[ENTRETIEN] Camille Holtz

[ENTRETIEN] Camille Holtz

Entretien avec l’artiste Camille Holtz À l’occasion de la sortie officielle du film L’Inutile au Festival International du film de Marseille.

Oeuvre : L’Inutile – un film de Camille Holtz – 2014 – 32′ – HD

Artiste : Camille Holtz, Née en 1989 à Obernai. Vit à Paris. Diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris (Fr) Secteur : Photographie et Vidéo

Ils sont à peine entrés dans l’adolescence, ou tout juste sortis. Ils vivent à Grendelbruch, un village alsacien en lisière de forêt, dans l’ombre de leurs pères, fascinés par la chasse et les poids-lourds. Ils se conforment aux modèles masculins que leurs familles leurs proposent, et semblent irrémédiablement destinés à les reproduire. Quentin, 19 ans, ne trouve pas sa place dans cette société en vase clos. Il ne sait pas très bien ce qu’il cherche mais il sait que ce n’est pas là qu’il le trouvera.

Suite à la sélection de son film L’Inutile en 2015 au FID Marseille (Écrans Parallèles – Les Sentiers) et aux États généraux du film documentaire de Lussas (Expériences du Regard), Camille Holtz nous parle de ses réalisations et plus particulièrement ce film à l’aspect singulier. 

L’Inutile pose la question du basculement de l’adolescence dans l’univers des adultes avec comme décors un petit village français qui a vu grandir la réalisatrice. Tout à la fois pris entre subjectivité et objectivité, entre documentaire et fiction, L’Inutile est caractéristique des productions de cette jeune artiste et se démarque des autres productions documentaires parfois ouvertement cyniques par son esthétisme et son approche intimiste.

Quel a été le point de départ du film L’Inutile ?

Je voulais faire un film dont le cadre serait le village de mon enfance, avec son atmosphère pesante, ses teintes vertes et sombres spécifiques à la lisière des Vosges dans un lieu enclavé où tout le monde se connaît.

Le huis-clos est une thématique que j’affectionne et que l’on retrouve notamment dans mes ensembles de photographies sur les communautés ou les rassemblements comme les concours canins, les combats de coqs, les sosies et fans de Johnny Hallyday et plus récemment avec un livre sur l’affaire Grégory intitulé Je t’envoie mon dernier sms

Connaissant les lieux, les activités et une partie des habitants j’avais au départ en tête un jeune couple d’adolescents ostensiblement fou amoureux rencontré au stade de foot lors d’un match, une grand-mère qui dans une forme de renoncement semble avoir substitué l’affection de son mari par celui de son chien et un chasseur de 25 ans qui à tous les vices du village : foot, chasse, pêche et bistro.

Peux-tu nous parler du premier jour de tournage ?

Il était dédié à des scènes de chasse lors d’une battue. Mon frère Quentin m’aidait à porter le matériel pour les moments où je marcherai en filmant. Sauf que les chasseurs m’ont fait un sale coup en nous installant dans un mirador. On est restés bloqués quatre heures dans ce mirador sans pouvoir ni sortir ni filmer la chasse. Il y avait une belle lumière. J’ai commencé à filmer le visage de mon frère et les gestes qu’ils faisaient avec ses mains pour se réchauffer. Dans certains plans larges que j’ai filmé à la fin de la battue, Quentin était visible, au bord du cadre, sans se sentir concerné par les éléments qui l’entouraient. Tout en étant là, il était complètement en dehors de l’action, dans un autre monde avec une forme de beauté liée à cette présence-absence. En regardant les rushes j’ai compris que c’était cela que je voulais filmer.

N’est-ce pas singulier de vouloir filmer un village par le biais d’un personnage qui n’y trouve pas sa place ?

Cela me renvoyait à mon enfance quand moi-même dans ce village j’avais la sensation d’être une observatrice en retrait qui n’était pas à l’aise dans cet environnement. J’avais aussi le désir de mettre l’accent sur une certaine forme de violence faite envers les rêveurs qui passent pour des inadaptés ou des bons à rien.

