MALAIKA TEMBA, LES FEUX DU MONT KILIMANDJARO

MALAIKA TEMBA, LES FEUX DU MONT KILIMANDJARO

Malaika Temba, Marketi, 2023. Tissage Jacquard peint, 183 x 274 cm. Photo Romain Darnaud. Courtesy of the artist & lilia ben salah

EN DIRECT / Exposition Malaika Temba “Les Feux du Mont Kilimandjaro », jusqu’au 20 mai 2023, Galerie lilia ben salah Paris

La Galerie lilia ben salah présente du 27 mars au 20 mai 2023, la première exposition personnelle de l’artiste Malaika Temba “Les Feux du Mont Kilimandjaro”. L’artiste américaine d’origine tanzanienne réalise de grandes toiles au métier à tisser Jacquard sur lesquelles elle retrace des scènes quotidiennes des villages de Kishumundu et Moshi, au pied du Mont Kilimandjaro, dont sa famille est originaire. De manière sous jacente à ces scènes de vies, on lit un hommage à ces populations, ces travailleurs, ces hommes et ces femmes qui nourrissent leur famille sur des terres récemment touchées par d’importantes catastrophes naturelles.

A l’automne 2022, des incendies ont menacé l’écosystème de la montagne la plus haute d’Afrique au sein de laquelle prospérait une grande variété de faunes et de flores. De récentes études ont également montré que la survie du glacier Furtwängler était remise en question et ne pourrait vraisemblablement pas excéder trente ans. Suite à ces événements, l’artiste a passé plusieurs mois en Tanzanie auprès de ses proches, elle les a dessinés, photographiés, elle a également appris à leur côté des techniques de tissages et de fabrication du papier. De cette immersion, a émergé un nouveau corpus d’oeuvres mêlant des scènes urbaines tissées puis rehaussées de peintures ou de broderies ainsi qu’un ensemble plus abstrait de motifs traditionnels tissés sur un papier réalisé à partir d’écorces de ficus exasperata ou “arbre de papier de sable”.

Malaika s’inspire des tissages Kanga de Tanzanie aux motifs abstraits mêlés d’écritures qu’elle décrit comme des oeuvres simples qui laissent pourtant transparaitre des réalités complexes voir indéchiffrables. A travers ses compositions banales, une après-midi au marché, une jeune femme au téléphone, l’artiste replace sur le devant de la scène les femmes, tantes, soignantes et travailleuses de la diaspora qui portent souvent un fardeau disproportionné par rapport aux hommes dans les sociétés d’Afrique de l’Est. Premières pourvoyeuses de soins, d’eau et de nourritures, elles sont, en effet, les première touchées par la crise environnementale. 

Dans l’une de ses compositions, une femme seule est assise sur le trottoir d’un quartier industriel. Le cadrage cinématographique insiste sur un temps long, ce temps nécessaire aux tâches de la vie quotidienne mais négligé et dévalorisé par les sociétés. En tissant, Malaika redonne du sens à ces temps de travail invisibles, ceux auxquels personne n’accorde d’importance. Inspirée par les poètes Ntozake Shange et Toni Morrison sur des sujets tels que le travail et le womanism*, l’artiste se concentre sur ces temps longs, ces temps d’attente, de courses, de cuisine, ces temps où la femme fait mais où personne ne la regarde.

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Malaika Temba, Sweet Disposition, 2023. Tissage Jacquard peint, 122 x 183 cm. Photo Romain Darnaud. Courtesy of the artist & lilia ben salah

Là bas, cette autre femme téléphone, absorbée par sa conversation, préoccupée, l’air sérieux. Avec ses grands yeux noirs, ses sourcils froncés, sa bouche légèrement entrouverte, elle s’apprête à répondre à son interlocuteur. Portrait de l’artiste ou d’une proche ? Dès notre entrée dans la galerie, cette grande toile nous absorbe autant qu’est absorbé son modèle. La finesse de ses traits, la lumière sur son visage, la brillance et la texture de sa coiffure contrastent avec le rendu de sa grande tunique brodée aux motifs de danseuses stylisées recouvrant son pull en laine à col roulé. Le grand mur du fond, semblable à un grand paravent tissé, situe la toile entre peinture et tapisserie, abstraction et figuration.

