EWEN CHARDRONNET ET MAYA MINDER

EWEN CHARDRONNET ET MAYA MINDER

© Maya Minder

ENTRETIEN / Ewen Chardronnet et Maya Minder
par Cleo Verstrepen pour D.D.A Contemporary Art

Interview réalisée dans le cadre de la résidence exploratoire au JAPON de EWEN CHARDRONNET & MAYA MINDER, en mai-juin 2022.

« HOMO PHOTOSYNTHETICUS »

Au cours de leur évolution, de nombreuses espèces marines ont intégré des micro-algues dans leurs tissus afin de bénéficier de leur photosynthèse, à l’image du ver marin de Roscoff, espèce entièrement photosymbiotique. Dans Microcosmos, Lynn Margulis & Dorion Sagan spéculent sur cet animal-algue pour imaginer un futur de l’espèce humaine « Homo Photosyntheticus » où celle-ci deviendrait intégralement autotrophe, c’est-à-dire sans besoin de se nourrir d’autres êtres vivants pour survivre. Ces spéculations, qui révèlent le potentiel des algues pour surmonter les catastrophes environnementales de l’Anthropocène, sont devenues une grande source d’inspiration dans les champs de la transition alimentaire, des biocarburants et des réductions des émissions (CO2, méthane), de la recherche médicale mais aussi celui de la science-fiction ou de l’art contemporain.

Au printemps dernier, c’est dans cette perspective que Maya Minder et Ewen Chardronnet sont parti.e.s en résidence exploratoire au Japon avec le soutien de D.D.A Contemporary Art, dans le cadre de leur projet protéiforme de recherche-création « HOMO PHOTOSYNTHETICUS ». Ce voyage les as emmené.e.s vers la mer intérieure d’Ariake, à Kyushu, qui abrite environ 20 % de la production d’algues japonaises, ainsi qu’à Tokyo, aux côtés de l’artiste et biologiste Hideo Iwasaki de l’Université Waseda. Nous nous sommes rencontré.es au BioClub Tokyo, où iels présentaient leur projet ainsi qu’un workshop de cuisine spéculatif.

Cleo : Comment est-ce que vous en êtes venu à vous intéresser à la question des algues dans vos pratiques respectives?

Ewen : Je suis de Roscoff dans le Finistère, mes parents vivent près de la Station Biologique de Roscoff, un centre de biologie marine du CNRS et de Sorbonne Universités. Devant chez nous, la mer descend à un kilomètre. Depuis tout petit je descends à la plage, me balader dans l’estran, à la pêche, j’ai pu y voir toutes sortes de choses. La station du CNRS n’est pas là par hasard, à marée basse on peut y voir une des plus grandes biodiversité marine d’Europe. Il y a par exemple beaucoup de kombu royal. Donc les algues, je les connais depuis longtemps. Je me souviens par exemple qu’à la fin des années 80, un des meilleurs amis de mon père avait créé une entreprise d’algues alimentaires, une des premières en France. On en mangeait donc déjà à l’époque – moins que maintenant, mais je me souviens par exemple que mon père m’en cuisinait quand on faisait des sorties en bateau.

Le potentiel des algues dans la transition écologique m’a toujours intrigué, mais je n’avais jamais envisagé de m’y plonger plus professionnellement. Cependant, en 2013, j’ai rencontré Xavier Bailly, un chercheur nouvellement arrivé à la Station Biologique. Bailly travaille sur la biologie fonctionnelle des symbioses marines, en particulier le Symsagittifera roscoffensis, un ver marin qui abrite des micro-algues sous son épiderme. Il s’agit d’un animal intégralement photosymbiotique, qui n’a pas besoin de manger, qui bénéficie de la photosynthèse de son algue partenaire. L’espèce a été décrite pour la première fois à Roscoff au 19ème siècle et je ne m’y étais jamais intéressé jusque là. A écouter la passion de Xavier Bailly pour ce petit ver de quelques millimètres j’ai été vraiment embarqué, d’autant plus que la biologiste Lynn Margulis en parle dans plusieurs de ses livres pour illustrer la théorie endosymbiotique de l’évolution. Xavier Bailly étant intéressé par les pratiques artistiques, makers, il avait lui-même développé un kit pédagogique de biologie DIY et de là est née l’idée d’une plateforme d’accompagnement et de résidences d’artistes ou makers dans son laboratoire, la plateforme qui s’appelle aujourd’hui Roscosmoe.org.