Les actions que le personnage accomplit sans utilité, liées à l’enfance ou à la jeunesse, liées à la perte de temps, sont souvent perçues négativement. Il y a une beauté dans ces actions peu efficaces, ces gestes simples qui lui prennent du temps, que j’ai voulu filmer.

Il y a un contraste fort entre les jeunes du village et cet « inutile »…

Pour rendre perceptible ce côté rêveur et préoccupé, j’ai choisi de montrer le contre-exemple de Quentin. J’ai filmé ses cousins qui sont eux, bien que plus jeunes, complètement adaptés à cette vie de village. Il ne s’agit pas de les déprécier mais d’indiquer qu’ils ont été initiés par des adultes qui leur ont transmis les gestes nécessaires à la vie rurale.

Quelle place as-tu voulu donner aux parents dans le film ?

Mis à part le père de Quentin et la voix de sa mère qui intervient en off à deux reprises, les adultes sont absents du récit. Je voulais que les figures d’autorité soient perceptibles sans être visibles à l’image. Dans le film, les protagonistes communiquent peu. Quentin encaissent les paroles brutales de sa mère et se défend par une succession de « non ».

Le film se déroule selon une suite de tâches à effectuer qui montrent son côté inadapté et en quelque sorte le fragilise. Comment as-tu construit l’enchaînement des séquences ?

La fragilité se construit sur le décalage entre les cousins qui s’occupent naturellement et mon frère, qui avec son père font des activités proches de l’absurde : déplacer une voiture, des copeaux de bois, une machine à laver et scier le tronc d’un sapin de Noël pour qu’il rentre dans le socle fait avec une jante de voiture.

Dans la scène où Quentin scie le sapin, j’aime le moment où il regarde autour de lui, se sentant épié et jugé au point qu’il ressemblerait presque à un animal traqué. Le principe était de le filmer dans l’action avec le sentiment de ne jamais véritablement pouvoir entrer dans ses pensées. 

Le père semble très proche dans son silence de ce fils « laissé pour compte ». C’est un rapprochement qu’il t’a apparu important de souligner ?

Au début j’étais un peu déçue que le père et le fils ne se parlent pas d’avantage. C’est un environnement où les personnes communiquent difficilement. Ce silence correspond à la réalité et ce qui compte pour eux c’est d’être ensemble. C’est assez amusant d’entendre le père dire au bar du village qu’il n’a pas de nouvelles de son fils alors qu’ils ont passé une partie de la journée ensemble. Je crois que le père est lui même resté un enfant. C’est un idéaliste qui ne veut pas forcer son fils à correspondre à la norme.

N’as-tu pas fait finalement ce film afin de percer ce silence et ce sentiment de vide de l’adolescent qui se voit contraint d’évoluer dans un monde d’adulte ?

J’ai filmé Quentin à un moment particulier et charnière de sa vie qui est l’année du bac. Je savais que dans sa tête il se passait pleins de choses et qu’il ne me dirait rien. Je savais qu’il ne se confierait pas sur ses doutes et inquiétudes. Dans le film, il tient tout de même tête à sa mère et parle assez clairement de son projet de faire un métier dans la vente à l’un de ses cousins.

Les cousins âgés de 13 et 15 ans sont déjà déterminés dans ce qu’ils veulent faire de leur vie alors que Quentin se laisse la possibilité de changer si jamais ça ne lui plait pas. Je voulais que le décalage de l’âge apparaisse car les deux cousins sont mêmes trop jeunes pour légalement chasser ou conduire un poids lourd. Dans le village, c’est pourtant bien vu et les gens les félicitent. Là bas, il y a peu de place pour la jeunesse, tu dois vite devenir un adulte sinon tu es perdu.

En tant qu’artiste cette question de trouver sa place a du se poser aussi pour toi…

Cette part d’incertain dans l’avenir, je l’ai en tant qu’artiste. Il n’y pas de chemin tout tracé pour un créateur qui doit toujours remettre en question ce qu’il fait et évoluer. Dans mon cas, je dessinais et ma mère m’a soutenue. J’ai pris des cours de peinture et j’ai commencé à trouver ma voie. Ce n’est que l’année du bac que j’ai appris qu’il existait des écoles où étudier la photographie et la vidéo. Personne ne m’avait dit que ça existait avant.

