoque la solide musculature du David fièrement exhibé au cœur de la capitale toscane, il écrit : « on peut dire que Michel-Ange ressuscita un mort8 ». 

Ce bref tour d’horizon que l’exercice nous impose d’interrompre manifeste qu’universellement, la faculté de sculpter, c’est-à-dire d’extraire de la matière une forme pouvant devenir le porte étendard d’une idée, est très intimement liée à celle de donner vie. Le regard de l’artiste, au même titre que le souffle primordial, transforme l’inerte en vivant. Successivement cocher et attelage, ses mains et son esprit coopèrent pour agir, pour faire, pour représenter ; en un mot : pour exprimer. Exprimer en s’exprimant, ou peut-être est-ce l’inverse ? 

Emblème de l’ensemble du discours que « Matière à penser » souhaite véhiculer, la rotondité du Ventre en papier mâché de Martine Salavize proclame silencieusement la plurivocité de la Création. 

Les sculptures et les photographies présentées dans le parcours de l’exposition constituent toutes l’épicentre des univers des cinq artistes présentées (An’do, Paula Gellis, Monica Mariniello, Martine Salavize, Fernanda Tafner). 

La puissance de leur présence esthétique alliée à la profondeur interprétative dont elles semblent pouvoir être la source risquerait de perdre le visiteur. Mais est-ce si grave ? Quels risques courrait-on à se perdre dans le parcours d’une exposition ? Aucun, si ce n’est de tomber nez-à-nez sur une œuvre qui se traduirait en choc esthétique. De ce point de vue, l’égarement serait alors le plus sûr des chemins pour trouver ce que l’on ne cherchait pas. 

Un chemin balisé avec zèle évaporerait les nappes de mystère qui flottent aux dessus des œuvres. Au fil de l’exposition et du présent texte, il s’agira donc de jeter, comme dans la fable, des petits cailloux sur le chemin. De fait balisé, l’itinéraire reste suggèré. 

Origine commune des trajectoires plastiques et esthétiques des cinq artistes, la matière – dans tout la diversité de sa nature – devra constituer le point de départ de notre réflexion. Le combat – du moins la relation – que le sculpteur entretient avec ses matériaux, par le biais des techniques et des savoir- faire qu’il a progressivement acquis, permet d’approcher l’Art d’un point de vue trop souvent minoré, celui de la technè et de la praxis

La combinaison matière-forme-idée qui se loge sous l’optique de notre microscope s’articule de différentes manières. Chacun de ces trois termes peut entrainer les deux autres. Soit, comme Monica Mariniello, l’artiste possède l’idée a priori ; il cherchera alors la matière qui lui permettra qu’arriver à la forme souhaitée. Soit, à l’instar de Paula Gellis, il voit une matière qui lui fait penser à une forme et par extension une idée. 

Les questions soulevées par la mise en branle de ses concepts imposent un recours à la l’histoire de la philosophie puisque, entre l’induction et la déduction, ce cheminement dialectique emprunté dessine les contours de la distinction que fit Jean-Paul Sartre entre l’essence et l’existence. Dans une autre mesure, cette articulation tripartite matière-forme-idée épouse la tripartition canonique concept, image et chose proposée dans le Livre X de la République de Platon. 

Paulas Gellis, Prométhée
Paulas Gellis, Prométhée

La matière comme choc décisif 

Bien avant qu’elle ne tombe sous le joug de l’intellect, la matière jaillit du monde pour sauter aux yeux de l’artiste comme une évidence. Cette rencontre primordiale est souvent déterminante. La matière converse avec le cœur, dialogue avec l’âme pour créer un choc décisif avec le corps. Qu’elle demeure dans l’état informe dans lequel la nature l’a placée ou qu’elle soit ordonnée par la main d’un artiste ou d’un artisan, nombreuses sont les matières à être à l’origine de trajectoire artistique. Les exemples sont légion. Autorisons-nous une digression par le medium de la peinture. Doit-on faire des sculptures pour être considéré́ comme un sculpteur ? Rien n’est moins sûr…

S’il ne s’est que très exceptionnellement essayé à la sculpture, comme le relève Guitemie Maldonado dans son article9 du catalogue de l’exposition qui lui été consacré au Centre Pompidou en 2009-2010, Pierre Soulages (né en 1919) aborde la peinture comme une matière qu’il peut sculpter, du moins modeler10

