CRÛ, PALAIS DES BEAUX-ARTS DE PARIS

CRÛ, PALAIS DES BEAUX-ARTS DE PARIS

Au premier plan Gabriel Day, Sans-titre (cloche-pied), 2021, éponge loofah, humerus en cire, 250 x 70 x 10 cm. © Nicolas Brasseur

EN DIRECT / Exposition collective Crû
jusqu’au 18 Juillet 2021, Palais Des Beaux-Arts de Paris

Commissariat Lila Torqueo
accompagnée de Raphaël Guillet et Thibault Hiss 

Artistes : Marika Belle, Max Coulon, Gabriel Day, Clément Erhardy, Elisa Florimond, Victoire Gonzalvez, Marie Grihon, Nastassia Kotava, Pablo Lacoste, Romain Landi, Lucille Leger, Mélanie Matranga, Samya Moineaud, Rafael Moreno.

« Les marchandises vivent pour la plupart plus longtemps que leurs créateurs et leurs consommateurs. Nos organes corporels peuvent également nous survivre en tant que marchandises. Comme tous les objets qui entrent dans ce monde sont des marchandises, nous devons réaliser que ce monde n’est pas le nôtre, mais plutôt le leur 1 ». L’exposition CRÛs’est conçue à partir du livre de Joshua Simon, Neo-materialism (2013)dans lequel il souligne les qualités immuables des objets de consommation, qu’ils soient vrais ou faux, matérialisant des symboles durables. Ce sentiment existentiel s’intensifie dans la civilisation de l’hyperréel décryptée par Jean Baudrillard. Les simulations y génèrent un réel « sans origine ni réalité 2 » qui les décharge des logiques de la matière et les remplace par celles de l’illusion. Dans ce contexte, on donne un sens à des objets sans origine et on convertit des substances en simulacres. Avec le pain de mie industriel par exemple, on assiste à la transposition d’un objet ancestral et du geste authentique du boulanger, en une matière générique que le storytelling contextualise. 

C’est en chasseur.se.s-cueilleur.se.s sédentarisé.e.s que les artistes réuni.e.s dans l’exposition assimilent la culture matérielle normalisée. En écho au titre polysémique de l’exposition, les œuvres embrassent la croissance de matières brutes, à l’origine standardisées et figées par des procédés industriels. Ces objets, devenus leurs matières premières, achetées, téléchargées, empruntées ou copiées, prennent leur source dans la grande distribution, les bazars, les marchés aux puces et sur internet. À partir de ces produits de dernière nécessité, samplés ou simulés, les artistes engagent des processus de désappropriation. Parmi leurs opérations on repère celle du remake, du pastiche, de la collection et de la postproduction – dont le décadrage, le changement d’échelle, la coupe et l’hybridation. Les standards sont des objets sans qualité propre, imbriqués dans des systèmes de conception, de production, de distribution et de stockage. Les artistes repèrent des trous dans ces génériques, des espaces de vulnérabilité où s’infiltrer pour leur ôter ce qu’ils ont d’évident et les repeupler d’une communauté matérielle désanthropocentrée. Sans les posséder, iels émancipent les matières aseptisées des marchandises “that always feel at home 3” et qui se sédimentent dans les appartements. Prenant part à l’aplatissement des hiérarchies, leurs formes retracent la filiation génétique entre les êtres humains et leurs artefacts. Ces objets deviennent des potentiels plus que des réalisations, agissant sur Terre comme dans un vaste studio de design. À ces réflexions guidées par Beatriz Colomina, s’ajoutent celles de Spyros Papapetros lorsqu’il affirme que « [l]e design est né de l’appétit omnivore des animaux cherchant à assimiler la chose la plus indigeste, incluant des substances inorganiques par un acte territoriale transgressif d’incorporation inter-espèces. 4»

L’espace domestique est le théâtre des unreadymades, pour emprunter le concept de Joshua Simon sur la nature commerciale de toutes les choses. Cet espace répond à des codes ménageant des ambiances et définissant des champs de visibilité. Les préceptes du design moderne, étudié par Beatriz Colomina, soutiennent « l’effet apaisant5 » des formes lisses, légères et simples contre la fatigante profusion des motifs. Ces qualités policées dans un souci d’hygiénisme, facilitent le nettoyage, dont celui du corps et de l’esprit. Dans l’expositionles appareils domestiques comme l’étagère en tapis de yoga et la moquette blanche, exagèrent des modèles standardisés et confortables. Ici, ces commodités ne s’adressent qu’aux objets puisque leur dispositif ne supporte ni le poids, pour l’un, ni la saleté, pour l’autre, des humain.e.s. Dans ce proto-loft habité de choses inertes, les objets s’exposent dans un état de repos relatif, comme la plinthe et le paravent qui semblent, par leur mollesse ou leur fuite, répondre au tropisme des végétaux. 

À en croire Jane Bennett6, l’apparente solidité des objets dissimule des matériaux mobiles et hétérogènes, pris dans un rythme de changement sous le seuil de la perception humaine. Les choses du monde, dans et au-delà du vivant, sont faites de matières enchevêtrées, vibrantes et émotives. Elles forment des corps chimiquement réceptifs, absorbants et contaminants. Ce constat emprunté à la philosophe reflète les pensées matérialistes de plusieurs courants contemporains, bousculant les rapports d’assujettissement cités par Joshua Simon. Les théories des néo-réalistes conduisent à une platitude ontologique dans le sens où tous les objets se valent. Tandis que celles du nouveau matérialisme reconnaissent l’auto-organisation des matières et des forces qui circulent et nous incorporent (minéraux, métaux, électricité) à l’instar de la physicienne Karen Barad qui voit en elles «  not a thing but a doing ». À son tour, Mel Y Chen rend palpable l’économie affective dans la  » vie  » animée et inanimée des choses par le concept d’animacy. Tout.e.s s’accordent à dire que les techniques et le langage, en domestiquant les choses, interrompent le cycle continu de transformation des matières. Inhibées dans les objets usinés ou remplacées par les signes, on les prive de leur agentivité.