Ce qui m’a ensuite amené sur le terrain des algues alimentaires ce sont les discussions avec Gaëlle Correc, la compagne de Xavier Bailly qui travaillait également à la Station Biologique et qui nous a quitté l’an dernier. Je tiens à lui rendre hommage. Gaëlle Correc avait travaillé sur une étude scientifique sortie en 2010 dans la célèbre revue Nature1. En 2018, lors d’un déjeuner avec Špela Petrič et Miha Turšič qui étaient alors en résidence, elle nous avait raconté comment, en faisant des comparatifs de banques de données génomiques, ils avaient pu démontrer l’existence d’un transfert latéral de gènes d’une bactérie marine et le microbiote japonais. Cette étude montrait donc que les japonais avaient un gène qui leur permettait de mieux digérer ou assimiler les nutriments du nori. Je me souviens que nous nous sommes dit que c’était une belle histoire scientifique et un sujet vraiment intéressant à développer dans un projet artistique qui tirerait ce fil culturel entre recherche et transition alimentaire, de l’Atlantique au Japon. Et voilà, en 2020 j’en ai parlé à Maya. 

Maya: Les algues sont à la fois un sujet biographique et alimentaire pour moi. Comme la fermentation, pour moi elles viennent de la cuisine maternelle, de ma mère qui est coréenne. La République de Corée est le plus grand consommateur d’algues alimentaires. On mange beaucoup d’algues, notamment la soupe d’algues, Miyeok Guk, qui est aussi la soupe des “accouchées”, des jeunes mères, après la naissance du bébé. Le calcium et l’iode de la soupe aident à la contraction du périné et de l’utérus mais aident aussi à la circulation du sang. Elle favorise l’allaitement et le bébé reçoit à son tour de bons ingrédients pour grandir et se renforcer. C’est aussi la soupe que l’on mange à chaque anniversaire, en quelque sorte pour remercier notre mère de nous avoir mis au monde en mangeant la même soupe qu’elle a mangé à notre naissance. Ma mère me disait que si on ne mangeait pas cette soupe, on ne grandirait pas. J’ai réalisé que la Corée du sud est presque une île, entre la Corée du Nord et l’océan, et l’on y mange beaucoup de fruits de mer, de poissons, d’algues. C’est un peuple très aquatique. Manger cette soupe d’algue c’est aussi une manière de remercier la nature, les choses naturelles. C’est un peu une direction éco-feministe ou ethnobotanique que j’essaye de retrouver. Avec Hackteria2, mon association, et son Open Science Lab à Zurich nous travaillons sur la question du biohacking, de la science ouverte, et avec la fermentation je suis particulièrement amenée à traiter du microbiome. Le microbiome ce sont tous les micro-organismes présents « dans » et « sur » (microbiome cutané) le corps humain. J’ai par exemple réalisé que les mêmes microbes vivent dans notre système digestif et dans le kombucha ou la choucroute crue. Le yaourt est produit à base du lactobacillus, les mêmes qui vivent dans la flore vaginale. C’est grâce à eux que nous pouvons absorber la nourriture et la diviser en molécules nutritives, les plus petites unités possibles, qui ensuite passent de l’intestin au sang. Dans les sciences occidentales, on dit qu’il n’y a que trois différents entérotypes, trois types de microbiotes humains différents. Parmi les 1400 espèces de bactéries présentes dans notre système digestif, chaque être humain possède sa propre répartition. Cette répartition constitue une forme de signature biologique, et cela dépend beaucoup de ton ADN, de comment tu as grandi, de ce que tu manges, de comment tu cuisines, etc. C’est intéressant de voir que ces entérotypes ne sont qu’au nombre de trois, et que c’est quelque chose que la médecine traditionnelle chinoise ou l’ayurveda avaient déjà perçu. Cette étude sur le transfert latéral de gènes d’une bactérie marine vers le microbiote humain m’a donc beaucoup intéressée. Quel rôle jouent les algues dans l’alimentation humaine ? Mais au-delà de cela, je crois que pour moi, cela vient aussi de l’envie de développer un récit alternatif sur l’histoire de la science, en partant des protistes, des algues. Et puis il y a de multiples manières de voyager avec ce projet, cela pose aussi des questions sur les micros algues, la spiruline, les algue vertes et bleues, le bioplastique à base d’algues, le soin et la beauté, sur les circulations océaniques, le rôle de l’agriculture et l’approvisionnement d’eau, et bien d’autres choses encore.

