OUVRAGES. FANTASMER LE MONDE

OUVRAGES. FANTASMER LE MONDE

vue exposition collective « Ouvrages. Fantasmer le monde« , 20 artistes, jusqu’au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris. Photographies : Antoine Perez

EN DIRECT / Exposition collective « Ouvrages. Fantasmer le monde« , 20 artistes
jusqu’au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris

Avec la participation des artistes et collectifs:
Ada, Katrin Backes et Sylvain Tanquerel, Julien Beauquel, Mauro Bordin, Thierry Boutonnier, Aymée Darblay, Corinne Forget, Sylvain Gouraud, Anita Fuchs et Resa Pernthaller, Ivana Adaime Makac, Alex Mira, Antoine Perez, Benoit Pype, Pascaline Rey, Noémie Sauve, Thomas Savelli, Jean-Sébastien Tacher et Adrianna Wallis.

par Antoine Perez

Ouvrages. Fantasmer le monde est une exposition de projets artistiques qui interrogent les « liens écologiques » dans le sens de « l’effet du tout sur le tout ».

Cet événement s’inscrit dans la continuité d’un premier rendez-vous qui a eu lieu à Coco Velten (Yes We Camp) en septembre 2021, lors duquel nous ont été présentés une vingtaine de projets d’artistes réunis dans le cadre de la saison culturelle pour la biodiversité VIVANT 2020 pendant le Congrès Mondial de la Nature de l’UICN à Marseille.

À l’initiative des artistes Aymée Darblay, Noémie Sauve et Ada Yu, cette exposition a été pensée dans un esprit d’auto-organisation et dans une volonté d’entraide, mais aussi de moments vécus entre artistes partageant un même ensemble de préoccupations environnementales, scientifiques et sensorielles. Chacun d’eux s’empare de ces enjeux, leur donnant force et écho : par l’inventaire, qui décompose le monde pour mieux le comprendre, la mise en place de processus ou de dispositifs expérientiels, nous mettant dans des états semi-hypnotiques de contemplation, ou à l’écoute de perspectives autres et inattendues, de points de vue nous demeurant à jamais étrangers, que l’imaginaire de l’art permet d’entr’apercevoir. Le lieu investi pour l’exposition, un édifice du XIXème siècle en travaux dans le 8ème arrondissement de Paris, non loin des Champs-Élysées, offre aux artistes des opportunités singulières d’accrochage et d’investissement de l’espace pour des śuvres in situ. Une présentation de recherches artistiques, certaines en cours, dans de grandes pièces vides et dégradées, où le vécu interroge. Et la perspective nous prend de nous demander si elles sont destinées à être réhabilitées ou laissées abandonnées aux ruines à venir, le silence de ces espaces vides contrastant fortement avec ce quartier animé.

Jean Sebastien Tacher&Antoine Perez
Jean Sebastien Tacher & Antoine Perez
vue exposition collective « Ouvrages. Fantasmer le monde« , 20 artistes, jusqu’au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris. Photographies : Antoine Perez

Ouvrages

Œuvrer se réfère ici aux mises en place, aux protocoles, aux collaborations invisibles et pourtant nécessaires à l’existence de mondes entremêlés. Les formes de vie dans leur diversité, micro et macro-organismes, milieux vivants, écosystèmes et forces chthoniennes śuvrent de concert, de même que l’omniprésente déferlante anthropique et développementiste dans laquelle nous nous trouvons aporétiquement imbriqués. De cet ensemble de trajectoires croisées – ailleurs appelé par pensée réductionniste et unilatérale data, ici appréhendé comme des mondes relationnels, collusions intriquées d’art, de science et de poésie – les artistes ont tiré certains fils, sillonné des zones liminales, poreuses et incertaines, survolé des écotones, et expérimenté des processus multiples.