En retrouvant leur nature métamorphique, les choses qui somnolent dans l’exposition CRÛ, s’hypertrophient, se chargent d’affects et libèrent les rapports de force qui les pétrifiaient. Désormais pourvus de leur propre langage, les objets signifiants et les archétypes nous deviennent étrangers, comme autant d’êtres doués de sensibilité (in)organique. Ces corps complices et poreux s’altèrent, s’influencent et nous influencent comme dans un système digestif qui rend aux artefacts leur énergie première. À rebours de la langue normative qui formate nos corps et des gadgets qui automatisent nos habitudes, la réalité matérielle désirante se manifeste. On s’exerce à identifier d’autres types de communication en circulant dans cet environnement liquide et enveloppant. 

C’est à partir de cette grammaire que l’on tente de franchir le mur fictif qui divise le dedans et le dehors, le pur et l’abject, le mort et le vivant. 

1 Joshua Simon, Neomaterialism, Berlin, Sternberg Press, 2013, p.25.
2 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris Galilée, 1981, p. 10.
3 Joshua Simon, op.cit. p. 24.
4 Spyros Papapetros, The Birth of DesignSuperhumanity: Design of the Self Paperback, e-flux architecture, 2018.
5 Beatriz Colomina, Sexuality & SpacePrinceton Architectural Press, 1992, p. 90.
6 Voir Jane Bennett, « Matérialismes métalliques », Rue Descartes, vol. 59, no. 1, 2008.

Lila Torquéo est en résidence curatoriale aux Beaux-Arts de Paris jusqu’en décembre 2021. Thibault Hiss et Raphaël Guillet sont tous deux artistes et étudiants de la filière « Artistes & Métiers de l’exposition » à l’École des Beaux-Arts de Paris. L’exposition CRÛ s’inscrit dans le programme du Théâtre des expositions. 

vendredi 16 et samedi 17 juillet de 9h à 18h : The Inner Show, une proposition de Big Dumb Object.

En haut _ Mélanie Matranga, Tend, vêtements, eau, panneau soudé en PVC 200 microns, 19,30 x 8,50 m. © Nicolas Brasseur
En haut _ Mélanie Matranga, Tend, vêtements, eau, panneau soudé en PVC 200 microns, 19,30 x 8,50 m. © Nicolas Brasseur
Gabriel Day, Sans-titre (chieur de ducats), 2020, vase, t-shirt, Kellogg_s, 45x 22 x 20 cm. © Romain Landi
Gabriel Day, Sans-titre (chieur de ducats), 2020, vase, t-shirt, Kellogg_s, 45x 22 x 20 cm. © Romain Landi
Au premier plan _ Elisa Florimond, Sobek, 2021, table IKEA, caïman empaillé, 40 x 80 x 80 cm. © Nicolas Brasseur
Au premier plan _ Elisa Florimond, Sobek, 2021, table IKEA, caïman empaillé, 40 x 80 x 80 cm. © Nicolas Brasseur
Clément Erhardy, Accords perdus, 2021, dents en plastique, fil de fer, plomb, 20 x 30 x 50 cm. © Romain Landi
Clément Erhardy, Accords perdus, 2021, dents en plastique, fil de fer, plomb, 20 x 30 x 50 cm. © Romain Landi
Marie Grihon, dull decision, 2021, medium, mousse polyuréthane, skaï, objets trouvés, 100 x 12 x 15 cm. © Romain Landi
Marie Grihon, dull decision, 2021, medium, mousse polyuréthane, skaï, objets trouvés, 100 x 12 x 15 cm. © Romain Landi
Marika Belle, Get out, 2021, impression sur papier autocollant, 120 x 100 cm. © Nicolas Brasseur
Marika Belle, Get out, 2021, impression sur papier autocollant, 120 x 100 cm. © Nicolas Brasseur
Max Coulon, Twisted Horse, 2020, jouet en plastique, 10 x 4 x 16 cm. © Romain Landi
Max Coulon, Twisted Horse, 2020, jouet en plastique, 10 x 4 x 16 cm. © Romain Landi
Rafael Moreno, The Dictator, 2021, matériaux divers, 1 x 1 m. © Romain Landi
Rafael Moreno, The Dictator, 2021, matériaux divers, 1 x 1 m. © Romain Landi
Romain Landi, U+23F8, 2021, papier de verre grain 40, crochets, écouteurs recouverts de plâtre, bouchon, fil électrique, polystyrène extrudé, 117 x 53 x 5 cm
Romain Landi, U+23F8, 2021, papier de verre grain 40, crochets, écouteurs recouverts de plâtre, bouchon, fil électrique, polystyrène extrudé, 117 x 53 x 5 cm
Samya Moineaud, Chien gonflable, 2019, latex gonflable, 35 x 75 cm. © Nicolas Brasseur
Samya Moineaud, Chien gonflable, 2019, latex gonflable, 35 x 75 cm. © Nicolas Brasseur
Victoire Gonzalvez, Beurrier, 2020, bois, tissu, beurre, assiette carton, tartines, 12 x 37 x 56 cm. © Nicolas Brasseur
Victoire Gonzalvez, Beurrier, 2020, bois, tissu, beurre, assiette carton, tartines, 12 x 37 x 56 cm. © Nicolas Brasseur