« The preparation of Porphyra », Seaweed Industries of Japan, Bulletin of the Bureau of Fisheries, Vol.24, 1904, Washington, DC: Government Printing Office, p. 160. Public Domain.

Cleo : Ce projet vous a amené au Japon, où la consommation d’algues constitue une pratique culturelle et culinaire très importante bien qu’il ne s’agisse pas de la seule région concernée par ce phénomène, comme en témoigne vos expériences en Bretagne et en Corée. Comment s’est déroulée votre résidence au Japon et qu’avez-vous pu recueillir comme données (anthropologiques, historiques, culturelles)? D’un point de vue plus scientifique, quels résultats avez-vous tiré de vos recherches et comment allez-vous les utiliser dans vos créations ?

Ewen : Il existe une production et une culture alimentaire des algues en Bretagne, effectivement, mais ce n’est rien comparé à ce qu’on trouve au Japon. Et même au Japon c’est une production domestique, pour la consommation japonaise. En Corée la production est plus importante, mais c’est la Chine qui représente plus de 50 % de la production algale alimentaire mondiale.

Mais c’est vrai que le Japon a une dimension historique particulière, très intéressante en matière de culture alimentaire et scientifique, et c’est la piste que nous avons suivie depuis nos premières recherches à Roscoff l’an dernier. D’une part, nous voulions donc partir de cette histoire, comme je l’ai expliqué tout à l’heure, de transfert latéral de gènes développé dans l’étude scientifique de 2010 sur le microbiote. Puis, en discutant avec Philippe Potin, un expert français très reconnu qui est directeur de recherche sur les algues à la Station Biologique de Roscoff, nous avons découvert l’histoire de Kathleen Drew-Baker, une scientifique britannique qui à la sortie de la Seconde guerre mondiale a décrit le cycle de reproduction d’une variété de Porphyra du Pays de Galles, un parent du nori japonais. Drew-Becker travaillait dans son laboratoire à domicile, car elle ne pouvait avoir un accès universitaire en tant que femme mariée, ce qui ne l’a pas empêché dans les années 1930 et 1940 de publier des dizaines de papiers scientifiques sur les algues. Parallèlement elle entretenait une correspondance avec le professeur Sokichi Segawa, un botaniste marin de l’Université de Kyushu. Les Japonais avaient des doutes sur les cycles de reproduction du nori parce qu’il y avait des années avec de très bonnes productions, puis des années beaucoup moins bonnes. Ils ne comprenaient pas bien les raisons de ces irrégularités et il y avait différentes thèses scientifiques, notamment sur la question de la reproduction. A la sortie de la guerre la production était au plus bas dans la mer d’Ariake à Kyushu, les fonds marins avaient été endommagés par les mines et les bombardements, une saison inhabituelle de typhons avait encore compliqué les choses pour les producteurs de nori. C’est à ce moment-là que Drew-Baker publia ses recherches dans un court papier dans Nature en 1949 3, dans lequel elle démontre que ce qu’on croyait être une micro-algue, la Conchocelis, que l’on trouve sur des coquillages, comme des coquilles d’huîtres, était en réalité une autre phase du cycle de vie de la Porphyra. Lorsque la chaleur de l’été et les orages arrivent, les algues Porphyra libèrent des spores qui se déposent ensuite dans des eaux plus profondes et plus fraîches où elles traversent les turbulences du temps sous forme d’algues filamenteuses roses.