Une énorme tête de bouc en bois sculpté nous accueille dès l’entrée. Jean-Sébastien Tacher  nous dévoile « Le sauvage esprit des lieux« , une série de sculptures en céramique, des représentations de chimères, de démons et de divinités mythiques, tirées de différentes cosmogonies, qu’il hybride avec ses propres récits, associe ou bien confronte comme pour essayer d’en tirer ses propres conclusions, sa propre compréhension du monde. Les têtes et les personnages modelés, creux, ont été convertis en cruches à cocktails le temps du vernissage, servis par l’artiste.

En arrière plan, la photographie sur tissu « Les stratigraphes » (Antoine Perez, 2021), donne à voir des mots découpés et installés physiquement dans un paysage, une zone humide dans laquelle ils semblent s’enfoncer. Lourds de sens et empêtrés dans une eau sombre bien terrestre, ces concepts (anthropocène, plantationocène, capitalocène, chthulucène) pourraient s’allonger à l’envi : industrialocène, plasticocène, phonocène, symbiocène… Le titre renvoie aux porteurs de ces discours et à leurs points de vue situés, intrication de couches géologiques et conceptuelles qui prétendent définir le monde et d’où, pour autant, ces auteurs comme nous-même ne savons comment nous extraire.

Ada Yu vue exposition collective "Ouvrages. Fantasmer le monde", 20 artistes, jusqu'au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris. Photographies : Antoine Perez
Ada Yu
vue exposition collective « Ouvrages. Fantasmer le monde », 20 artistes, jusqu’au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris. Photographies : Antoine Perez

Dans la pièce suivante, l’artiste Ada Yu a collecté des rebuts, gravats et morceaux de bois provenant d’anciens murs d’édifices aujourd’hui détruits. Son installation, une grande structure métallique supportant des contenants de verre éclairés, reproduit et met en scène la méthodologie scientifique à l’œuvre dans la recherche. Le mode de présentation soigné de chaque élément renvoie quant à lui à l’imaginaire du musée. Ses aquariums sont autant d’objets d’études comparées, isolés les uns des autres comme pour mieux faire l’inventaire de leurs différences et similitudes afin d’en tirer des hypothèses scientifiques. À l’intérieur de chacun, les gravas déposés ont été recouverts de cristaux d’alun produits par réaction chimique.

Directement adjacente, l’installation de Thomas Savelli a été pensée in situ. Intervenant directement sur le mur, il a gravé la matière, révélant par des séries de lignes parallèles les traces, le témoignage des usages passés du bâtiment. De ces indices-mémoires, sorte de pétroglyphes non situés qui auraient tout aussi bien pu être réalisés par des insectes xylophages, ici devenus lithographes de lieux en transition, il fait une dépouille laissée sur place, comme un travail en cours, la mue d’un espace allégoriquement vivant, en transformation. Le chant des pistes n’est plus très loin.

Thomas Savelli vue exposition collective "Ouvrages. Fantasmer le monde", 20 artistes, jusqu'au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris. Photographies : Antoine Perez
Thomas Savelli
vue exposition collective « Ouvrages. Fantasmer le monde », 20 artistes, jusqu’au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris. Photographies : Antoine Perez

Dans le fond, une petite alcôve discrète aménagée par Corinne Forget amène une douceur réconfortante et bienvenue, en même temps qu’une certaine inquiétude. Sur un tapis de sable elle a disposé des plaquettes de céramique émaillées, imprimés de gravures à l’eau forte. Ses dessins, qui représentent des animaux, en chair ou en squelette, ont été réalisés au Jardin des Plantes de Paris, où elle se rend régulièrement avec des plaques de zinc pour effectuer des gravures « sur le vif » de tout cet ensemble d’espèces disparues ou menacées. Ses plaques de terre cuite, artisanales et imparfaites, légèrement déformées, rendent bien compte d’un lien sensible à cette grande famille dont nous faisons partie, ténu, fragile, et qui peu à peu se délite sous notre propre poids. À côté de ce pavement, émerge du sable deux petits squelettes anthropomorphes enlacés, à la manière des premières tombes paléolithiques découvertes en Europe. Cette archéologie de la perte est toutefois nuancée par de petites présences discrètes, des escargots de porcelaine qui semblent bien vivants, en mouvement, prêts à explorer un monde nouveau peut-être fait pour eux.

