[ENTRETIEN] Bruce LaBruce

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Il faut que je me mette en slip ? (rires) Bruce LaBruce

Bruce, on voit parfois en toi le nouveau Jean Genet, mais qui est Bruce LaBruce ?

Je ne crois pas que qui que ce soit me considère comme le nouveau Jean Genet. 

J’ai lu ça dans certains magazines…

Vraiment ? C’est mettre la barre très haut… [Non, je serais plutôt le nouveau Don Knotts. C’était un acteur comique américain des années 60 et 70, un mec un peu bizarre.] En fait, je suis juste réalisateur, je fais des films, c’est tout. Quand on demandait à John Ford ce qu’il faisait, il répondait : « Je suis John Ford, je fais des westerns. »

Tu vas faire des westerns ? (rires)

Peut-être ! C’est une idée. Un western de zombies.

Dans ces films, quelle est la part de l’identité de Bruce LaBruce ?

J’ai joué dans mes premiers courts métrages expérimentaux et dans mes trois premiers longs métrages : No Skin Off My Ass, Super 81/2 et Hustler White, qui sont réunis dans un coffret de DVD édité par Epicentre, avec un documentaire d’Angélique Boslo sur moi.  Les personnages de ces trois films sont assez différents les uns des autres, mais chacun représente un aspect de ma personnalité. Dans No Skin Off My Ass, je joue un coiffeur très romantique et rêveur. Il est efféminé, mais pas à l’excès, c’est un homosexuel solitaire et romantique qui tombe amoureux d’un skinhead. Dans Super 81/2, je joue une star du porno sur le retour. C’est un personnage en colère, agressif, qui affirme son homosexualité avec véhémence. C’est aussi un pseudo-intello. Quand j’ai tourné No Skin Off My Ass, il y avait une scène de sexe entre mon petit ami et moi. Je n’imaginais pas alors que le film serait diffusé en dehors de Toronto, en dehors d’un bar punk underground ou d’un lieu artistique alternatif. Mais il a été repéré par des festivals et il a eu soudain une visibilité mondiale, c’est devenu un film culte. Ces scènes très naïves de moi en train de baiser face à la caméra ont été vues partout. Ça m’a fait flipper. Du coup, Super 81/2 évoque cette expérience, c’est pourquoi j’y joue une star du porno sur le retour qui fait une dépression. Parce que j’ai moi-même failli faire une dépression. Il y a donc clairement des aspects autobiographiques. Et puis, dans Hustler White, j’interprète un réalisateur qui fait des recherches pour un film sur la prostitution masculine à Santa Monica et L.A. J’ai donc passé un an à L.A. pour faire le film. C’était une sorte d’échappatoire par rapport à Toronto. Là encore, je joue une espèce de folle arrogante plutôt intello. Tout ça vient de mes études : au départ, je suis allé à l’université pour devenir critique de cinéma, et j’ai fini par faire un master en cinéma, théorie du cinéma et sciences politiques et sociales. C’est de là que viennent tous ces personnages, qui sont des intellectuels ou des pseudo-intellectuels. Il y a aussi un peu de Kenneth Anger et de Hollywood Babylon.

 

Super 8 1/2, 2014 ©Bruce LaBruce

 

Je voulais revenir sur le fait que ce n’est pas ton vrai nom, pourquoi as-tu pris un autre nom ? Quel sens cela a-t-il ?

C’est marrant que tu me poses cette question. J’ai créé ce personnage de Bruce LaBruce pour jouer dans mes films. C’était une version exagérée de moi-même : plus folle, plus arrogante, un personnage plus combatif, qui passe son temps à baiser, une vraie langue de pute, quelqu’un qui fait un peu peur. Il m’arrivait aussi de jouer ce personnage dans la vie :  par exemple, quand je présentais mes films, j’utilisais certains de ces traits. Là encore, j’exagérais des aspects de moi-même. Ça m’a rendu un peu schizophrène : j’avais mon vrai nom, que seuls quelques proches utilisaient pour me désigner, et puis j’avais ce personnage que je m’étais créé. C’est devenu une identité schizophrène étrange et ça a abouti à la dépression de Super 81/2. Et puis, j’ai appris à intégrer le tout. Et aujourd’hui, Facebook a fini par me rattraper : ils m’ont dit que je devais utiliser mon vrai nom sur Facebook. Mais j’ai une telle activité, j’ai tellement de contacts sur Facebook… Maintenant, il faut que j’utilise mon vrai nom : j’ai ajouté LaBruce entre parenthèses. Bruce LaBruce est le nom par lequel on me connaît dans la vie de tous les jours. C’est devenu mon identité, le nom que je porte et que les gens connaissent. Et malgré cela, il faut que je donne mon nom privé que seuls mes vieux amis et ma famille utilisent. Ça m’a vraiment mis en colère et je me sens très exposé d’avoir à me présenter sous mon vrai nom.

Quelle place prennent le corps et le sexe dans ton travail ?

