Des espaces chez Nathanaëlle Herbelin

Des espaces chez Nathanaëlle Herbelin

Onze mètres carrés. Tel est le nom de l’exposition bruxelloise de Nathanaëlle Herbelin. C’est également et avant cela la surface d’un lieu où l’artiste s’est installée. Et qu’elle a représenté, comme elle l’a fait depuis des années pour l’essentiel des endroits dans lesquels elle a vécu, en France et auparavant en Israël. Ces peintures peuvent alors être des descriptions, – peut-être même des portraits – d’un espace qui, au premier regard, semble très impersonnel, décrit de manière assez objective, comme dans les photographies de Strand ou d’Evans. Il y a bien quelque chose de documentaire au commencement et même de plat, qui n’est cependant pas simplement une question d’espace, mais aussi de sensation de la temporalité (suspension de toute durée) ou encore de sens, comme si la pièce avec ses murs et les quelques objets qui s’y trouvent n’avaient rien à dire d’autre que leur présence à la fois anecdotique et poétique. Il s’agit de l’endroit où l’artiste s’est installée, dans la suite de tous les petits logis successifs que peuvent occuper de jeunes gens (j’ai moi-même vécu, lorsque j’étais étudiant, dans d’innombrables chambres ou petits studios où à chaque fois je réinstallais mes livres et une malle pour mes affaires). Nathanaëlle Herbelin y représente l’espace, avec les quelques objets qui le peuplent. Ainsi, Espèce d’espace (2018). Espèce comme on le dirait d’une espèce dans le règne animal : le plancher y a sa teinte brune avec les nœuds des planches, rendus avec une sorte de soin appuyé, comme je l’avais déjà vu dans d’autres peintures. Une commode, avec une malle en osier posée dessus déclinent des marrons très proches, dans une tonalité plus claire pour la première ou selon un maillage très serré, pour la seconde, qui attire immédiatement le regard, comme si une part des secrets du lieu ou de la personne qui y vit y étaient enfermés. Le mur de lattis gris et les autres morceaux de cloisons que nous voyons, peints dans la même teinte, sont également enveloppés dans une sorte de légère vapeur, de variations qui relèvent moins d’un effet d’enduit, comme de la véritable marmorella posée sur un mur, que du léger flou qui enveloppe tous les intérieurs que Nathanaëlle Herbelin peint. On devine que quelqu’un s’est installé là : un châle à carreaux noirs et blancs est accroché dans l’entrée ; une plante verte dans son pot a été posée sur la petite table ronde, devant laquelle est installée une chaise de jardin.

Ce lieu dont nous ne voyons qu’un des murs, avec sur la droite le petit coude qui mène à la porte, est contemporain, puisqu’il s’agit de l’endroit où l’artiste passe une partie de son temps. Cela pourrait en même temps être la surface de ces minuscules studiolos du XV ͤ siècle dans lesquels les artistes logent des saint Jérôme (je pense avant tout à celui de Colantonio, à Naples, ou encore celui de Jan van Eyck, mais aussi à un autre naturellement). Quel rapport ? Comme dans ces peintures où des codex entourent le saint, il y a souvent des livres dans les peintures de Nathanaëlle Herbelin, comme dans celle-ci où, posés sur une longue étagère qui traverse tout le mur, des volumes sont rangés, certains horizontalement, la plupart verticalement. Ces livres en même temps ne viennent pas trop perturber l’ordre chromatique et formel. Gris, ils ne font que prolonger les lattes qui forment le mur. Tout juste viennent-ils déranger les lignes verticales des lattes ou la grande horizontale marquée d’ombre de l’étagère en les animant un peu, comme le feraient des notes de musique sur une portée.

Un tableau a été accroché au centre du mur gris. On y devine des jambes nues s’entrecroisant. Les historiens de l’art sont toujours trop prompts à interpréter les tableaux dans les tableaux, voulant le plus souvent croire qu’ils indiquent une sorte de clé de lecture de l’ensemble. J’interroge Nathanaëlle au sujet de ce tableau. Celui-ci existe bien, peint par un ami rencontré aux Beaux-Arts et il s’agit effectivement d’un tableau érotique. Sa présence est donc liée à une histoire amicale et à l’histoire des objets qui peuplent réellement l’espace dans lequel l’artiste vit. Rien de plus. « Mais tout de même, ajoute-t-elle, le tableau finit par refléter ce qui s’est passé dans l’immeuble, depuis son origine et au fil des années, ce que j’ai fini par apprendre ». Cet intérieur confiné et privé, avec ce tableau arrivé ici, raconte fortuitement l’histoire de l’immeuble et du quartier.