Avec sa « Toile cosmique » (2022), Aymée Darblay propose un dispositif qui répond à ce réseau d’initiés constitué par les chercheurs en sciences, tissant des hypothèses, formulant des échos du monde sur ses origines et son fonctionnement. Le langage qu’elle déploie s’attache autant à l’étude empirique de la morphogenèse des toiles d’araignées (elle parle de « prélèvements rituels ») qu’à celle des structures mentales humaines. Celles-ci induisent des biais cognitifs de perception et d’interprétation des données, souvent inconscients, qui conduisent à une extension de certains types de savoirs, par l’élaboration de faits scientifiques liés aux méthodologies qui les conditionnent. Pour ce projet, elle s’est intéressée aux recherches menées par le Laboratoire d’Astrophysique de Marseille sur l’accélération de l’expansion de l’univers et la nature de sa source, l’énergie noire. Ses prélèvements de toiles d’araignées en différents lieux font écho aux géographies démesurées étudiées par les chercheurs, horizons infinis synthétisés dans des cartes orthonormées de l’univers, faites de points dont chacun situe une galaxie.

Rapprochant la focale, Mauro Bordin nous invite par ses peintures à l’observation d’univers étranges, oniriques, presque effrayants, faits de paysages habités par des fleurs et des cactus géants. Des personnages en émergent, créatures fantasmatiques, animaux domestiques et sauvages, humains, dont la clé de leurs déambulations et activités ne nous est pas d’emblée accessible.

Mauro Bordin vue exposition collective "Ouvrages. Fantasmer le monde", 20 artistes, jusqu'au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris. Photographies : Antoine Perez
Mauro Bordin
vue exposition collective « Ouvrages. Fantasmer le monde », 20 artistes, jusqu’au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris. Photographies : Antoine Perez

Précisant plus encore le détail, Noémie Sauve nous convie aux limites du visible, à être attentifs à l’existence de micro-mondes reliés, faits de flux sous-marins et de boucles de rétroactions vacillantes. En 2017, elle embarque à bord de la goélette Tara, dans le cadre d’une expédition maritime et scientifique dont le but était d’étudier l’impact du bouleversement climatique et des diverses pressions anthropiques sur les récifs coralliens. Ses « Dessins en exosquelette » (2019) en sont des témoignages. Elle a élaboré sa propre technique pour tenter de rendre compte au mieux de ces évolutions complexes, et de ce qu’elles font à ces villes de calcaire pluriséculaires : une usure inexorable de leurs ruines abandonnées. En accumulant des particules de cuivre sur des dessins par électrolyse, elle rend sensibles et perceptibles les perturbations d’un milieu. La fragilité du décollement de ses infragraphes métalliques se détachant de leur support papier résonne avec la relation symbiotique unissant les polypes coralliens à leurs zooxanthelles. L’exosquelette recroquevillé, déstabilisé, n’est plus en phase. La coopération, compromise, semble nous crier sa volonté de perdurer, nous cracher à la figure son désir d’exister.