Chantre de l’abstraction française de l’immédiate Après-guerre, Pierre Soulages est plusieurs fois revenu sur sa vocation. L’artiste raconte qu’avant les Anciens qu’il a vus au Louvre et les modernes qu’il découvre dans les galeries à Paris à la fin des années 1930, ses premiers chocs ont trait à la matière brute. Il y eut celui produit par une tache de goudron sur le mur de l’hôpital de Rodez11, puis, dans les salles du Musée Fenaille – toujours à Rodez – la pure présence des Statues-menhirs vieilles de quelques 18 000 ans. « Elles n’expriment pas, elles sont12 »  dira l’artiste au sujet de cette découverte qu’il fit à l’âge de 10 ans. C’est ce contact primordial avec la matière qui déterminera, tout au long de sa vie, son esthétique matiériste puis monopigmentaire à partir de 1979. 

Les véritables naissances ne coïncident pas toujours avec la venue au monde. Ainsi Paula Gellis semble être née le jour où ses yeux se posèrent sur la diorite orbiculaire et où ses pieds foulent les calanques de Piana. 

C’est une gageure pour l’esprit de l’imaginer mais avant que ces roches magmatiques ne se solidifient pour créer cet invraisemblable escarpement, la matière était liquide et prenait l’apparence d’un feu. Inscrite en 1983 sur la liste du patrimoine mondial, ces calanques, entre ciel et mer, habitent l’imaginaire de tout un peuple. Paula Gellis situe ici, sur la côte occidentale de la Corse qui l’a vu naitre à peine quelques années plus tôt, son premier choc esthétique. Elle voit ces agencements titanesques de ces roches « étranges, torturées, courbées, rongées par le temps, sanglants sous les derniers feux du crépuscule13 » comme le note Guy de Maupassant traversant la région. 

La mémoire de l’artiste retient cette matière brute pour lui offrir, des décennies plus tard, un répertoire formel inépuisable. L’autre rencontre avec la matière se produisit sur les bancs de l’école avec la diorite orbiculaire. L’enfant est fascinée par cette pierre noire à la surface couverte d’orbicules sphéroïdales, ellipsoïdales ou pyriformes. 

Le doigt de la jeune Paula Gellis suit le tracé granuleux de ces motifs naturels dont les dimensions peuvent varier entre 1 et 40 cm. La géologie hésite entre une origine magmatique (les orbicules ont été formés à partir de gouttes de magma qui se cristallise) et métamorphique (transformation progressive pendant la granitisation). Laissons-cela à la science… 

Ce matériau caractéristique de la Corse a été découvert en 1785, près du golf de Valinco, par des élèves des Ponts et Chaussées. La description de ce premier bloc, « isolé, enseveli dans la terre et son environnement archéologique suggère l’hypothèse qu’il s’agirait de menhirs14 » 

Deux décennies plus tard, un certain monsieur Matthieu découvre le gisement et présume que « dans des temps très reculés, ce même bloc a été (…) transporté par les soins d’un architecte, au lieu où il doit être livré au ciseau15 ». A la fin des années 1960, des archéologues, à la faveur d’une nouvelle découverte dans la plaine de Risè, mettent au jour un site archéologique. Une correspondance s’établit entre le gisement et des pratiques religieuses néolithiques. Découverte depuis sur les cinq continents, cette pierre, par-delà̀ sa pure présence, renvoie à des temps immémoriaux et à un horizon surnaturel voire magique. 

Paula Gellis fait de son rapport charnel à sa terre natale et à la richesse géologique qui y affleure la source de son engagement dans l’art. Cette influence d’un matériau associé à une terre natale est également manifeste dans le travail de Monica Mariniellopour qui « le temps de l’enfance constitue le capital imaginaire vers lequel on revient sans cesse16 ». La sienne d’enfance – la mélodie de son accent en témoigne – se déroule en Toscane, non loin de Florence. La région est idoine pour les artistes depuis l’érection d’un dôme majestueux dessiné par un certain Filippo Brunelleschi (1377-1446), considérée par beaucoup comme la fastueuse inauguration de la Renaissance italienne. 

Depuis son passage à l’Académie des Beaux-Arts de Florence où elle se spécialise dans le travail du métal, Monica Mariniello s’est brillamment confrontée à de nombreux matériaux. Mais depuis une dizaine d’années, une matière a envahi les sellettes de son atelier : la terre glaise. 

