COMME UN CIL DANS L’ŒIL

EN DIRECT / Comme un cil dans l’œil, une exposition des travaux de Lucien Bitaux, Vincent Dulom, Laure Tiberghien
commissariat de Clare Mary Puyfoulhoux, jusqu’au 15 juin 2023, Atelier W, Pantin

Le monde. Je me couvre l’œil droit de la main et vois. Même : monde, légèrement tordu, décalé. Pas scindé ou amoindri, pas amputé : autre. Main tombe, monde retrouvé, plein, habité. Main gauche imite droite à l’instant, œil recouvert. Main tombe, œil recouvré, monde à nouveau. Il est difficile de décrire ce que serait le monde à qui ne reste qu’un œil puisqu’il ne serait pas pareil mais que n’y manquerait rien.

Voir persiste.

Trouble, gravité double.

Vincent Dulom peint à l’imprimante, Laure Tiberghien fait de la photographie sans appareil, Lucien Bitaux débusque l’œil dans le voir. Les trois artistes qui articulent Comme un cil dans l’œil ont ceci en commun que profondeur et surface leur sont problématiques, que l’infini et l’inframince leur sont également familiers. Les murs de l’Atelier W sont tendus par ces présences, leur station rendue précaire, dépendante de la force plastique accrochée en leur sein.

Artist run space fondé en 2011 par un groupe d’ami·e·s à peine diplômé·e·s des Beaux-Arts de Paris et de l’École Nationale des Arts Décoratifs, l’Atelier W est un ancien garage. On accède à l’espace d’exposition par la rue, irradiée par le soleil de juin. A l’intérieur, la lumière industrielle des néons laisse la seule fenêtre en verre opaque être l’instigatrice du geste curatorial. Sphère, globe, cercle, couche. Rayon. L’exposition demande à l’œil de voir, de prendre le temps, apaisé, d’appréhender l’espace. Rappel de la chambre dans laquelle Laure Tiberghien inscrit la lumière en sédiments sur ses feuilles de papier photo, l’espace de monstration fait du spectateur la matière sensible où tout s’inscrit. Screen#16 appartient à une série dont la brillance rejette le spectateur hors du champ, obligé à priori de se voir pour avoir accès aux délicats halos de lumière douce, aux teintes chaudes, qui viennent faire scène dans le cadre de la feuille. Contre la géométrie froide de l’industrie, le geste de développement, en nuance, se fait caresse, sculpture d’un champ complexe et délicat, d’une tension vers l’harmonie. Les bruits de ferraille du rideau qui donne sur rue, le tranchant des lumières naturelles et artificielles, la chaleur qui n’est pas bienvenue : autant de phénomènes satellites à l’exposition et qui la construisent. La mécanique ou l’outil, fantômes de gestes passés, résonnent. Les deux pièces de Lucien Bitaux ont été produites lors de sa première année au Fresnoy, dans le cadre de la série Les liminaux. Inscrite en phénoménologie, cette recherche s’adresse au seuil de la perception par le biais de l’optique. Transformant l’appareil photo, machine dont la performance se mesure à son effacement, en une chambre magique où tordre toute notion de réel et de perspective, Lucien Bitaux produit des images dont l’aspect technique, expérimental, est transcendé par un onirisme propre au geste d’Homme. Ce même écart, cette même transformation du calibre en magie, se joue dans les peintures de Vincent Dulom. Faites à l’imprimante sur feuille A4 le plus souvent, contraintes par une technique industrielle, rationnelle, ces peintures saisissent d’abord l’œil, pris au piège d’une surface infiniment mobile, et entraînent le regard dans une frénésie terrible. L’image ne s’arrête jamais, au point qu’il en devient impossible de savoir si ce qui se joue dans la réception du travail est en cours dans la surface sur laquelle se porte le regard ou dans le corps archaïque, dépassé du spectateur. Espèce d’espace, Comme un cil dans l’œil se veut légère et polysémique, ouverte, grave, engagée et gratuite.

Clare Mary Puyfoulhoux, commissaire de l’exposition, note d’intention