Julien Beauquel appréhende la phytosociologie des milieux, ici à travers l’exploration botanique de l’environnement urbain. Par son intervention in situ, « Hémérochores ou les ensauvagées » (hémérochore désigne les plantes qui accompagnent les humains dans l’histoire de la migration des espèces Homo), il dévoile son intérêt pour le détail, le considéré comme non-signifiant dans une écologie citadine. Le titre est également un pied de nez au concept de wilderness, entendu comme espace de nature sauvage distinct de la culture humaine, négation du processus historique de co-évolution d’un milieu vivant avec ses habitants. Car tout un ensemble d’espèces cryptiques au sein des villes peuvent être vues comme des alliées : porteuses de vertus médicinales ou nutritives, elles nous indiquent une voie tierce, celle d’une féralité à investir. Dans l’espace de l’exposition, l’artiste est intervenu à l’aide de végétaux qu’il a disposé dans des trous du sol de la pièce, des brèches et des interstices, à la manière des plantes emportées par les éléments ou dans l’estomac de divers animaux, et qui se retrouvent ensuite dans des cavités, des anfractuosités de roches, dans des conditions de vie plus ou moins propices et dans lesquelles elles trouvent leur substrat. Les espèces choisies sont des érables « échappés » des carrés citadins qui leurs ont été attribués, ou des spécimens horticoles venant du commerce, mais auxquels il choisit d’offrir l’opportunité de s’ensauvager, prendre racine dans des environnements étriqués et précaires, à l’image des non-lieux délaissés où trouvent déjà refuge de nombreux individus.

« Rétention » (2016) de Adrianna Wallis, consiste en trois pierres collectées par l’artiste dans le sol de la ville de Cali, en Colombie, recouvertes ensuite d’un épais voile de verre. Par l’allégorie de l’extraction archéologique et la présentation muséale, derrière un verre protecteur (on pourra alors s’interroger : pour qui ?), elle questionne les limites de notre mémoire collective : ce qui sera sauvegardé d’un côté, constituant ainsi le récit d’une vie en commun, et le mis au ban, l’ensemble des rebuts considérés comme non-signifiants par un groupe dominant, dans le contexte d’une société à une époque donnée. Mais ce voile cherche aussi à étouffer, à taire le passé douloureux symbolisé par les pierres. Taire pour pouvoir continuer à vivre après 50 ans de conflit armé. Le verre agit comme une loupe, montre avec précision un passé qui compose entre devoir de mémoire, de transmission pour ne pas laisser les événements se reproduire, et la nécessité d’oublier pour pouvoir continuer à vivre.

Anita Fuchs et Resa Pernthaller ont travaillé avec plusieurs laboratoires de recherche, menant une étude se concentrant sur les effets du changement climatique sur une chênaie endémique de Provence. Un individu centenaire a dans ce but été disséqué méthodiquement, en pesant et mesurant chaque ramification, inventoriant et classant chacune de ses feuilles selon leur branche d’origine pour en récolter un ensemble de données biométriques. L’archive scientifique, transposée dans un langage artistique, devient une frêle feuille de chêne, disposée et inventoriée sur une feuille de papier tel un herbier, l’attestation non du résultat de cette recherche, mais de l’engagement scientifique et humain nécessaire à cette entreprise titanesque. La matérialisation physique des données devient ici un enjeu artistique, celui de l’esthétique de la recherche.

« Le sablier paresseux » (2022), de Benoît Pype met en scène une expérience scientifique célèbre, une étude sur la fluidité de la poix. Cette matière à très haute viscosité rend le déplacement de ce fluide imperceptible à l’œil, une goutte tombe toutes les décennies en moyenne. Le sablier, réalisé avec un verrier, attend patiemment sa première goutte. Le bouleversement climatique sera-t-il toutefois un facteur d’accélération de la démonstration ?

Sylvain Gouraud nous parle de notre rapport à la terre, de celle qui nous porte et qui nous nourrit. Partant de ce que la modernité a fait de nous et de nos perceptions, il élague, adoucit et affine, nous fait prendre des distances avec cette ligne annoncée droite du progrès. Les pieds ancrés, il nous donne à voir une certaine rugosité, des lignes non régulières mais au contraire sinueuses et singulières, aux trajectoires qui composent autant qu’elles décomposent les pratiques agricoles. Son installation, composée de petites photographies issues de planches-contact disposées sur une table, sont autant d’histoires de rencontres effectuées pendant une dizaine d’année avec des agriculteurs, explorant un large spectre de techniques agricoles, du conventionnel à la biodynamie en passant par l’agroforesterie. Au mur, de grandes photographies encadrées donnent à voir pour l’une d’elles le détail d’un crampon de roue de tracteur, appelé sculpture. La seconde image cadre l’intérieur d’un dynamiseur, utilisé dans le but de rendre l’eau porteuse d’énergie. La dernière photographie enfin montre un escalier du Goetheanum, un édifice abritant la maison de l’anthroposophie. Créée près de Bâle par Rudolf Steiner, ses tracés architecturaux ont été pensés selon les préceptes de cette doctrine spirituelle holistique, en en déterminant les lignes et les angles. Chacune d’elles est une entrée vers un chapitre différent de cette histoire environnementale de l’agriculture.