Certains estiment que c’est très post-corps, post-sexe, post-humain. Parce que, bien souvent dans mes films, le corps est ravagé, torturé, ensanglanté, mis au rebut. Pourtant, il en ressort toujours de la sexualité, la sexualité en fait partie intégrante. the violent body. Je suis de la génération de la libération gay des années 80, où le sexe s’affirmait avec force. C’était une époque de militantisme sexuel. Non seulement on ne s’excusait plus d’être homosexuel, mais on revendiquait sa sexualité de manière agressive, on faisait des expériences sexuelles, on baisait énormément, on essayait diverses formes de sexualité, de fétichisme… C’était ça, l’univers gay. J’ai toujours conservé cette attitude vis-à-vis du sexe, en l’utilisant aussi de façon politique pour jeter la sexualité gay à la face du monde hétérosexuel, comme une réaction à cette tolérance libérale, dont l’argument était : « vous pouvez être gay, tant que vous ne me mettez pas ça sous le nez, tant que vous n’allez pas trop loin dans les extrêmes ». C’était ma façon de leur dire « merde, je fais comme je veux et si ça ne vous plaît pas, allez vous faire foutre ! » 

Dans mes films de zombies, l’identité avec le corps devient très fluide. Il ne s’agit plus seulement des orifices — de la bouche, du cul. Il s’agit de pénétrer le corps lui-même : la tête, le ventre, le cœur… J’ai toujours été ambivalent par rapport à l’homosexualité, à l’identité politique, le fait d’avoir une identité gay et de se comporter selon les règles censées s’imposer à une personne gay. Donc, c’est un peu la même chose : c’est comme utiliser son imagination pour penser le corps et les limites qu’il est censé avoir, et le rendre plus organique, plus polymorphiquement pervers, comme une Gestalt totale du corps. 

Tu joues avec le cinéma de genre : le film d’horreur, le cinéma pornographique, la comédie romantique… Pourquoi ?

J’aime bien juxtaposer deux ou trois genres qu’on ne s’attend pas à voir réunis. Mon film L.A. Zombies, par exemple, est un film porno hardcore, un film d’horreur, un film gore, mais c’est aussi un film sur un SDF schizophrène. En cela, il s’apparente presque à un documentaire, puisqu’il suit la vie de SDF à L.A. Autre exemple, mon film The Raspberry Reich est un film d’agit-prop, un film de propagande, c’est une enquête sur la gauche radicale, ou peut-être plutôt une satire de la gauche radicale, mais c’est aussi un iflm porno et une comédie. J’aime bien associer des genres inattendus, notamment en introduisant un élément romantique dans le porno parce qu’on s’attend à ce que le porno soit vraiment hard et totalement dénué d’humour. Dans les années 70, on trouvait des films porno avec un scénario plus sophistiqué, de l’humour et des personnages qui avaient de la substance. Ça n’existe plus de nos jours, mais c’est ce qui m’intéresse dans le porno parce qu’on ne se contente pas de montrer un acte sexuel : il s’agit d’interpréter la sexualité, de placer la sexualité dans un contexte social, politique, tout en montrant des scènes de cul. C’est pourquoi je pense que le porno peut être bien plus que ce que les gens en attendent et que c’est un excellent outil de propagande si on l’utilise correctement. Parce que tout le monde regarde des films porno, c’est une chose qu’on fait presque inconsciemment. Alors, si on y met un message politique, ce message peut vraiment se diffuser et faire son chemin dans l’inconscient des spectateurs.

 

No Skin Off My Ass, 1990 ©Bruce LaBruce

 

Dans No Skin Off My Ass, tu fais une recherche sur les skinheads néonazis et leur rejet de l’homosexualité ?

J’ai fait deux films sur des skinheads néonazis : No Skin Off My Ass et Skin Flick (qui existe aussi dans une version vraiment hardcore : Skin Gang). L’idée, c’était de mener une sorte d’enquête sur ces personnages issus de la classe ouvrière qui peuvent coucher les uns avec les autres, mais qui ne se considèrent absolument pas comme gay. On en revient à l’identité politique. Ils couchent ensemble, ils ont des relations homosexuelles, mais ils n’ont aucun lien avec l’identité gay. C’est un thème récurrent dans tous mes films. Dans le cas de No Skin Off My Ass, c’est une vision un peu romantique et naïve, car le coiffeur pense pouvoir « réformer » le skinhead. Au début, il dit : « je me fous de tes convictions politiques ; pour moi, c’est une question de style et d’attirance sexuelle ». Mais la sœur du skinhead humilie son frère en lui assénant qu’il est stupide d’être néonazi et qu’il ferait mieux de devenir punk et de gauche. À eux deux, le coiffeur et la sœur finissent par faire changer le skinhead, qui devient un gentil punk. C’est un message naïf sur le plan politique. [En gros, sa sœur lui dit : « si tu es un skinhead, tu es stupide ; si tu es un punk, tu es intelligent ». Voilà.]

