« Des horizons inversés » à Delta Studio Roubaix

« Des horizons inversés » à Delta Studio Roubaix

« Des horizons inversés » marque la fin de résidence de Marie Lelouche et Anne-Charlotte Yver à Delta studio. Durant un temps fragmenté de plusieurs mois, elles ont chacune développé leurs pratiques respectives, en suivant leurs fils et sans chercher à les faire coïncider, si ce n’est dans l’articulation des pièces produites, dans l’expérience de l’espace et des déplacements des corps au sein d’un même espace.

À première vue, les sculptures d’Anne-Charlotte Yver peuvent évoquer un laboratoire alchimique imaginaire. Les réseaux de tubes de plexiglas pliés en alvéoles étirées contiennent les résidus de sculptures antérieures de l’artiste que l’acide a dissous et métamorphosé en liquide jaune vif. Bile mélancolique engendrée de souvenirs épais et compacts, leur apparence renvoie aussi à des corps robotiques et/ou organiques qui, tels la créature du golem, gisent, transpercent des plaques transparentes telles des broches médicales ou se dressent au garde-à-vous dans le vide. Ces carcasses transfigurées sont ouvertes à certains endroits, laissant le doute quant au moment où elles pourraient s’animer et se répandre pour mordre doucement la matière du sol et la façonner en l’altérant. Architectures aléatoires d’intestins aussi, de tubes qui digèrent et recrachent les aliments, transmutant la matière. L’image d’un réseau monstrueux et chaotique de neurones tentaculaires enchevêtrées dans lequel des fluides indéterminés tenteraient – en vain finalement-, de circuler est finalement associée aux pièces d’Yver. L’organe de la pensée dans tout ce qu’elle a de plus physique en somme, mais aussi dans toutes ses sinuosités, dans tous ses raisonnements labyrinthiques et parfois inexorablement statiques lorsque les idées ne parviennent pas à émerger, à l’instar du liquide jaune qui stagne dans ces tubes aux formes pourtant cadencées et aux trajectoires dynamiques.

Système digestif, système sanguin, machine nerveuse et rythmique, le corps au regard de principes fondamentaux de la matière telle que la créatrice peut l’aborder évoque le système des humeurs tel observé par le corpus hippocratique, et renvoie à un équilibre fragile et essentiel. Une anthropomorphisation des éléments qui les rend étrangement inquiétants parce que plus attachants peut-être. Le créateur et à sa créature, le pouvoir de vie et de mort qu’a l’artiste sur ses œuvres, est infini. Il peut donner le vertige, voire effrayer. Être maître de ce qu’on a imaginé, façonné, et qu’on ne maîtrise plus totalement une fois le moment de monstration, si ce n’est en se le réappropriant, en soumettant à nouveau à matière, comme pour tenter de la domestiquer, de la dominer, me semble au cœur de la pratique d’Anne-Charlotte Yver.

Ses œuvres jouent d’une poétique de l’échec ou d’une déconvenue volontaire, en une tension millimétrée entre dynamique des formes et paralysie des énergies, dans un équilibre précaire.
La transfusion d’une œuvre vers une autre, la tension entre l’état liquide et l’état solide, les rapports de force et de pouvoir, sont ainsi sans cesse questionnés par l’artiste dans un corps à corps fusionnel doucement violent, presqu’érotique et ésotérique, intime et nostalgique, avec la matière et la mort.

Le travail de Marie Lelouche s’articule aussi – entres autres – autour de la question de la transmutation. Articuler est un mot à ne pas prendre à la légère pour aborder sa démarche. Il lui permet de déployer un récit fragmentaire. Il peut être pris au sens de l’oralité, de l’émission de sons vocaux à l’aide de mouvements de la bouche, de la langue ou transposé en signes graphiques qui interagissent avec l’image.

Mais l’articulation intervient aussi dans le rapport à l’espace. Marie Lelouche utilise un scanner 3D qui numérise la prégnance de celui-ci et reporte les données des volumes sur un support bidimensionnel en polyester synthétique, sorte de pellicule translucide, dans une quête ubuesque assumée de la transmutation de la réalité en devenir, afin justement de questionner l’image et sa platitude, ce qu’elle aveugle ou cache, ce qu’elle engendre comme simulacre.

Enfin, ses objets-sculptures semblent être des colonnes vertébrales, vecteur d’acier reliant et articulant un corpus d’images fragmentées en des lamelles qui s’affaissent à même le sol ou ondoient avec le mouvement des corps qui s’en approchent ou s’en écartent, inexorablement. La fluidité qui les anime renvoie au mouvement du flux d’images qui traversent notre quotidien et notre réalité, et elle contredit autant le statisme plat que l’image présenterait de prime abord, que la rigidité géométrique des axes auxquels l’artiste a attaché celles-ci.

Les œuvres de Marie Lelouche se présentent comme autant d’antinomies entre le vide de l’espace et ses contours pleins qui s’incarnent en négatif dans l’image, le visible figé du motif scanné ou photographié et sa dissémination – par agrandissement, par lacération-, l’artificiel du matériau utilisé et l’aspect sensuel de la peau qu’il évoque, la forme précise déterminée et ses limites indécises qui se déploient dans l’espace.

Texte Maud Salembier © Delta studio

 

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