David de Tscharner, l’exforme et l’espace repoussé

David de Tscharner, l’exforme et l’espace repoussé

© John Lippens, Portrait magnétique de DdT, 2018

Vous auriez tort de ne pas demander votre reste : un doggy bag sculptural pour la route de Madison, celle où l’on en laisse forcément un sur le carreau. Car quoi que l’on fasse,  la chose produite verra son sillage parsemé de rognures, d’éclats, ou de mini-doubles avortés. C’est sur cette certitude que David de Tscharner construit son travail et plutôt que de cacher les déchets, il les assume en en faisant le cœur de ses pièces. 
Précisons d’emblée que le terme de déchet renvoie ici non seulement à ce que toute bonne conscience occidentale associera à la mise en danger de notre planète, mais surtout à l’usage qu’en propose Nicolas Bourriaud dans L’exforme1, ouvrage éclairant les mécanismes d’exclusion en lien avec l’Idéal, et dont le rebut constitue le rejeton naturel. Toute la question sera de savoir ce que l’on décide de faire avec ce bâtard : l’expédier dans les îles ou l’exposer publiquement. Bourriaud montre comment les appareils de pouvoir s’empressent d’apposer un voile que l’on n’ose qualifier de pudique sur ce qui s’apparente à des procédures d’exclusion ; le pouvoir évacue ce qui le menace en le transformant en déchet, homme ou chose à refouler sans ménagement. L’art réaliste serait alors un art capable de dévoiler et de réfuter les normes et les conventions établies au nom d’un Idéal en dévoilant ces opérations de triage, grâce à une plongée lucide dans le territoire de l’exforme, terme désignant « la forme en tant que prise dans une procédure d’exclusion ou d’inclusion, c’est-à-dire tout signe en transit entre le centre et la périphérie, flottant entre la dissidence et le pouvoir. »2. Bourriaud pose ce geste d’expulsion (et le déchet qui en découle) comme « un véritable lien organique entre l’esthétique et la politique »3, relevant que la matière privilégiée de l’art dit moderne pourrait bien être constituée de motifs essentiellement dévalués socialement.

Ce lien fort, quasi intrinsèque, entre idéal et déchet étant rappelé, nous pouvons maintenant nous pencher sur le travail de David de Tscharner (ci-après DdT).

One Sculpture a Day Keeps the Doctor Away, 2011 – 2012, mixed media
One Sculpture a Day Keeps the Doctor Away, 2011 – 2012, mixed media

Forgé par l’exercice de One Sculpture a Day, où pendant un an l’artiste s’est employé à faire feu quotidien de tout bois,  il s’est d’abord agi d’abandonner les utopies de la forme idéale et de  l’idéal de la forme en soi. Un sain exercice de discipline matérialiste. Marqué par l’action et l’engagement personnel.

Puis, fuyant le bien fini et la sculpture d’autorité, l’artiste développe une œuvre à l’opposé de celle que la prudence pourrait requérir face à la matière : c’est ce dont il ne peut véritablement prévoir ni la forme ni l’effet qui le met sur le chemin de la guerre, perdue d’avance au vu de la puissance de frappe du réel, mais qu’importe, c’est cela qui est gai.
Sans cesse toujours remis sur le métier, le renoncement à l’idéal rend le terrain propice aux joies de l’ouverture et de l’échange. Et pour que les choses soient bien claires, DdT couronne le tout en se concentrant sur les déchets de son activité d’atelier : ce sont les chutes qui l’élèvent. Par exemple, en traçant des sillons dans des plaques de plexiglas, dont l’envers va donner des formes vibrionnaires au fort potentiel invasif (La Nature des Choses) : destinées à occuper l’espace selon le bon vouloir de celui qui les manipule, elles s’accrochent les unes aux autres, se suspendent parmi, se posent au sol, avant de renaître dans une autre pièce (dans les deux sens du mot), incarnant un cycle de recombinaisons et de hasard qui signe simplement la vie. Pas étonnant puisqu’à la base, les formes gravées à la défonceuse s’inspirent de planches botaniques où prolifèrent phasmes, planctons et autres boutures…

La Nature des Choses, 2016, mixed media on Plexiglass, Maison Grégoire, Bruxelles
La Nature des Choses, 2016, mixed media on Plexiglass, Maison Grégoire, Bruxelles

ça surgit, ça s’impose, ça arrive. 

Le déchet évoque aussi la question centrale de la symbolisation, dont le reste est un élément clé : la symbolisation implique toujours un non symbolisé, quelque chose qui lui résiste, quoi que l’on fasse, et qui va ensuite alimenter un nouvel élan de traduction, de mise en forme, qui produira à son tour quelque rognure. Ce travail infini est aussi ce qui autorise la psychanalyse aux créateurs : même délestés d’une souffrance, il restera toujours assez à symboliser et à mettre en œuvre.

Une œuvre récente en propose une autre déclinaison : une vingtaine de restes d’autres sculptures sont enchâssés dans le plateau d’une table d’un jeu spécial : elle invite le regardeur à mettre la main à la pâte en lançant une roulette qui lui indique quels éléments saisir pour se lancer avec des bâtonnets dans la confection fragile d’une sculpture composite et éphémère.