Je pense à une autre bibliothèque peinte, correspondant à un autre lieu où elle s’était un temps installée. Il s’agit d’un bureau assez vaste, baigné par la lumière qui entre par une fenêtre que l’on aperçoit sur la droite dans la composition. Les livres appartenaient à son ami d’alors, m’a confié Nathanaëlle. Une planche fixée au mur par des équerres sert de plan de travail, une lampe et un ordinateur y étant posés. Comme dans les tableaux flamands du XV ͤ siècle, où un miroir reflète l’ensemble de l’espace incluant le spectateur, la surface éteinte de l’écran simule en le reproduisant l’espace qui est le nôtre. Le mur est très largement encombré de livres en grand nombre, tous réunis cependant dans une même teinte et une même forme verticale qui les fait ressembler aux tuyaux du radiateur. J’ai dit à Nathanaëlle, lorsque j’ai découvert ce tableau, que l’on pouvait croire que tous les livres avaient été retournés, ne laissant voir que les pages serrées et uniformes et non plus les dos. (Ou bien tout a été effacé, autre possibilité…). Car rien n’est plus mélangé de couleurs et de lettres qu’une bibliothèque, à moins d’être un bibliophile ne collectionnant que les cartonnages Bonnet clairs, la collection blanche de Gallimard, les livres de chez Corti ou, dans d’autres teintes, des reliures anciennes. Mais ce n’est pas tout : des reproductions d’œuvres d’art apparaissent sur les étagères. Certaines ont été effacées, m’a dit Nathanaëlle, et notamment un Ingres, la comtesse d’Haussonville je crois me souvenir. L’une est restée : l’on reconnaît bien le Saint Jérôme dans son cabinet de travail, d’Antonello de Messine, véritable clé cette fois de la scène, allusion aux Choses de Georges Perec en même temps. Le saint au milieu de ses objets et ses livres, figure parmi les reproductions qui se trouveraient dans l’appartement rêvé par Sylvie et Jérôme, dans le roman de Perec. Le tableau est plus généralement un emblème perecien : il figure dans le « cahier des charges » de La Vie mode d’emploi, lequel impose – je le sais d’un des amis de l’écrivain, Claude Burgelin – d’y faire allusion à dix reprises.

D’autres liens se tissent alors vers d’autres tableaux. Notamment La Conférence des oiseaux (2018). Un paon, magnifique, et une perdrix occupent le premier plan dans le Saint Jérôme d’Antonello. Ce sont d’autres oiseaux qui peuplent cet autre espace que Nathanaëlle Herbelin a représenté. J’y reconnais une mésange charbonnière, des mouettes, des pigeons, une pie, un geai, un corbeau, deux canards et quelques autres volatiles que j’ai davantage de mal à discerner. Ils sont tous représentés sur une toile blanche au fond clair légèrement compartimenté, placée sur un mur, dans la même pièce de onze mètres carrés je présume. Un canapé jaune, une lampe halogène, une plante sont les autres objets auxquels le tableau des oiseaux vient donner une sorte de contrepoint qui est à la fois visuel, avec tous les points de couleurs des plumages, mais aussi musical si je songe au titre.

Là encore, il faut songer sans doute à Perec qui, dans Espèces d’espaces (où il était encore fait allusion au Saint Jérôme), entendait décrire les rues, les appartements, en somme tous les territoires de Paris. Tel est alors le projet de Nathanaëlle Herbelin, qui consiste à décrire les lieux où elle vit, mais également les oiseaux qui peuplent la capitale, dont elle capture l’apparence et les sons pour les conserver dans son propre studiolo. Sans doute cela fait-il résonner chez l’artiste des choses anciennes, comme ses souvenirs d’Israël, dont elle est native, où, alors qu’elle faisait son service militaire, elle avait été chargée d’observer les oiseaux pour donner ensuite aux enfants des populations qui vivaient là des leçons d’ornithologie. Ce n’est pas le seul lien du reste que l’on peut faire avec des peintures plus anciennes, que j’avais pu voir il y a quelques années sur les murs de l’atelier Cognée, rue Bonaparte. On y voyait des tentes militaires ou des tentes de bédouins, dans le désert du Néguev. J’avais déjà eu le sentiment qu’il s’agissait de descriptions de lieux, fussent-ils aussi fragiles ou liés à des activités militaires, qui avaient une grande portée intime, lieux à soi, déjà, de méditation, de peinture, d’échappée.

François-René Martin, Paris-Lyon © octobre 2017-juin 2018

Visuel de présentation : vue de l’exposition Onze mètres carrés, du 09 juin au 1er septembre 2018, IN-BOX Bruxelles © Pierre-Alain Poirier

Nathanaëlle Herbelin
Née en 1989 en Israël.

Vit et travaille à Paris.

DNSAP/ École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris / MFA (2011-2016)

www.nathanaelleherbelin.com

Nathanaëlle Herbelin, Espèce d’espace, 2018, oil on canvas, 160 x 208 cm
Nathanaëlle Herbelin, Espèce d’espace, 2018, huile sur toile, 160 x 208 cm © In-box, Photographe : Pierre-Alain Poirier
Nathanaëlle Herbelin, (La conférence des) Oiseaux de Paris et de sa banlieue, 2018, huile sur toile, 160 x 180 cm © Pierre-Alain Poirier
Nathanaëlle Herbelin, (La conférence des) Oiseaux de Paris et de sa banlieue, 2018, huile sur toile, 160 x 180 cm © In-box, Photographe : Pierre-Alain Poirier
Nathanaëlle Herbelin, (La conférence des) Oiseaux de Paris et de sa banlieue (détail), 2018, huile sur toile, 160 x 180 cm © In-box, Photographie Nathanaëlle Herbelin
Nathanaëlle Herbelin, (La conférence des) Oiseaux de Paris et de sa banlieue (détail), 2018, huile sur toile, 160 x 180 cm © In-box, Photographie Nathanaëlle Herbelin

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