Sylvain Gouraud&Thierry Boutonnier vue exposition collective "Ouvrages. Fantasmer le monde", 20 artistes, jusqu'au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris. Photographies : Antoine Perez
Sylvain Gouraud & Thierry Boutonnier
vue exposition collective « Ouvrages. Fantasmer le monde », 20 artistes, jusqu’au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris. Photographies : Antoine Perez

Dans le même espace, Thierry Boutonnier et un amandier se présentent, se représentent et s’organisent avec les ressources de nos maisons vacantes, comme ici rue Beaujon. Ce duo est issu des pépinières urbaines, l’amandier précisément de celle à « Gratte-terre ». C’est un duo qui œuvre, ils se respirent et s’inspirent. Il témoignent d’un urbanisme transitoire. L’ouvrage est aussi en cours dans un quartier de Villeurbanne. Au pied de l’arbre, une mosaïque réalisée avec des enfants de l’école Rosa Parks forme un QR code et tente de nous relier à ces trajectoires de vies. Avec l’śuvre « Hollywood », des chewing-gums à la chlorophylle viennent momifier les bourgeons des feuilles d’un autre amandier mort. Et si les vivants ruminaient avec les morts pour regarder la vie autrement ? Durant une discussion collective, et à travers la pensée du philosophe Timothy Morton, nous avons dialogué ensemble artistes, arbres, œuvres, vivants, morts et publics. Nous avons questionné les définitions parfois communes, parfois contradictoires, de l’écologie. Que serait un art écologique ? Une śuvre ressentie subjectivement comme appartenant à cette définition pour soi, a-t-elle pu un jour nous faire bifurquer, nous faire évoluer vers des relations au monde différentes ? Morton, dans son livre La pensée écologique, insiste sur les interconnexions entre les êtres vivants, entre les choses terrestres et ce qu’il nomme les hyperobjets, c’est-à-dire des entités dont les dimensions et les implications spatiales et temporelles, diffuses et insondables, nous dépassent (changement climatique, microplastiques…). L’enjeu de cet échange était de former, par la discussion, un écosystème de pensées, nourries les unes des autres en interaction, à l’image d’un écosystème où tout élément situé est partie prenante d’un plus grand que soi, influencé et influençant tout à la fois son milieu.

Ivana Adaime Makac&Thomas Savelli vue exposition collective "Ouvrages. Fantasmer le monde", 20 artistes, jusqu'au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris. Photographies : Antoine Perez
Ivana Adaime Makac & Thomas Savelli
vue exposition collective « Ouvrages. Fantasmer le monde », 20 artistes, jusqu’au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris. Photographies : Antoine Perez

