Deng Jiayun

Deng Jiayun

PORTRAIT D’ARTISTE / Deng Jiayun : Hyperréalité et Société du Spectacle en Chine par Alex Gobin

Dans l’esprit d’un occidental, la Chine contemporaine a quelque chose d’une singularité mathématique: un endroit de l’univers où, pour des raisons mal comprises, les valeurs tendent vers l’infini. C’est pourquoi on ne sera pas surpris d’apprendre que le plus grand projet immobilier au monde se trouve précisément en Chine, dans une ville appelée Guiyang, capitale de la province de Guizhou, au Sud du pays. Environ 700 tours de 45 étages sont sorties de terre à Guiyang ces dix dernières années, c’est le chiffre avancé par Deng Jiayun, une jeune photographe originaire de cette région qui s’intéresse de près aux problématiques du développement urbain. 

Depuis 2015, Deng Jiayun poursuit un travail au long cours qui consiste à mettre en lumière les transformations à l’œuvre dans sa province natale. L’urbanisation spectaculaire de Guiyang représente selon elle de manière paroxystique la situation dans laquelle se trouve la Chine aujourd’hui: un chantier démiurgique duquel on voit surgir, à une vitesse effarante, les infrastructures d’une société moderne et consumériste. 

Pour décrire cette situation, Deng Jiayun a l’habitude de citer La Société du Spectacle de Guy Debord. Deng connait bien les auteurs français du 20ème siècle, et pour cause elle vit en France, a étudié la photographie à Arles, et réside désormais à Paris. Un autre théoricien français influence profondément son travail: Jean Baudrillard, auquel elle emprunte en particulier son concept d’hyperréalité

L’hyperréalité est cette idée selon laquelle nos sociétés de consommation produisent une réalité imaginaire, un grand simulacre, une fiction étroitement mêlée avec le monde réel, à tel point qu’il devient impossible de distinguer l’un et l’autre. Les deux niveaux de réalité se confondent dans la conscience des hommes et des femmes, et c’est cet amalgame, ce mélange des genres que Baudrillard qualifie d’hyperréel

Deng Jiayun s’efforce de démêler ces niveaux de réalité. Comme une étude géologique, ses photographies révèlent les différentes strates qui composent le sol d’une société chinoise entrée dans l’ère de la post-modernité. Son travail place l’architecture urbaine en regard avec une nature abondante, gratifiée par un climat subtropical, mais une nature ratiboisée, replantée, divisée en parcelles. Une nature artificielle, en somme. « Je cherche les points de contact entre réel et hyperréel, » dit l’artiste. 

Au mois de mai 2019, Deng présentait son travail à la galerie Raibaudi Wang, place des Vosges à Paris, à l’occasion d’un exposition collective qui réunissait cinq photographes, dont un certain Zeng Han, originaire de Canton. Ce dernier donnait à voir deux photos provenant d’une série à laquelle il travaille depuis 2004. Le nom de cette série: Hyperreality China. Entre les travaux de Zeng Han et de Deng Jiayun, les affinités sont frappantes. Les deux artistes nous livrent de leur pays des images qui sont comme une suite de tableaux étonnants, scènes banales et peu vraisemblables à la fois, décors factices et pourtant familiers, où tous les lieux communs du monde recouvrent le paysage. 

Sans doute est-il difficile d’assigner des contours nets à ce concept d’hyperréalité qui tient une place centrale chez ces deux photographes. Chacun d’entre nous cependant a pu en en faire l’expérience sensible, au moins quelques fois dans sa vie, dans un lieu touristique ou un parc d’attraction, dans ces endroits où tout est tellement contrefait que chaque chose semble investie d’une plus forte présence, et où l’on a tout à coup davantage conscience de soi-même et du fait d’être là, au milieu du spectacle, ce qu’on traduirait en anglais par self-consciousness. D’ailleurs, Deng fait cette remarque à propos des récents développements en Chine: « On est coincés dans un modèle Disneyland. »

Comme Deng Jiayun, comme Zeng Han, les artistes chinois contemporains sont nombreux à trouver une nourriture intellectuelle chez ces auteurs que les anglo-saxons appellent, à tort ou à raison, les penseurs de la French Theory: Baudrillard, on l’a vu, mais aussi Deleuze, Guattari, Derrida, Foucault et quelques autres. Tous ces auteurs, il est intéressant de le rappeler, ont en commun d’avoir produit une pensée critique vis-à-vis d’une société qui était alors celle des Trente Glorieuses, c’est-à-dire cette époque où la France connaissait l’essor de la consommation de masse et où se dessinaient les grands aménagements périurbains qui allaient contribuer à changer en profondeur nos modes de vie. La Chine est confrontée à une évolution comparable—bien que dans des proportions autrement plus retentissantes. Peut-être est-ce ce bégaiement de l’histoire, cette relative proximité des situations à quelques décennies d’intervalle, qui fait que les penseurs français de la seconde moitié du 20ème siècle trouvent un écho à notre époque chez les artistes chinois.

Il faut pourtant apporter une nuance: le contexte géopolitique n’est plus le même aujourd’hui. Le monde n’est plus divisé en deux blocs idéologiques, et de fait il n’existe plus de modèle concurrent, plus d’alternative effective au capitalisme mondialisé. Il y a chez Deng Jiayun, comme chez bien d’autres artistes chinois de sa génération qui travaillent sur ce thème du développement, un certain fatalisme qui n’était pas l’état d’esprit des années 60 en France, décennie qui allait enfanter mai 68. « On ne peut rien faire, » commente Deng, lorsqu’elle évoque les processus en cours dans sa province. Et en effet ses photographies inspirent le regret. On y sent planer une nostalgie diffuse. Elles semblent témoigner d’un manque, ou d’une disparition. En tous les cas les hommes en sont absents, et ces paysages hyperréels se dressent devant nous dans une imposante solitude.

Alex Gobin

Deng Jiayun, New School, 2017. Fine art print
Deng Jiayun, New School, 2017. Fine art print
Rainbow on bridge pillars, Deng Jiayun fine art print, 2018.jpeg
Deng Jiayun, Rainbow on bridge pillars, fine art print, 2018.jpeg

Visuel de présentation : Deng Jiayun, Parc central, 2016. Fine art print

DENG JIAYUN
Née en 1987 à Tongren, Chine.
Diplômée l’école nationale supérieure de la Photographie en 2018.
Vit et travaille à Paris

www.dengjiayun.com

Retrouvez l’actualité de Deng Jiayun sur :
www.agenda-pointcontemporain.com/tag/deng-jiayun/