DIMITRIS HALATSIS

DIMITRIS HALATSIS

Dimitris Halatsis, Ascension du mont Ventoux, 2018
Photo Nikos Kazeros

ENTRETIEN / Dimitris Halatsis
par Maria Xypolopoulou

DANS LE CADRE DE « PERSPECTIVES SUR L’ART CONTEMPORAIN GREC »
PAR MARIA XYPOLOPOULOU

Dimitris Halatsis, né en Grèce, vit et travaille actuellement à Athènes. Il a suivi une formation pluridisciplinaire aux Beaux-arts en Allemagne. Son parcours artistique d’envergure internationale compte des expositions personnelles mais aussi des commissariats d’expositions. 

À partir de mars 2019, Dimitris Georgakopoulos (directeur artistique du Potential Project) a invité artistes, architectes et théoriciens de l’art pour former une équipe créative et  participer à une série de rencontres dont l’organisation a été déléguée aux participants. Les discussions ont porté sur l’analyse de la « potentialité », de sa nature et de ce qu’elle mettait en jeu : l’autosuffisance de l’idée, la nécessité ou non de sa mise en œuvre, sa capacité à produire des scénarios possibles, l’importance des obsessions dans la poursuite de l’impossible et de sa valeur idéalisée dont une grande partie est due à sa non-réalisation. Une initiative artistique qui n’est pas nécessairement celle de produire une exposition thématique, mais de créer les conditions favorables pour la formation d’une plateforme collective et interactive qui pourrait donner naissance à d’éventuels futurs projets. Potential Project se propose comme une ligne artistique alternative qui vise à mettre en lien des individus provenant des milieux professionnels proches (arts plastiques, architecture, musique, théâtre, histoire, philosophie etc.) pour former un réseau de création et de réflexion. 

Le projet « Bones » (2020) de Dimitris Halatsis participe à Potential Project. A travers lui, l’artiste poursuit une critique socio-politique des conséquences du système capitaliste et de la narration historique qu’il avait déjà engagée à travers une série d’expositions. Celle-ci s’effectue par un recourt aux textes et symbolismes philosophiques des grands théoriciens dans lesquels l’artiste interroge les enjeux de la formation du « sujet » social, politique et artistique. Dans les « Bones », la plupart des œuvres sont créés avec des os d’animaux. Un choix des matériaux et des moyens très expressif qui donne une grande force à ses travaux. 

Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020

Le brigadier général Sir Alan F. Brooke, chef d’état-major, et Churchill dinent ensemble en Afrique du Nord pendant la Seconde Guerre mondiale. La journée était chaude et il y avait des mouches partout. Churchill en a tué autant qu’il  pouvait, comme chacun le ferait à sa place. Mais ensuite, il a fait quelque chose d’étrange.Alors qu’ils s’apprêtaient à finir leur repas, il ramassa toutes les mouches mortes et les disposa sur la nappe, comme un chasseur aristocratique qui met ses hommes à la chasse pour se montrer.
Vicomte Alanbrooke, 1957
Texte extrait de l’introduction de L’archive du pot (Dimitris Halatsis, Christos Mountouris, 2020)

Même si on sauve l’archive, par une nouvelle « arche de Noé », après un court laps de temps, celle-ci retombe dans l’oubli[1]Comment à travers l’exposition « Bones » tu proposes une critique de la fragmentation archivistique de la réalité?

La critique de l’archive, dans le cadre de l’exposition Bones, se fait en prenant une position claire envers ce que nous appelons une archive en prenant appui sur la sémantique du mot. Ces idées sont exposées en détail dans un texte intitulé L’archive du pot, rédigé en collaboration avec Christos Mountouris. L’archive apparaît comme un mécanisme préhistorique d’enregistrement de l’histoire, qui capte de manière «naturelle» une série d’événements de l’histoire vivante, poétiquement dit, c’est un observateur neutre  qui décrit le mouvement naturel d’un fleuve.

L’archive montre le processus historique du passé, du présent et du futur comme unité d’une évolution uniforme où le présent est projeté dans le futur à travers son existence « spermatique » dans le passé. Il s’agit d’une homogénéisation du temps historique. Le désir de l’archive de tout inclure, cette pulsion de mort, le constitue comme un mécanisme de pouvoir qui tente de rassembler tous les arguments du même côté même si ces arguments s’excluent mutuellement. Comme dans le raisonnement du pot : (1) Le pot que je vous renvoie est nouveau. (2) Les trous existaient déjà lorsque vous me l’avez prêté. (3) Vous ne m’avez jamais prêté de pot. Cette contradiction correspond à l’exemple de Freud dans la fameuse «Interprétation des rêves» (Die Traumdeutung, 1900) qui explique l’unité contradictoire d’un désir.

Le matériau de base de la plupart des œuvres du projet sont les os/bones, qui ont donné leur nom à l’exposition.

La source principale d’inspiration pour cette exposition a été la narration de l’expérience de Sandra Christou, fille du compositeur grec Giannis Christou : 

“Une fois à Chios pendant que nous marchions sur la plage en été, nous tombions sur un squelette d’âne, une carcasse que la mer l’avait lavée. Mon père s’est penché sur ce squelette et en prenant un bâton, il a commencé à le frapper pour nous montrer quel son et quelle musique les os du squelette étaient capable de produire”. 