Sans titre, 2018, atelier
Sans titre, 2018, atelier

Ce perpetuum mobile, grâce à ses combinaisons infinies, renvoie au destin de la matière, mais surtout entame un dialogue essentiel avec le regardeur.
Il faut en effet souligner le rôle du tiers dans la question du résidu et encore une fois l’approche de DdT l’exemplifie : ses dernières créations font toutes appel à une intervention extérieure, pressentant que le traitement du déchet passe essentiellement par l’autre, parce que ce n’est que par l’échange que nous pouvons transformer l’intranquille en énergie positive. Comme le dit l’artiste : « Je développe depuis plusieurs années un travail où la combinatoire sert à la fois de jeu formel et de protocole pour créer un lien social. »

Après l’objet et l’autre, l’espace maintenant. Traînait dans le couloir une vieille fenêtre de la maison en rénovation dans laquelle se trouve son atelier : sauvée de la décharge, elle s’insère dans une grande sculpture blanche et plate à la forme semi-ovoïde et à la facture évoquant les grands coups de truelle des plâtriers-peintres. Appuyée contre le mur, de préférence dans un coin, pour que la fenêtre jaune, translucide, laisse deviner un espace auquel on n’a pas accès. Appartenant à la série des sculptures relatives, elle témoigne d’une autre préoccupation majeure de DdT, l’espace que l’on ne voit pas, celui qui est derrière, ailleurs. Il est frappant que cette pièce soit constituée d’un objet perdu, redoublant la problématique de l’exclusion pour en faire un espace forclos. Dont on n’est ni totalement séparé ni ignorant.

Sans titre, 2018, atelier
Sans titre, 2018, atelier

Ceci nous met sur la piste non plus de l’objet ou de la personne rejetés dans l’ombre, mais de l’ombre elle-même, territoire maudit sur lequel aboutissent les damnés de la terre. Espace sacrifié pour le soi-disant bien commun, et qui mérite une réhabilitation autant que ses habitants. Proche mais différent de l’espace négatif dont les minimalistes, entre autres, ont démontré la force de liaison, c’est dans sa version de ce que j’appellerais un espace repoussé que DdT l’explore, celui que l’on ne voit ni ne traverse au premier regard. Celui aussi que Bourriaud a esquissé, en évoquant l’analyse des rues et des boulevards de Paris par Walter Benjamin, laissant ainsi à d’autres le soin de développer les spécificités de cet espace particulier. Un espace au-delà de notre vision proche, qui demande un effort pour s’y rendre, car forcément aux marges de l’Empire, ou dans une enclave bien gardée. Par analogie, l’espace qui se situerait au niveau de zones psychiques enkystées telles que les décrivent Abraham et Torok4 lors des traumatismes débordant notre capacité d’intégration et dont les fantômes vont persister en nous, à notre insu. Il y a là aussi un travail de réassimilation à effectuer pour casser les méfaits du clivage et de l’enfouissement. Une ouverture à travers cet espace enkysté permet de voir ressurgir les personnages qui y étaient enfermés et de relancer les représentations et les relations d’objets qui y étaient associées.

Dans ce cas, percer libère et la circulation souvent très ouverte dans les œuvres de DdT ne nous étonne pas dans ce contexte. De donner à voir cet espace des marges permet de sortir les objets qu’il abrite de la « congélation » due aux pouvoirs redoutables de la triade Idéal du Moi/ clivage/ déni, qui néantisent facilement l’objet dénié. ça n’existe plus. Parce que cela ferait tache dans un monde imaginaire optimal. Comme le disait Althusser, mais arrêtez de vous raconter des histoires ! C’est ce à quoi nous invite DdT. Mais alors, allons-nous tomber dans un monde d’une lucidité sinistre ? Non, car c’est là qu’intervient un élément clé d’une position matérialiste : l’entre-deux, l’espace non plus repoussé du clivage, mais celui entre deux jointures, qui donne de l’air et du jeu. L’espace réhabilité, autant par sa désignation que par la remise en circulation de l’élément clivé, va offrir une respiration propice à l’inventivité, au recyclage et à l’échange. Jamais un visiteur n’oserait s’emparer d’une sculpture classique, porteuse d’harmonie, pour la combiner avec une autre ; mais ces éléments qui portent sur eux les traces du hasard ou de l’accident paraissent moins fragiles et invitent à une joyeuse manipulation. 
La reprise est permise, encouragée, comme lors de rituels magico-religieux, dont Claude Amey5 a bien montré qu’ils autorisent des essais, un bricolage souvent collectif, car l’espace dans lequel ils se déploient est celui du jeu scénopoïétique.
Remis en vie, le dénié circule dans un espace qui n’est plus forclos, mais bien transitionnel, c’est-à-dire accueillant les rapides translations entre deux contraires, dont il n’est plus nécessaire de taire l’un des termes. 

A une autre époque et dans un autre lieu, les céramistes japonais intégrèrent aussi les accidents de la vie quotidienne en inventant le kintsugi: art céramique subtil qui consiste à réparer les bols brisés par une jointure en or, bien visible, qui redonne une nouvelle valeur à l’objet qui aurait pu finir à la décharge. Ce faisant, comme David de Tscharner, ils mirent en place un art de résilience.

1 Nicolas Bourriaud, L’exforme, Paris, Presses Universitaires de France, Perspectives critiques, 2017.
2 Ibid. p. 14-5
3 Ibid. p. 15
4 Nicolas Abraham, Maria Torok, L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, Champs essais, 2009
5 Claude Amey, Mémoire archaïque de l’art contemporain, Paris, L’Harmattan, 2003. 

John Lippens © 2018

David de Tscharner
Né à Lausanne, Suisse, en 1979
Vit et travaille à Brussels et Paris
Représenté par la Galerie Valeria Cetraro Paris.

www.david-de-tscharner.com

© John Lippens, Portrait magnétique de DdT, 2018
© John Lippens, Portrait magnétique de DdT, 2018

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