[EN DIRECT] Les épis Girardon, Moly-Sabata

[EN DIRECT] Les épis Girardon, Moly-Sabata

Si l’on devait définir Moly-Sabata en un mot, ce serait « générosité ». Un terme plusieurs fois employé par Joël Riff pour parler de ce paysage traversé par le Rhône, mais aussi de cette bâtisse, devenue sous l’initiative d’Albert Gleizes en 1927, à la fois lieu d’hospitalité et de production artistique. Comme pour les précédentes expositions annuelles, la proposition est généreuse et chaque artiste est invité à présenter plusieurs productions. Une belle occasion de se laisser surprendre par les « circonstances » provoquées par la mise en espace des œuvres par un commissaire pour qui « le degré zéro du commissariat pourrait consister à foutre une sculpture devant une peinture. »

Après La loutre et la poutre en 2014 et Raffineries en 2015, Les épis Girardon est la troisième exposition en rapport direct avec la topographie de Moly-Sabata…

Quand on se promène dans cette superbe propriété de Moly-Sabata, il est assez étonnant de voir à quel point on peut ressentir la présence du fleuve mais aussi du paysage. Les trois expositions sont ancrées véritablement dans le territoire de Sablons. L’exposition La Loutre et la poutre, à travers une fable très fantaisiste, était tournée vers une certaine mythologie fluviale tandis que Raffineries évoquait une autre forme de patrimoine, plus industriel. Avec Les épis Girardon, on revient finalement vers le paysage, plus bucolique, du Rhône.

Peux-tu nous dire ce que sont les « épis Girardon »  ?

Sans que personne en dehors du village n’en connaisse exactement la signification, on entend souvent l’expression « les épis Girardon » à Sablons. Il s’agit de constructions en pierre utilisées dès 1884 par l’ingénieur Henri Girardon qui, par leur disposition en épis, à contresens du courant, permettent de creuser le fleuve et d’en augmenter le débit en créant des tourbillons d’eau. Du balcon de Moly-Sabata, on se rend compte que de nombreux indices témoignent encore de leur présence. Des ruines fantomatiques submergées par le Rhône continuent à dessiner encore aujourd’hui le paysage.

Un titre qui annonce donc une approche du paysage avec une dimension plutôt technique…

Nous sommes toujours heureux, à Moly-Sabata, d’éveiller un patrimoine, une caractéristique locale historique qui là n’est pas souterraine, mais sous-marine et de faire ressentir cette force encore assez mystérieuse de « contraindre sans forcer ». Ce changement perceptible mais invisible dont on ne connaît que les conséquences, me permet de développer, en terme de commissariat, une multitude de choses.

 

Vue d'exposition Les épis Girardons - Moly-Sabata
Vue d’exposition Les épis Girardons – Moly-Sabata

 

Tous les artistes de cette exposition ont-ils été en résidence à Moly-Sabata ?

Moly-Sabata a été pensée dès 1927 comme une communauté. Albert Gleizes parle même de « colonie », un terme qu’il est plus difficile aujourd’hui à assumer. Les sept artistes ne sont pas tous venus en résidence mais nous avons eu la joie d’accueillir Émilie Perotto, Stéphanie Cherpin, Tarik Kiswanson et Amandine Arcelli. 

« Je suis sensible, dans mon rapport au commissariat, sur le fait que se créent des connexions, des liens entre les artistes qui restent des humains et pas seulement des machines à produire des œuvres. »

Une des particularités des expositions à Moly-Sabata semble être cette capacité à tisser des liens entre les artistes…

Je trouve heureux de pouvoir réunir au sein d’un commissariat des amitiés d’artistes. Même si cela ne se passe pas toujours comme ça, il y a une arborescence de relations déjà existantes ou qui se créent pendant mes commissariats. Ainsi, Émilie et Stéphanie ont déjà réalisé des projets ensemble. J’étais aussi très intrigué de voir comment allait se passer la rencontre entre Eva et Stéphanie qui ont toutes les deux une énergie en peinture et en sculpture que je trouve assez proche. Ce sont des femmes puissantes et charismatiques par leur personnalité et leur travail. J’ai réuni Marc et Eva qui n’avaient jamais vraiment exposé ensemble. Sans être maître et élève, il y a toutefois cette dimension dans leur relation. Marc écrit des textes sur Eva et connaît très bien son travail mais aussi celui de tous les autres peintres de sa génération.

 

Vue d'exposition Les épis Girardons - Moly-Sabata
Vue d’exposition Les épis Girardons – Moly-Sabata

 

Tu aimes aussi exposer les travaux de jeunes diplômés aux côtés de ceux d’artistes plus aguerris…

Associer Amandine Arcelli, née en 1991 et tout juste issue de l’école des Beaux-Arts de Lyon, à Katinka Bock est un vrai plaisir. C’est aussi une manière d’embarquer les artistes quelle que soit leur expérience, dans le vif du commissariat tel que j’envisage cette pratique. Je leur annonce dès notre premier rendez-vous, que je me servirai de leurs oeuvres.