Ivana Adaime Makac nous invite à une visite de son « Jardin des revenants » (depuis 2017), une grande installation de restes organiques végétaux qu’elle met en formes. Des feuilles de choux accumulées et patiemment brodées ensemble évoluent vers des oripeaux, des drapés de flores hybrides, autant de ramifications chimériques inquiétantes aux frontières de la science-fiction. Elle fait également pousser des calebasses, dont elle conditionne la plastique naturelle, pour les amener à des conformations particulières, dirigées. Un complément de formation à l’École de fleuristes de Paris lui a permis de mettre au point, à partir de techniques utilisées dans ce domaine, des recettes qui alimentent sa pratique artistique, des savoirs-faire qu’elle a détournés jusqu’à ces installations de jardins des songes faits de plantes mortes-vivantes taxidermisées. Des socles, des cônes, des cubes renvoient à la géométrie rationnelle, rassurante par sa régularité, mais dont les présences ici sont presque menaçantes, subverties par des couleurs marron à vert fade, et une irrégularité organique de ces formes, dès lors que l’on se soucie du détail. C’est qu’il y a là des mondes qui évoluent sans nous, humains, des zones du dehors comme du dedans qui nous échappent. De petits coléoptères (stegobium paniceum), des micro-hyménoptères (cynip) et des araignées habitent ses expérimentations, s’en nourrissent et les modifient. Co-concepteurs de ces créations, ceux-là sont arrivés par leurs propres moyens et vivent une vie autonome et sauvage dans ce nouvel habitat. Des excréments et autres résidus de vers à soie (cocons, fils…) qu’elle élève depuis 2009 sont là encore intégrés et ingérés par ces sculptures vivantes, micros écosystèmes alimentés et alimentant.

Dans la pièce suivante, Katrin Backes et Sylvain Tanquerel ont recréé à l’aide d’une lumière tamisée et de quelques objets un espace intimiste évoquant la collection naturaliste ou le cabinet de curiosités. On y découvre trois installations qui chacune se présente comme le détournement d’une pratique mantique de « lecture » dans les matières (concrétions métalliques, déchets animaux et végétaux, éclats de lumière à la surface de l’eau). Dans cet ensemble abondant, on peut notamment observer des « scanographies » de pelotes de réjections qui côtoient, dans un angle de la pièce, un écran diffusant la vidéo d’une nichée de chouettes effraies. Une table recouverte d’un miroir présente un livre-objet, recueil de coulées de plomb inventoriées à la manière des planches d’entomologie. La méthode scientifique est ici plus empirique, un retour historique sur la manière dont se sont construites les sciences. Une époque où être spécialiste de tout semblait encore pour quelques-uns atteignable. Ces co-existences de savoirs en équilibre, porteurs de mondes différents (sciences physiques, arts divinatoires, croyances religieuses, sorcellerie…) furent et restent encore aujourd’hui des enjeux d’entendement du monde. On cherchait à le comprendre, à expliquer des phénomènes inexpliqués autrement, et nombre de théories sur des liens de causes à effets avaient leur chance de se trouver validées par le collectif. Par détournement et hybridations de médiums, ces différentes śuvres se présentent comme autant de moyens d’investiguer la matière pour y scruter le point où, entre représentation et perception, l’image émerge.

Pascaline Rey nous engage à considérer trois propositions, formulation de trois univers possibles. Au mur, un grand planisphère éclairé de quatre néons bricolés est revêtu de plaquettes de céramique émaillées, des empreintes de nombrils qu’elle prélèvent depuis plus de vingt ans. Recouvrant l’intégralité des surfaces émergées, l’impression d’avoir représenté l’occupation d’un territoire est renforcé par une carte aux enjeux géopolitiques conséquents. En face, une petite étagère suspendue invite à se pencher, à mieux observer la reconstruction d’un paysage miniature. Fait d’arbres, de buissons et de vallons, une épaisse couche grisâtre le recouvre, le pénètre, constituée d’une accumulation hétérogène de débris organiques et minéraux divers entremêlés. Ces moutons de poussières quotidiennes encombrent l’espace, le saturent, à l’image des nanoparticules omniprésentes dans l’environnement, pour lesquelles l’adaptation est devenue la seule option. Enfin le dernier élément fait l’hypothèse d’un monde géologique, dont l’humain est absent. Un petit cirque minéral, maquette sur son socle, entoure un lac sombre et mouvant de micro-brisures de métal, dont l’ondulation s’active par un système de moteur aimanté. Par ce travail prospectif, elle effectue une tentative de clarification, d’ordonnement du monde : serait-ce le postulat d’une néguentropie encore possible ? Ce principe, qui est la capacité de certains systèmes (forces physiques, écologiques, sociales…) à s’auto-organiser, est l’opposé de l’entropie, qui consiste quant à elle en une inexorable diffusion et perte d’énergie. Se voit-on imaginer certaines de ces hypothèses comme souhaitables, désirables ? Ou au contraire conduisent-elles vers des trajectoires inquiétantes, des états de stabilité dont nous serions difficilement les habitants ? Quand nous parlons de sauver la planète, le vrai sujet est-t-il celui de l’ensemble des forces telluriques à l’śuvre, une fine couche terrestre aux conditions bioclimatiques bien particulières, ou nos intérêts à court terme ?