Mais dans Skin Flick, c’est beaucoup plus sombre et compliqué, parce qu’il s’agit réellement d’une enquête sur la relation historique entre fascisme et homosexualité, qui est légendaire. On peut remonter aux S.A. du IIIe Reich, avec Ernst Röhm, que Visconti a mis en scène dans Les Damnés. Mais beaucoup de leaders d’extrême droite étaient ou sont gay, comme Michael Kühnen. Je viens de faire un film expérimental sur Michael Kühnen, qui était l’un des principaux leaders de droite néonazie dans les années 80. Ce type était ouvertement gay et il est mort du sida en 1989. Il s’inscrivait dans cette tradition d’homosexualité fasciste. Il y a aussi Mishima, qui exaltait une camaraderie homoérotique entre hommes. Dans Skin Flick, les skinheads sont critiqués, mais ils sont aussi comparés au couple gay bourgeois. Ce n’est pas que les skinheads nous soient plus sympathiques, mais certains aspects de leur personnalité sont valorisés : leur simplicité de fils d’ouvriers, leur fidélité les uns envers les autres et envers leur camaraderie homoérotique, et le fait qu’ils ne soient liés par aucune identité sexuelle. Tandis que les deux types du couple mixte bourgeois sont critiqués pour leur superficialité et leur manque d’honnêteté l’un envers l’autre. C’est leur côté bourgeois qui est critiqué. Bien sûr, il y a une condamnation des skinheads parce qu’ils torturent ces types, mais c’est une peinture assez complexe de l’homosexualité. 

Jolies chaussures… C’est un modèle pour hommes ou pour femmes ?

Pour femmes.

Que raconte ton dernier film, The Misandrists ?

The Misandrists parle d’un groupe de lesbiennes séparatistes, essentialistes, féministes et terroristes, dont la stratégie révolutionnaire consiste à réaliser des films porno lesbiens et à obliger les gens à les regarder. C’est un genre de série B à petit budget. C’est aussi une référence au porno soft des années 70 et une espèce de suite à The Raspberry Reich. Ce film était une critique affectueuse de la gauche radicale : il soutenait la vision politique de la gauche radicale, mais critiquait ces gens qui ne mettent pas en pratique les idées qu’ils prônent, qui se contredisent, que ce soit d’un point de vue intellectuel ou politique. Dans The Misandrists, je fais la même chose avec le féminisme nouvelle vague. C’est donc une critique du féminisme, mais je le qualifierais quand même de film féministe. 

Vois-tu ton travail comme un « fanzine intellectuel » ?

Oui, j’ai commencé en faisant des fanzines et, d’une certaine façon, mes films sont des fanzines animés. Surtout mes premiers films expérimentaux en Super 8 : ils reprenaient cette esthétique du collage et de la juxtaposition d’images issues du mouvement punk et de la pornographie gay hardcore. Le but était de faire de la provocation parce que beaucoup de punks des années 80 étaient homophobes. C’était une façon de les bousculer, de les mettre en colère. Et mes films sont pleins de références : à différents genres, différents films hollywoodiens, différents films d’art et d’essai européens. Ils sont souvent des remakes d’autres films. Par exemple, The Misandrists est un remake de ce film de Don Siegel avec Clint Eastwood et Geraldine Page, Les Proies. Il y a aussi des éléments empruntés aux Douze Salopards et des clins d’œil aux films érotiques des années 70 tels que Emmanuelle et Histoire d’O. Il s’agit donc d’emprunter, de voler des éléments à droite et à gauche, de faire du bricolage et de créer des liens inattendus. 

Raconte-moi 24 heures de la vie de Bruce LaBruce.

Je ne dirai rien des 24 heures qui viennent de s’écouler… En fait, ça dépend de l’endroit où je me trouve. À Toronto, j’ai une vie de couple, mon mari et moi sommes plutôt casaniers. Je me lève, je prends mon petit déjeuner, je fais du yoga, je travaille, j’écris, je fais des orgies de télé et je vais me coucher. Je fais aussi des choses du quotidien avec mon mari, comme faire des courses et cuisiner. En revanche, quand je voyage – ce qui occupe la moitié de mon temps –, c’est imprévisible. Mais en général, c’est trop de sorties, trop d’interviews… Je tourne la plupart de mes films en dehors de Toronto : j’ai tourné Gerontophilia à Montréal, quatre films à Berlin, deux à L.A. Dans ce cas, je passe à peu près 24 heures sur 24 à tourner. Ou à faire la fête et à assurer la promotion. Et à mixer, bien sûr !

Interview Gwenaël Billaud pour Point contemporain ©2017

Traduction Virginie Brasart Zaim

 

Gwenaël Billaud et Bruce LaBruce. Photo : Dom Garcia

 

Visuel de présentation : The Misandrists, 2016 ©Bruce LaBruce

Pour en savoir plus sur l’artiste :

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