Si la Toscane est perçue par le premier des historiens de l’art Giorgio Vasari (1511-1574) comme le cœur de la Renaissance italienne, la région est également celle où la dodécapole étrusque, ce vaste réseau de cités-états, prospéra entre le VIIIe et VIe siècles avant notre ère17

La plupart de ces sites, conquis autour du IIIe siècle av. J.C. par les Romains, restèrent habités jusqu’au Moyen-Âge. Exhumées par des fouilles archéologiques à partir des années 1950, les ruines de Roselle se déploient aujourd’hui au milieu des collines boisées. La muraille qui enserrait jadis le sommet de la colline sur laquelle était construite la cité était constituée de grands blocs de travertin. A certains endroits cette roche sédimentaire calcaire résiste toujours à la prédation des siècles. La végétation y a depuis élu domicile. Avec émotion, la sculptrice se souvient d’y avoir passé de nombreuses après-midis en famille. « Ces pierres, explique-t-elle, je les ai absorbées complètement avec ma sensibilité d’enfant ». 

Si ces pierres ont perdu toutes les fonctions que leur assignaient les étrusques qui les ont érigées, le matériau a, lui, traversé les siècles. En tant que ruines, ces pierres manifestent la présence d’une absence et prolongent un passé millénaire. Délesté de sa fonction – ici défensive – le matériau devient libre. Il ne sert plus. Il évoque, convoque et s’impose comme une pure présence. 

Outre ces massives constructions en pierres, les Étrusques se sont également distingués par l’artisanat de la terre-cuite qui fut au cœur de leur économie. Connus principalement grâce aux vestiges des chambres funéraires, les objets sont réalisés avec une terre argileuse souvent grossière et dont la couleur varie du rouge au brun. La matière est ensuite incisée pour faire apparaitre des motifs géométriques. Pour Monica Mariniello, la rencontre avec ces terres cuites se fait dans les collections étrusques du Musée archéologique de Florence. 

Ces pierres et ces terres cuites, véhicules de la mémoire d’une Civilisation qui se déploie sur près de 1000 ans, ont orienté la trajectoire plastique de l’artiste en peuplant son imaginaire. 

De la géologie corse à l’archéologie toscane, les matériaux et les références qu’ils peuvent charrier ont agi sur l’itinéraire de Monica Mariniello et de Paula Gellis. 

Inaugurée par ces chocs décisifs que certains récits hissent au rang de véritable naissance, la relation qui lie l’artiste et la matière s’actualise dans une longue cohabitation au sein de l’atelier. 

 Entre l’agir et l’être-agit 

« L’artiste ne doit compter pour éclairer et
guider ses expériences solitaires, que sur le corps à corps
avec les matériaux qui sont les siens
sur leur manipulation quotidienne.
»
Antoni Tàpies

La phrase que l’on doit au peintre Antoni Tàpies (1923-2012) est fort juste. La création n’est autre qu’une co-création. Une création à deux. Plus ou moins guidée par l’esprit, la main de l’artiste collabore avec le matériau. Parfois timidement. Parfois avec l’autorité de celui qui sait ou du moins celui qui croit savoir. La matière est à la fois ce sur quoi l’esprit s’exerce et ce grâce à quoi il peut s’exprimer. 

La surface de la sculpture correspond à la somme des innombrables gestes du sculpteur, ou celle du tableau, du peintre. Ici, la trace du passage répété d’un pouce dans l’argile humide, là l’impact net d’un pauvre burin sur lequel s’acharne un marteau colérique. Mais bien avant de devenir le vestige d’un geste, la matière a déjà vécu puisque l’artiste façonne des matériaux qui, eux, se jouent du torrent des siècles. 

 « Ce qui compte, explique Paula Gellis, c’est de respecter la mémoire de la pierre18 ». Dans son atelier, elle transforme la matière sans la faire disparaître. Son œil repère les formes naturelles du matériau et la main les prolonge pour les accompagner jusqu’à la ressemblance, jusqu’à la signifiance. La création est alors un accompagnement du matériau pour qu’il puisse devenir ce qu’il était. 

Dans la forêt de définitions que le qualificatif « artiste » convoque, il y en a une que l’on peut ici retenir. L’artiste est ce funambule qui évolue, parfois dangereusement, sur le fil d’un milieu juste entre l’agir et l’être-agit. Comme le signale Alain (1868-1951), le créateur ne doit pas « s’irriter de la résistance des choses, mais y trouver un point de départ effectif19 ». « Avec la résistance, poursuit l’auteur du Propos sur le bonheur, le vouloir se fortifie20 ». 