Que veux-tu dire par « te servir de leurs oeuvres » ? 

J’ai par exemple demandé à Émilie Perroto si une de ses œuvres pouvait servir à caler la porte qui donne sur le Rhône et qui a une importance particulière dans le parcours de l’exposition. La question de l’usage, liée à mes études de design, m’a toujours intrigué. Je trouve dommage de ne pas croire à la fonction d’une œuvre, à sa réalité en tant qu’objet physique, d’autant plus qu’aujourd’hui, le paysage de l’art contemporain change considérablement avec la résurgence indéniable de la céramique et d’autres médiums intimement liés à l’utilitaire.

« Par réciprocité, je demande à l’artiste à quoi je peux lui servir. La question est : qu’est-ce qu’on peut faire ensemble ? »

Quels échos a l’exposition avec l’environnement de Moly-Sabata et le Rhône ? 

L’exposition investit davantage l’extérieur que Raffineries même si ce n’est pas le cœur du propos. Dès que les artistes arrivent à Moly-Sabata, nous faisons le tour de la maison avec eux et ils remarquent très vite les écrans qui font la transition entre le Rhône et la bâtisse : les remparts, la porte, les petites fenêtres grillagées. Marc Desgrandchamps m’a fait partager une anecdote qui relate le premier rapport qu’il a eu avec ce lieu. Il avait entendu parler de Moly-Sabata, d’Albert Gleizes et de la colonie, et quand il est allé sur place pour voir à quoi cela ressemblait avant les années 90, tout était fermé. Il en a fait le tour sans jamais arriver à y entrer.

 

 

Les épis Girardons - Moly-Sabata
Vue d’exposition Les épis Girardons – Moly-Sabata

 

Est-ce une expérience que l’on retrouve dans l’exposition ?

Les sculptures d’Amandine Arcelli, Tarik Kiswanson, Émilie Perotto, Stéphanie Cherpin et Katinka Bock filtrent notre expérience des peintures de Marc Desgrandchamps et Eva Nielsen. Je trouve assez heureux d’avoir des sculptures qui font écran à des peintures. En terme de commissariat cela m’amuse de voir toutes ces interfaces qui tamisent notre regard sur un objectif que l’on vise.

Les oeuvres de Marc Desgrandchamps et Eva Nielsen ont un rapport direct au fleuve par une représentation figurative…

Eva Nielsen et Marc Desgrandchamps ont tous les deux à leur manière, une peinture qui a une certaine fluidité et qui installe un climat humide, aqueux. J’aime bien appliquer la règle qui est de ne pas empêcher les évidences. Trop souvent on se dit que les liens sont trop simples ou faciles. Or, si cela fonctionne ensemble, il serait dommage de s’en passer. Pourquoi ne pas mettre côte à côte deux peintures bleues ? Essayons déjà de voir ce que permet l’évidence. Quand je construis une exposition, je dois décider s’il faut que je réunisse des artistes dont les pratiques sont variées ou au contraire très proches. C’est une teneur à déterminer.

Comme pour Émilie Perotto qui travaille le mortier et Tarik Kiswanson le métal ?

Effectivement, les matériaux sont là très éloignés, mais certaines pièces d’Émilie Perotto sont en métal et peuvent se retrouver assez comparables en terme de lignes et de structures à celles de Tarik Kiswanson. Amandine Arcelli et Stéphanie Cherpin travaillent en sculpture certains motifs voisins de ceux d’Eva Nielsen en peinture tels que les claustras, les stores… Pour l’exposition, je n’ai pas voulu empêcher certains rapprochements car les épis forment une série sur le principe de la variation.

Le terme « épis » renvoie justement à une forme étroite, en pointe, qui aurait un aspect « piquant »…

Je n’ai pas cherché à faire à tout prix une exposition « piquante » mais il y a quand même des arrêtes assez nettes comme dans les œuvres de Tarik Kiswanson. Dans le travail d’Eva Nielsen, il y a quelque chose d’actif, de très volontaire, voire même de brutal comme dans ses Thalle. Si l’exposition Raffineries était elle aussi au départ assez violente avec sa dimension industrielle, il y a un quelque chose à Moly qui fait que, finalement, tout devient assez doux et même soyeux. Quelque chose de l’ordre de l’hospitalité, qui arrondit les angles, les adoucit et embrasse l’expérience de l’artiste accueilli dans le paysage rhodanien.

 

Entretien publié initialement dans la revue Point contemporain #2 disponible ici : http://revuepointcontemporain.bigcartel.com/product/revue-point-contemporain-2

 

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