JULIETTE LEMONTEY

JULIETTE LEMONTEY

Juliette Lemontey, 36 fillettes, 2019. Huile et fusain sur drap, 150×195 cm

EN DIRECT / Exposition personnelle Juliette Lemontey
jusqu’au 20 mars 2021, Galerie Gilles Naudin Paris

Leur façon d’occuper l’air

Cheveux blancs et corsage rouge sang, Ophélie est couchée en chien de fusil sur un lit dont on ne distingue presque rien — ce pourrait être une étendue d’eau, tout aussi bien. On imagine Ophélie voguer sur l’eau noire du sommeil. Se noie-t-on dans son sommeil ? On s’y abandonne, en tous les cas. On y est charrié par le courant, ballotté parfois rudement par les sursauts de l’onde mal canalisée dans son lit. S’en est-on déjà suffisamment avisé ? Le sommeil et la rivière ont ce point commun qu’ils suivent tous deux leurs cours dans un lit. Ophélie est le titre du tableau, parce qu’en effet, Ophélie est le prénom du modèle qui a posé ici pour Juliette Lemontey. Mais l’artiste ajoute aussitôt qu’on ne porte pas son nom par hasard. Ophélie, Céleste… Les peintures de Juliette Lemontey portent parfois, en guise d’intitulé, un prénom qui annonce la fluence de l’âme, l’insaisissabilité de l’être.

Juliette Lemontey, Ophélie 2020 huile fusain et gouache sur toile 195X130 cm
Juliette Lemontey, Ophélie, 2020. Huile fusain et gouache sur toile 195×130 cm

Un autre tableau. Un corps recourbé sur lui-même, dos passagèrement voûté, les deux mains jointes sur la tempe et l’oreille gauches comme pour les préserver, et une chevelure ébouriffée aux mèches en bataille : l’œuvre s’intitule Furia. Et la fureur en effet — furie du vent, sans doute tout bonnement — l’habite avec intensité. On songe à quelque détail agrandi d’une estampe japonaise ; on imagine déjà un titre : « Tempête d’automne au pied du mont Fuji »… L’imaginaire du Japon, au reste, nourrit le travail de Juliette Lemontey. Pour preuves, ces deux portraits intitulés Onna-bugeisha,du nom des mythiques femmes combattantes de l’empire nippon médiéval, sortes de femmes samouraïs à l’existence plus légendaire que véridique. Juliette précise que la destinée des samouraïs (et celle des femmes samouraïs, du coup, doublement) la fascine, parce que c’étaient des guerriers qui se battaient pour le compte d’autrui, leur shogun ordinairement, jusqu’à ce que, l’âge aidant, ils se retrouvassent un jour délié de tout engagement : ainsi délivrés de leurs liens, il leur fallait désormais affronter ce flottement qui déstabilisait leur statut personnel. De la tourmente qui semble secouer cette Furia à la quiétude apparente de l’Ophélie plus haut citée (on constatera, au passage, une similitude d’attitudes corporelles entre les personnages des deux tableaux, lesquels, pourtant, expriment des sentiments contraires), Juliette Lemontey dépeint des êtres qui, entre extase légère et perdition passagère, doutent de leur identité.

Il y a, dans la plupart des peintures de Juliette, une sorte d’apesanteur existentielle. Tête penchée, inclinée, basculée, enfouie entre des bras croisés, ou encore dissimulée derrière une chevelure tombante… La figure de biais indique une plongée en soi, subite remontée dans le dedans du dedans, ou, tout à l’inverse, une conscience soudain décillée et clairvoyante comme un regard portant très loin, au-delà de tout. Les personnages portraiturés par Juliette Lemontey sont peut-être des voyants — subitement lucides envers eux-mêmes, se considérant dans l’instant pour ce qu’ils sont : marcheurs au-dessus d’une abîme, danseurs au-dessus d’un volcan. La lucidité n’est pas de tout repos : elle déconcerte, elle sidère, elle coupe l’herbe sous les pieds. On a le sentiment que l’herbe manque aux pieds des personnages dépeints par Juliette Lemontey : ils ne savent plus sur quel pied danser. Ils dansent d’ailleurs volontiers, ces personnages : frise de danseuses de profil, à la manière des ménades représentées sur les anciennes céramiques grecques ; ou bien légèreté sautillante des 36 Fillettes qui nous tournent le dos, cheveux et jupettes au vent. La neige elle-même participe de la danse, comme dans cette peinture où une jonchée drue de flocons volète devant un visage aux traits estompés, surmonté d’un bonnet blanc qui dissimule la chevelure et souligné en- dessous par une écharpe noire : le visage, îlot inexploré, terraincognita,qui se devine — en creux, pour ainsi dire — entre la blancheur d’en-dessus et la noirceur d’en bas. Et ce rideau de neige qui valse au-devant et floute encore davantage ce qui, de ce visage, est déjà à demi effacé.