La main de l’artiste ne fait jamais que dégager, en dépit des apparences, une donnée préexistante. Mais si elle travaille à partir de la matière, cette main travaille aussi avec son double : le vide. Le vide ou du moins l’idée que notre héritage culturel nous en a donnée. Ainsi comme la lumière est fille de l’ombre, le vide enfante la matière. 

Fortement inspirée par les sculptures d’Henri Moore (1898-1986) dont les volumineux catalogues peuplent les étagères de la bibliothèque de son atelier, Martine Salavize modèle plus qu’elle ne sculpte. Pour elle, rien n’est plus dissemblable. Si le modelage conduit à chasser le vide vers l’extérieur en ajoutant de la matière, sculpter c’est créer avec le vide, car plus on agit dessus moins il y a de matière21 ». En ôtant ce qu’il considère comme du superflu, l’artiste augmente l’espace de vide. 

Avant de devenir ces silhouettes diaphanes traversées par la lumière, les Irremplaçables d’Ando Tissier sont initialement des bustes en argile. Apposé sur un film plastique, le papier – habituellement utilisé pour la restauration des manuscrits anciens – épouse le matériau. 

Ayant pris la forme d’un visage ou d’un corps, cette fine peau semblable à de l’albâtre est délicatement retirée. Une fois réassemblés, les morceaux de papier constituent une sorte de coquille vide. La tendance spectrale des sculptures d’Ando Tissier proclame, en la dénonçant, l’invisibilité ontologique de modèles souvent cantonnés aux marges de la société, toujours en situation de vulnérabilité. Cette matière du care matérialise le vide et parle en lieu et place d’un assourdissant mutisme. 

An Do Tissier, Les irremplaçables
Ando Tissier, Les irremplaçables

Quand la forme se joue de la matière 

Il est souvent plus aisé de reconnaitre une forme qu’une matière. Cette dernière requiert parfois l’aide de la main qui, en caressant la texture de la surface, récolte les informations nécessaires. Mais devant certaines formes, conforté par l’habitude trompeuse qu’il a du réel, il arrive que l’œil statue un peu trop rapidement sur la nature d’un matériau. 

En plus d’être un épisode fondateur de la capacité mimétique de la peinture, l’histoire des raisins représentés par le peintre Zeuxis (464 – 398 av. J.-C.) illustre la volonté de certains artistes de se jouer des réflexes perceptifs de ceux qui admirent leur œuvre. Au livre XXV de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien relate que le peintre grec avait poussé la ressemblance de grains de raisins à un point tel qu’il parvint à tromper les oiseaux qui s’étaient rués sur ce qu’il leur apparaissait comme étant de la nourriture. Des natures mortes hollandaises jusqu’aux premières toiles cubistes, les cimaises de nos musées regorgent de trompes l’œil de ce genre. 

Dans le jardin de Martine Salavize deux branches identiques se déploient sur l’étendue verte d’une herbe encore humide. Une est l’originale brillamment crée par la nature, en bois donc, l’autre est un moulage réalisé́ avec du béton. L’œil perplexe est suppléé par la main. La froideur et la dureté́ de la seconde branche renseigne sur le matériau qui le constitue. Cette indétermination amuse la sculptrice qui, ici avec des livres, là avec sa série des Bisous, multiplie les exemples. 

Le matériau qui s’offre au regard dans la série de photographies Tactile est vivant. Réalisés par Fernanda Tafner en 2016, ces clichés capturent le mouvement du corps du danseur brésilien Volmir Cordeiro. A rebours de la sculpture classique qui part de l’immobilité d’un marbre inerte pour donner l’illusion du corps en mouvement – citons à cet égard l’un des exemples qui nous parait le plus abouti : L’Enlèvement de Proserpine du Bernin (1598-1680) – Fernanda Tafner agit a posteriori sur le corps photographié pour semer le doute dans l’œil du spectateur. Ici, la blancheur de la matière capturée par l’optique de l’appareil photo évoque la blancheur du marbre ou celle d’un corps sans vie. 

Génétique des formes 

Sans être réduit au corps humain, le corpus des œuvres – en sculpture et en photographie – gravite autour de l’anatomie dont le degré de figuration dépend des intentions et de l’esthétique de chaque artiste. Inaugurant le parcours, le Ventre de Martine Salavize, réalisé en papier mâché doit être perçu comme la métaphore du travail du sculpteur qui donne naissance à une forme par une adjonction successive de matière. Comme l’Éternel, Pygmalion ou le Maharal de Prague, les artistes donnent symboliquement la vie en façonnant leurs œuvres. 