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Malaika Temba, U Don’t Have to Call, 2023. Tissage Jacquard peint, 175x135cm. Photo Romain Darnaud. Courtesy of the artist & lilia ben salah

Est-ce de la peinture ou du tissage ? Un peu des deux… L’artiste agrémente ses tissages de broderies, de simples ajouts au stylo, de légers traits au feutre ou au pastel et vient repeindre certains visages ou silhouettes. De façon très légère, parfois imperceptible, nous questionnant encore une fois sur l’invisible. Les fils servant au tissage sont toujours laissés apparents, ils sont ensuite peints ou retroussés afin d’offrir un cadre à la composition, comme il est d’usage en peinture. Les oeuvres de Malaika Temba viennent ici, à l’image de nombreux travaux contemporains, brouiller les frontières entre l’art et l’artisanat.Elle retisse l’histoire et l’histoire de l’art contemporains en revisitant aussi bien des techniques de tissage ancestrales que digitales, en expérimentant à partir de photographies ou de dessins numériques, créant des collages résolument modernes et résolument ancrés dans le réel. 

Ici, la foule est dense, le soleil est chaud, on entendrait presque le bruit des moteurs et les échoppiers héler les clients. Des arbres, des scooters tentant de se frayer un passage dans la foule, des sacs étalés au sol, un ventilateur au fond d’une échoppe, un homme essayant un chapeau, des enseignes en swahili. La scène est bruyante, dévoilant une profusion de détails. Des détails que Daniel Arrasse* nous conseillerait d’étudier de plus près… Parfois peints, parfois brodés au feutre, ces ajouts de matières créent du volume, de la texture et davantage de perspective à l’ensemble. La richesse des nuances au sein d’un seul et même motif qu’il soit tissé ou peint, renforce le dynamisme de la composition. Là bas, sur des portes cabossées de tracteurs, elle fait émerger de fines broderies d’un bleu azur sur un fin tulle blanc. Malaika travaille ainsi couche par couche, à l’image des différentes peaux qui composent son identité, dessinant la trame d’une histoire plurielle. Vivant et travaillant à New York, d’origine tanzanienne par son père, elle a vécu enfant dans différents pays d’Afrique, Ouganda, Maroc, Arabie saoudite, Afrique du Sud. Les histoires qu’elle tisse prennent racines dans la pluralité de culture qui l’habitent. Ici les frontières n’existent plus. Son travail mêle les références culturelles, du lato milk d’Ouganda aux vieilles carrosseries d’un tracteur américain, des motifs, une texture et des couleurs vibrantes, inspirés par son enfance en Afrique à l’esthétique de la sérigraphie postindustrielle américaine. Les motifs souvent répétés qui apparaissent dans ses compositions, nous alertent aussi, où que nous nous situons dans le monde, sur notre consommation à outrance de ressources non renouvelables.

Entre peinture, tissage, sérigraphie et photographie, l’oeuvre de Malaika Temba fait dialoguer les matières autant que les cultures en rendant hommage aux femmes de la diaspora, premières touchées par les crises économiques et environnementales. Son travail délicat aux couleurs douces et harmonieuses pointe ainsi des disparités économiques tangibles et alerte sur l’urgence de préserver notre vie sur terre. 

Ouverte en septembre dernier, la Galerie lilia ben salah met une fois de plus à l’honneur une artiste femme qui parle d’hybridation culturelle et continue ainsi à encourager une grande diversité de pratiques et de points de vues qui évoquent les fluctuations politiques économiques et culturelles d’un monde contemporain en mouvement perpétuel. 

  • théorie sociale basée sur l’histoire et les expériences quotidiennes des femmes noires.
  • Daniel Arasse (1944-2003), historien de l’art qui invitait à regarder attentivement les peintures et à ne pas sur-interpréter les images. Auteur de On n’y voit rien et Le Détail, pour une histoire rapprochée de la peinture. 

Camille de Sancy

Vue extérieure_Malaika Temba_Wildfires on Mount Kilimanjaro_2023
Vue extérieure Malaika Temba, Wildfires on Mount Kilimanjaro, 2023, Galerie lilia ben salah
Vue d'exposition  Malaika Temba, Wildfires on Mount Kilimanjaro, 2023
Vue d’exposition Malaika Temba, Wildfires on Mount Kilimanjaro, 2023, Galerie lilia ben salah
Vue d'exposition Malaika Temba, Wildfires on Mount Kilimanjaro, 2023, Galerie lilia ben salah
Vue d’exposition Malaika Temba, Wildfires on Mount Kilimanjaro, 2023, Galerie lilia ben salah. Courtesy of the artist & lilia ben salah
Malaika Temba_Water in a Coconut Shell is like an Ocean to an Ant, 2023_173x140cm_broderie, tissage Jacquard_repro2©Romain Darnaud
Malaika Temba, Water in a Coconut Shell is like an Ocean to an Ant, 2023. broderie, tissage Jacquard, 173 x 140 cm. Photo Romain Darnaud. Courtesy of the artist & lilia ben salah