Juliette Lemontey, Dos nu 2020 huile fusain et brou de noix sur toile 30x30cm
Juliette Lemontey, Dos nu, 2020. Huile fusain et brou de noix sur toile 30x30cm

Les visages que peint Juliette Lemontey sont aussi vierges, ou peu s’en faut, qu’une page blanche. Elle les dessine, puis les efface, souvent plusieurs fois d’affilée, jusqu’à ce que ne demeure que ce qu’elle ne parvient pas à faire disparaître. Figures spectrales aux traits fantômes… À l’orientation de leur visage, on suppose parfois que ces personnages nous regardent, même si nous serions bien en peine de planter nos yeux dans les leurs, que nous n’entrevoyons guère, tant ils semblent se soustraire à notre observation. Au vrai, ces visages nous échappent ; leurs traits sont si fuyants qu’ils ont déjà disparu. Ce sont des visages si lisses, qu’on ne trouve rien à y lire. Du reste, comme on l’a déjà vu, souvent ces visages ne nous font pas face : ce sont des humains qui, devant nous, tournent les talons. Je pense aux 36Fillettes à l’instant évoquées. Ou bien à ce Dos nu, épaules découvertes débouchant sur une nuque au-dessus de laquelle des cheveux sombres viennent dessiner un large sillon sur le crâne : cette raie à la délimitation brutale met presque mal à l’aise. Peut-être parce que ce gros plan à l’esthétique photographique (Juliette Lemontey travaille toujours à partir de photographies et la composition de ses tableaux relève effectivement du cadrage photographique, n’hésitant pas à rogner une pommette ou un bord de front) rend ce bout de corps aussi énigmatique — et aussi étranger — qu’un objet ou un paysage dont on ne saurait rien. Mais sans doute est-il temps d’en venir au rôle décisif de la chevelure dans les portraits de Juliette Lemontey…

Notons tout d’abord que l’artiste use d’une palette restreinte : hormis quelques rares taches de rouge franc, cette palette compte essentiellement des beiges, des bis, des bistres, des crème, des ivoire, parfois un bleu pâle, un rose pâle, sans oublier, bien entendu, la couleur chair de la peau nue. Devant ce coloris amorti, la mémoire nous vient des natures mortes de Giorgio Morandi (et c’est peut-être moins incongru que cela le paraît de prime abord). Rien ne crie, rien ne hurle, rien ne heurte la vue — sans, pour autant, que tout ici soit tendresse et ataraxie. Car en contrepoint de cette douceur des tons, Juliette recourt abondamment au noir le plus affirmé et le plus profond. La force de ce noir s’exprime essentiellement par le cerne du dessin, en traits légers, et par les chevelures, en aplats denses. Si le cerne ne pose guère question, tant il semble indispensable pour la lisibilité de l’œuvre, au regard de la juxtaposition de couleurs très proches que le trait est chargé à juste raison de venir départager, il n’en va pas de même des aplats, dont la puissance graphique confère à l’œuvre sa franchise, son autorité et son énergie. Ses aplats noirs, on l’a dit, sont le plus souvent réservés à la représentation de la masse épaisse des cheveux. Soit la série de peintures intitulée Méduse : les cheveux (mouillés ?) tombent en rideau déchiqueté devant un visage, qu’ils obturent. Plus besoin même d’effacer les traits de la figure : la chevelure s’en charge. Les mèches de cheveux font comme des flagelles, des tentacules, de minuscules membres qui cinglent l’air à la manière d’un fouet. Les cheveux deviennent pieuvre, sangsue, nœud de vipères : ils dévorent le visage, ils l’absorbent, ils le gobent.