En tant qu’il centralise à lui seul quatre des cinq sens, le visage polarise depuis l’Antiquité́ l’attention de ceux qui souhaitaient représenter l’homme. Conséquence de son esthétique du fragment et de la poésie de l’inachèvement qui en émane, les traits du visage du héros homérique représenté par Paula Gellis semblent se confondre avec la forme de la pierre qui le constitue. L’ossature d’un front, l’entaille de la bouche, la vague bosse pour le nez…il faut quelques instants au spectateur pour découvrir la face d’Ulysse sur le morceau de roche. Quel est le sujet ? Surement le visage mais peut-être est-ce la matière. Plus que jamais, le doute est permis. 

S’ils sont plus réalistes, les visages modelés par Monica Mariniello n’en conservent pas moins le vestige, non pas du matériau originel comme chez Paula Gellis, mais du passage répété des mains de l’artiste. Cette série, intitulée Theatrum Mundi en hommage au dramaturge Pedro Calderón de la Barca (1600-1681), traduisent la passion de leur auteure pour la tête des gens

« C’est tout à faire inouï, explique l’artiste, de considérer le nombre d’expressions différentes que l’on peut obtenir avec des éléments aussi simples qu’un nez, des yeux et une bouche ». 

A l’opposé du masque dissimulant la réalité d’un individu, loin des expressions stéréotypées de ceux enfermés dans un rapport à l’autre dicté par des conduites sociales, le visage pour Monica Mariniello permet de lever le voile.   

Marquée par ses lectures d’Emmanuel Levinas (1906-1995), An’do Tissier fait, elle aussi, grand cas du visage dans sa série des Irremplaçables. Pour le philosophe d’origine russe, cette partie du corps est le lieu de l’altérité́. « Par le visage, écrit-il, l’Autre entre par effraction dans mon être et dépose une trace de l’éthique ». 

En transformant de simples photographies publiées dans la presse par Amnesty international, l’artiste rend visible des êtres que les vicissitudes de l’Histoire ont rendu invisibles, donc vulnérables. La reconnaissance de leur humanité semble devoir passer par la prise de conscience que leur visage est rigoureusement unique et totalement irremplaçables.  

Cette brèche dans l’être que permet le visage est également perceptible dans le dispositif de la série des Bisous de Martine Salavize. Ces sphères rendent manifeste cette notion « ouverture » vers le réel, vers ce qui est autre que soi.

1 Genèse, 2.6.
2 Enki et Ninmah, mythe sumérien de la création de l’homme, Mésopotamie du Sud, début du IIe millénaire av. J.-C. Argile, 14 x 10,8 cm ; épaisseur : 3,7 cm, Musée du Louvre, Antiquités orientales, AO 7036.
3  Lucien de Samosate, p.1023
4  Pygmalion, pièce en un acte, rédigée en 1762.
5 Sarrasine, publiée dans la Revue de Paris en 1830.
6 Pygmalion, acte de ballet, 1748.
7 Pygmalion & Galatée, 1763.
8 Giorgio Vasari, Vies, p.359. 
9 Guitemie Maldonado, Faire et défaire : les brous de noix ou la peinture au tournant
10 Dora Vallier, « Aux antipodes de l’angoisse : Soulages ou l’enracinement dans la peinture », XX siècle, n°3, mai 1964, p.24.
11 Isabelle Ewig, L’Outrenoir ou le fonctionnement de la peinture.
12 Les statues-menhirs, des œuvres d’art. Pour une lecture esthétique des statues-menhirs, des énigmes de pierre venues du fond des âges, Rodez, Edition du Rouergue, 2002, p.20.
13 Guy de Maupassant, Le monastère de Corbara. Texte publié dans Le Gaulois du 5 octobre 1880.
14 Mathieu M., Sur la découverte de plusieurs blocs de granit orbiculaire trouvés en Corse, Ann. Museum Hist. Nat. Paris, XIV, 1809, pp.82-84.
15 Idem, p.83.
16 Entretien MAZART production. 
17 Nancy Thomson de Grummond, An encyclopedia of the history of classical archaeology, Volume 2, p. 993, 1996.
18 MAZART production.  
19 Cité par Cyril Morana, Eric Oudin in L’art : De Platon à Deleuze, p.155. 
20 Idem
21 MAZART production. 
22 MAZART production

Romain Arazm

Exposition matières à penser
Exposition Matières à penser