Pendant le vernissage, le musicien Nikos Veliotis, que j’ai rencontré dans le cadre du Potential Project, a rempli la galerie de fumée pour créer l’effet du brouillard et donner à l’espace une ambiance métaphysique complètement différente de ce que l’archive est censée d’être. Il a aussi ajouté de la glace sèche et une excellente archive sonore. Puis, à un moment donné, en prenant l’un des os  des pièces de l’exposition, j’ai commencé à taper sur d’autres os produisant pendant quelque temps des sons vagues imitant et rendant hommage à cet épisode de la vie de Giannis Christou.  

Le lieu d’exposition a également inspiré le titre du projet. Les activités du Potential Project se déroulent dans un ancien espace d’art que Dimitris Georgakopoulos (directeur du projet et de l’espace actuellement) voulait redéfinir et auquel il entend donner une nouvelle identité. 

Dans la pratique artistique contemporaine, les archives suscitent un grand intérêt. De nombreux artistes sélectionnent et incorporent du matériel d’archives dans leur travail. L’artiste peut-il sauver l’archive de l’oubli?

Je ne le crois pas. C’est en grande partie impossible car même si certains artistes le  voulaient – nous ne connaissons pas ce que les artistes recherchent lorsqu’ils travaillent avec du matériel d’archives – la société capitaliste produit une énorme quantité d’archives qu’un tel effort semble vain. Les nouvelles technologies et surtout la technologie numérique se trouvent à l’origine d’une «accumulation» sans fin de fichiers. Les archives créent des œuvres, et les artistes de nouvelles archives. Dans ce sens, il ne choisit donc pas le sujet artistique « librement » de s’occuper de l’archive pour le sauver de l’oubli mais bien plus les archives choisissent l’artiste qui va continuer à produire une nouvelle archive. L’artiste finit par devenir lui-même consommateur de cette chaîne de production des archives. 

Dimitris Halatsis, Ascension au mont Vento, 2018 Photo Nikos Kazeros
Dimitris Halatsis “HE IS DEAD AND HE IS GOING TO DIE” 2018.

Le rôle de l’archive est aussi présent dans ton projet précédent intitulé He is Dead and will Die (Il est mort et mourra). La photo de Nikos Kazeros intitulée Ascension au mont Vento, où tu es représenté assis sur une montagne de fichiers, constitue la référence par excellence de l’exposition. 

Cette photographie a été prise dans un vieux bâtiment où je me présente assis sur une énorme pile de dossiers abandonnés d’une agence gouvernementale. Ces dossiers sont enduits de crème Nivea, un acte ironique et symbolique comme si j’essayais d’ «adoucir» la mémoire pour la «soigner» et la «sauver». Cette scène fait également écho critique à l’œuvre de Joseph Beuys, à savoir la graisse qu’il a utilisée dans ses œuvres. Le titre « Ascension au Mont Vento » provient d’un livre portant ce même titre et se réfère à la célèbre lettre de Pétrarque. Un texte épitaphe du professeur d’histoire de l’art Nikos Daskalothanassis accompagne l’exposition et analyse d’une très belle manière cette lettre. Pétrarque était une personnalité très importante de la Renaissance, un vrai chasseur de manuscrits anciens et très intéressé par les livres antiques. L’exposition a eu lieu dans le bâtiment des éditions Y (Ypsilon) à Exarchia, un lieu où se produisent des archives futures. 

La découverte et l’utilisation d’une archive sont un point clé à la fois dans la recherche historico-scientifique et dans l’art. Quelles sont les frontières entre ces deux prismes (scientifique – artistique) à travers lesquels nous voyons le monde ?

« Si tout est stocké quelque part, le monde ne peut plus être créé mais seulement découvert »[2]. La pratique artistique contemporaine inclut en grande partie le concept de recherche et s’intéresse à dériver du prestige de la science et de sa «validité». Cela s’explique car l’art contemporain est tombé dans le discrédit d’une grande partie de la société parce qu’il est dans une large mesure autoréférentiel et incompréhensible. La science a son propre domaine et l’art aussi le sien et toute tentative de la part de l’art de devenir essentiellement scientifique est à mon avis problématique. Τous les sujets du monde capitaliste moderne – et pas seulement les sujets artistiques – utilisent de milliers d’archives tout en étant incapables de les évaluer et de les comprendre. En termes simples, l’utilisation de l’archive pourra porter ses fruits si les informations recueillies et analysées correctement.  


[1] Extrait du communiqué de presse. 
[2] Nikos Daskalothanassis, Restitutions, éditions Futura, 2015.

Dimitris Halatsis Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Dimitris Halatsis “HE IS DEAD AND HE IS GOING TO DIE” 2018.
Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Dimitris Halatsis “HE IS DEAD AND HE IS GOING TO DIE” 2018.
Dimitris Halatsis Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Dimitris Halatsis “HE IS DEAD AND HE IS GOING TO DIE” 2018.
Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Dimitris Halatsis – Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Dimitris Halatsis – Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Dimitris Halatsis – Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Dimitris Halatsis Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Dimitris Halatsis – Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Dimitris Halatsis Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Dimitris Halatsis – Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Dimitris Halatsis Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020
Dimitris Halatsis – Vue d’exposition Bones, Potential Project, 2020

Bones – D. Halatsis performance