Au sous-sol, une projection vidéo regroupe des films en alternance de formats court et longs. Dans « Les cris » (2018), Adrianna Wallis se met en scène, lointaine dans un paysage brumeux. Elle hurle des mots en majuscules relevés dans des lettres perdues dont elle est devenue, entre 2017 et 2020, la dépositaire dans le cadre d’un accord avec La Poste. Hurlées éperdument, les invectives et frustrations exprimées se perdent dans les limbes d’un paysage mental. 

Dans « Être-forêts » (Antoine Perez, 2020), un personnage cynocéphale arpente bois et campagne, et effectue des greffes fruitières sur des arbres sauvages. Ce film a été réalisé dans le cadre du projet « Rituel pour le vivant« . Il s’intéresse aux liens qui relient trois formes de diversités biologiques : la biodiversité sauvage, la biodiversité domestique et la diversité culturelle, greffe créolisée des identités et des savoirs. La seconde vidéo, « Ensemencer le ciel – Session 1, Opération de charme » (2021), restitue en caméra embarquée la performance d’un parapentiste équipé d’une corne d’abondance en osier, semant des graines de charme depuis les airs. En fond sonore, une voix masculine décline en latin des noms de plantes correspondant à l’étage collinéen, associés à l’espèce semée. La même déclinaison de noms est répétée en français plus tard par une voix féminine, pointant le curseur historiquement situé d’un universel genré des savoirs et de ses capacités de diffusion. Ce film introduit un projet plus vaste, « Ensemencer le ciel« . Il consiste à semer des mélanges de graines représentatives de différents biotopes, dans des milieux différents, et adaptés aux zones ensemencées. Les actions sont suivies par un écologue, et débattues avec de nombreux partenaires : Conservatoire d’Espace Naturel, Écomusée du bois et de la forêt, forestiers, usagers des forêts…

Alex Mira nous entraîne ensuite avec « Pelagos » (2019) dans les profondeurs marines et abyssales. Une caméra est plongée en Méditerranée jusqu’à 216 mètres de profondeur. L’image, de la descente à la remontée, donne à voir en dégradé des tonalités de bleu corrélatives à la distance par rapport à la surface. Des particules en mouvement révèlent la traversée de blooms planctoniques. Son autre vidéo « Helios » (depuis 2011) est une succession d’images patiemment collectées sur internet de couchers de soleil, des photographies prises dans le monde entier, qu’il diffuse très rapidement accompagnées d’un bruit sourd et pénétrant. 

Katrin Backes et Sylvain Tanquerel projettent « La montée des eaux » (2021), avec une musique du compositeur Guillaume Contré, en lien direct avec leur installation dont certaines parties, visuelles, sonores et scripturales, restituent la teneur.

Antoine Perez

Noemie Sauve&Julien Beauquel vue exposition collective "Ouvrages. Fantasmer le monde", 20 artistes, jusqu'au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris. Photographies : Antoine Perez
Noemie Sauve & Julien Beauquel
vue exposition collective « Ouvrages. Fantasmer le monde », 20 artistes, jusqu’au 1er mai 2022, 5 rue Beaujon, Paris. Photographies : Antoine Perez