Juliette Lemontey, Le miroir des abimes, 2019, huile fusain et acrylique sur toile, 162x195 cm
Juliette Lemontey, Le miroir des abîmes, 2019. Huile fusain et acrylique sur toile, 162×195 cm

Qui est derrière cette chevelure ? Est-ce Méduse ou est-ce celle qui est médusée ? Est-ce la gorgone cruelle ou est-ce sa victime innocente ? C’est comme si les cheveux, sous le pinceau de Juliette Lemontey, accédaient à une vie indépendante. Cheveux pendants, cependant indépendants. Ils font ce qu’ils veulent. Ils sont l’eau noire sur laquelle vogue Ophélie. Ils sont l’être noir qui agit en nous, mais en dépit de nous. Ils sont comme nos rêves : ils proviennent de nous, mais nous n’avons aucune prise sur eux. Il y a cette autre histoire de chevelure, ce tableau de Juliette énigmatique entre tous… Jupes rouges et amples corsages blancs : pareillement vêtues, deux femmes à l’identique chevelure noire, vues de dos, s’éloignent de nous. (Mais peut- être est-ce la même, saisie à deux instants de son éloignement…) Elles progressent toutes deux vers un point commun, point de fuite du tableau, dont nous ne discernons rien. Elles tiennent à main gauche une masse indistincte qui rappelle étrangement leur propre chevelure. Vraisemblablement est-ce un châle de laine noire, aux mailles ajourées, mais comment ne pas se représenter là une perruque ? Ou un scalp ! Et pourquoi pas la tête de Jean le Baptiste brandi par Salomé, après la décollation ! On s’arrête longtemps devant cette toile, dont l’argument reste en suspens.

Toutes les œuvres de Juliette Lemontey se jouent dans ce suspens. Toutes, elles traitent de l’entre-deux : la vacance entre deux actes, le laps entre deux temps, l’espace de vide entre deux moments pleins. Être dans l’entre-deux, c’est se tenir au bord du gouffre. Il y a ce tableau encore, intitulé Miroir des abîmes. J’y vois Narcisse et Narcisse est nu. Il est à demi plongé dans l’eau claire et, se penchant sur le tain de cette eau, il découvre que son visage ne s’y reflète pas. Comment des êtres à la figure effacée pourraient-ils posséder un reflet ? Ils sont pareils au Peter Schlemihl d’Adalbert von Chamisso : peut-être ont-ils vendu leur ombre au diable. Il n’y a plus de visage en image sur le miroir de l’eau : rien qu’un tourbillon, une nuée vertigineuse. Juliette Lemontey peint des corps humains saisis dans l’indistinction de l’entre-deux. Ce peut être l’instant d’un relâchement, un lâcher-prise passager, un laisser-faire, un fléchissement, une laxité. Ou bien ce peut être, à l’inverse, une éclosion du corps soudain radieux, le déroulé d’un geste sans à-coup, le dépliement (presque réflexe) des membres dans l’espace ouvert. Les 36 Fillettes nous tournent le dos, nous ne sommes rien pour elles, tandis qu’elles regardent au-devant, vers un avenir qu’elles abordent en sautillant. Et ces deux femmes, de dos aussi, qui courent vers leur destin, tenant en main ce que je crois être une chevelure, perruque pendouillant comme une dépouille désormais sans usage. Comment ce dernier tableau s’intitule-t-il ? Juliette l’a nommé L’Échappée belle. On ne saurait mieux dire. Je crois que Juliette Lemontey peint des tableaux pour exprimer la façon qu’ont les femmes d’être au monde — leur façon d’occuper l’air.

Jean-Louis Roux, écrivain et journaliste

Juliette Lemontey, L'échappée belle, 2020, huile et fusain sur toile, 200x170 cm
Juliette Lemontey, L’échappée belle, 2020, huile et fusain sur toile, 200×170 cm