De par ce rapprochement et ton expérience personnelle, certaines scènes t’ont-elles parues essentielles à filmer ?

Quand j’ai eu la scène avec la mère, j’ai vite su que ça allait être le début du film. D’emblée le spectateur est dans le bain et l’on comprend quel sera le sujet du film. J’avais l’idée de la scène finale avec les plans serrés sur le visage de Quentin et son air déterminé. Au tout début j’avais aussi une musique en tête, une sorte de rock introspectif et révolté. Mais cela renvoyait à ma propre génération et me correspondait trop au détriment de sa personnalité.

Classes-tu ce film du côté de la fiction ou du documentaire ?

Je note des dialogues entendus, des scènes observées et je les fait rejouer à un moment différent dans un lieu choisi. D’une certaine manière les garçons jouaient leur propre rôle tout en étant dirigés. Après il y a des éléments pris sur le vif comme la scène où Matthieu se fait engueuler par son grand-père parce qu’il conduit un camion sans autorisation. Quand j’ai visionné le film avec eux, mes petits cousins se souvenaient avoir joué certaines scènes alors qu’elles avaient été prises sur le vif. Cette confusion m’a beaucoup amusée.

Je savais ce que je voulais, et je les lançais sur des sujets nécessaires au déroulement du récit afin de filmer leurs réactions et leurs interactions. Acteurs ou non, un réalisateur est dans la manipulation. Et bien-sûr, ceux qui sont filmés sont conscients de cette manipulation.

Quels sentiments ton frère ou tes cousins ont-ils exprimé à jouer leur propre rôle ?

Ils se considèrent comme des acteurs car je leurs donnent des indications sur l’idée qui doit ressortir de la scène. Ce que le spectateur doit avoir eu comme information. J’imagine que cela doit être difficile de se voir à l’écran quand le rôle, l’histoire et les lieux ressemblent à la réalité du moment. Concernant mon frère, il se laissait filmer tel qu’il est et acceptait de faire et refaire des plans parfois très long et pénibles. Il ne se laissait pas entièrement faire car il me résistait aussi. Derrière son aspect apathique, il a donné beaucoup.

C’est une sorte de portrait de lui que tu fais ?

Le film fait 32 min, ce qui est court pour véritablement faire le portrait de quelqu’un. Je dirais que c’est une partie de lui à un moment précis, la fin de l’adolescence. Le texte que Quentin lit à la fin vient de l’un de ses cours de philosophie. Du seul cours qu’il a noté de l’année d’ailleurs. C’est en l’aidant à réviser que j’ai vu qu’ils avaient étudié L’Enfant sauvage. Le parallèle avec mon propre film s’est fait rapidement.

A-t-il été aisé de poser la caméra sur ta propre famille ?

Il y a quelques années, j’ai filmé ma mère lors de sa rupture sentimentale et son retour en Alsace. Je photographie aussi mon frère Quentin depuis qu’il a 12-13 ans. Un jour j’aimerai faire un livre avec les photos que j’ai de lui car en plus de montrer l’évolution d’un individu singulier, elle montre l’évolution de ma pratique photographique. Mon frère est la première personne que j’ai prise en photo quand mes parents m’ont offert un compact numérique, car enfant il avait déjà un visage intrigant et je voulais garder une trace de ce visage pour ne pas l’oublier.

Mon frère est celui qui m’a demandé le moins de comptes même quand je filmais des moments intimes. Le plus dur à été de filmer mes cousins. Ils avaient beaucoup de conditions sur ce que je pouvais filmer ou non, surtout avec le chasseur qui était inquiet que des personnes puissent voir qu’il faisait des choses pas forcément autorisées.

Quelles difficultés as-tu éprouvées lors du tournage ?

Étant donné que je tournais avec des jeunes qui s’impatientent vite, je savais que j’avais un nombre de prises limitées et qu’il fallait que je filme bien dès le premier ou le deuxième coup. Surtout pour les scènes de paroles où après deux prises les échanges ne paraissaient plus naturels.

Les documentaires sur des « vies ordinaires » sont désormais assez fréquents. Est-ce que tu as pensé au risque de cynisme que peut générer un regard distancié lors de la réalisation du film ?

Dans mes films et séries de photos précédentes, j’ai souvent travaillé sur des personnages forts ou des communautés : un bodybuilder en Belgique et des sosies et des fans de Johnny Halliday dans le Nord de la France.

On a souvent comparé mon travail à l’émission télévisée Strip-tease sous entendant que je filmais des ploucs et qu’on rigolait bien, d’eux. J’ai eu pas mal de réflexions assez snobs concernant le milieu populaire et envers les personnes qui vont au bout de leur passion et qui sont d’une certaine manière assez sauvages c’est-à-dire hors de la norme. 

Même si j’ai un regard critique, j’aime sincèrement ces univers et soutiens ce décalage avec la normalité. Mes films peuvent être grinçants mais sont dépourvus de méchanceté. Je ne peux pas filmer ou photographier quelqu’un que je n’apprécie pas ou ne respecte pas. Quel intérêt aurais-je à utiliser mon temps pour me moquer des autres ? Forcément en vivant à Paris, en faisant des études d’art, j’ai une distance sur la vie de ce village dont je suis partie. Après c’est la manière de filmer qui fait la différence…

Tu as un angle de vue qui apporte une forme de bienveillance dans ton travail.

Je m’intéresse à la notion de groupe, de destin, de sacrifice et à la violence des rapports de forces. J’essaie de mettre en avant des personnes qui s’engagent dans des voies non tracées et qui tentent à leur manière d’aller à l’encontre des règles établies.

Je fais actuellement un travail documentaire sur les concours canins où pour le coup la norme est à son comble. Les chiens de races doivent répondre à des critères de taille, poids, robe, attitude, toilettage, qui sont devenus le but à atteindre pour avoir ce qu’on appelle un beau chien. Mais je ne suis pas indifférente aux efforts des personnes qui présentent leur chien aux expositions de beauté et des années d’investissements, de sacrifices que cette passion engendre. Il s’agit d’une affection poussée tellement à outrance qu’elle devient étrange pour ceux qui ne s’y connaissent pas. Il y a une forme de fétichisme et de violence ambigües dans cette pratique car finalement le chien subit tant de contraintes qu’il devient une sorte de jouet. Mais comme on dit dans le milieu des expositions canines : « C’est le prix à payer pour avoir un beau chien ».

Bodybuilder, sosies, concours canins, ton travail pose aussi la question de l’excellence.

Dans mon travail, on retrouve souvent l’idée que l’excellence passe par la norme et par des règles établies.

Avec L’Inutile, il y a celui qui sait faire et le laissé pour compte. Certains spectateurs se sont retrouvés dans le film ou y ont vu des personnes qu’ils ont pu côtoyer. Car même s’il n’y a pas d’identification directe envers Quentin qui reste assez hermétique, l’idée de chercher sa place est universelle.

Dans chaque groupe il semble qu’il y ait un laissé pour compte. C’est un rôle que l’on t’attribue sans même que tu t’en rendes compte. Tandis que d’autres, seront à l’aise parce qu’ils auront accompagné un oncle à la chasse qui les aura pris sous son aile. Il leur donnera une veste de chasse et les voilà chasseur. Toute la communauté validera cette intronisation. Inconsciemment dans le groupe, il y en a toujours un qui est mis de côté, certainement pour tranquilliser les autres et les complaire dans l’immuabilité de la société.

Distinctions:
 
2015 : Festival « Saison Vidéo » – Lille (France) – Sélection
2015 : Festival International de Cinéma (FIDMarseille) – Marseille (France) – Sélection Écrans Parallèles – Les Sentiers
2015 : États généraux du film documentaire – Lussas (France) – Sélection Expérience du Regard
 
 
 
 
Camille Holtz, film L'Inutile
Camille Holtz, film L’Inutile, extrait

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Camille Holtz, film L’Inutile, extrait

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Camille Holtz, film L’Inutile, extrait

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Camille Holtz, film L’Inutile, extrait