A partir de ces découvertes, et avec l’aide d’autres scientifiques et de pêcheurs, Segawa san a lancé des recherches sur un système de production de nori en bassin. Grâce au contrôle de la température, les scientifiques ont trouvé le moyen de faire passer les spores de Porphyra d’un stade de vie à l’autre. Une fois que le stade conchocelis libère des spores (appelées conchospores pour les distinguer du stade spore antérieur), elles sont réintroduites dans la mer pour passer au stade feuillu, c’est-à-dire le stade qui est finalement récolté. En une dizaine d’années, la production a crû exponentiellement, et en 1963 les représentants de l’industrie du nori à Uto, Kumamoto, ont décidé de créer un monument en l’hommage de Kathleen Drew-Baker. Elle est décédée en 1957 et n’est jamais allée au Japon.

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Nous avions donc entendu parler de cette histoire, de ces échanges scientifiques entre la Manche et Kyushu, alors nous avons voulu suivre cette piste. Il y a aussi une dimension féministe non-négligeable si on s’intéresse au parcours de Drew-Becker – on est sur la question de la place des femmes dans la recherche à cette époque là. Et puis, tous les ans, le 14 avril, se tient une cérémonie shintoïste où la communauté de la production de nori de la mer d’Ariake se réunit devant son monument, la vénère comme la mère de l’aquaculture du nori, et c’est aussi l’occasion de marquer la fin de la saison des algues. Nous avons trouvé cette histoire très inspirante et avons eu envie de suivre sur cette piste là, d’en savoir plus. Nous n’avons pas pu aller à la cérémonie cette année à cause des restrictions dues au Covid mais avons pu rencontrer Yamamoto sensei, un monsieur de 86 ans qui est un peu le légataire de cette mémoire, qui était présent à l’inauguration du monument et qui poursuit à deux pas de celui-ci l’enseignement de l’insémination de nori sur les coquilles d’huîtres. Nous voulons y retourner l’année prochaine pour assister à la récolte et à la cérémonie du 14 avril.

Maya : Nous sommes aussi allés à l’Université de Waseda à Tokyo. On a visité Hideo Iwasaki, un professeur spécialiste des cyanobactéries et de leur rythme circadien. Iwasaki a aussi établi un laboratoire et un espace de résidence artistique où il n’accueille pas que des artistes mais à l’inverse crée un espace pour les scientifiques, les jeunes chercheurs, afin qu’ils créent des projets artistiques. Je trouve cela très intéressant car lui-même est un « artiste-scientifique »,  il nous a expliqué qu’il a découvert l’art avant de commencer la recherche et qu’il a toujours été fasciné par le sujet de la photosynthèse. Je trouve passionnantes les personnes qui, comme lui, se demandent ce qu’est la science, ce qu’est l’art, et particulièrement l’art biomédia, mais surtout sur la question de ce que c’est que le vivant. On a trouvé en lui un artiste et un chercheur qui a déjà beaucoup réfléchi sur cette idée de Homo Photosyntheticus, cette hypothèse sur quels seraient les changements environementaux si l’humain devenait autotrophe et ne mangait plus. C’est une spéculation qui offre beaucoup d’espace d’imagination. 

Iwasaki est aussi intéressant pour moi car il a créé deux monuments Shinto. Le premier en hommage à la vie artificielle, synthétique : les organismes modifiés genetiquement qui servent pour la recherche scientifique, et le second en l’honneur des microbes qui servent pour la fermentation. Chaque année il rend visite à ce monument, et sans être véritablement pratiquant shinto ou bouddhiste, il organise quand même un rituel. Les monuments ont été créés dans une préfecture qui est très riche pour la fermentation ; du saké, du miso, du nato. Il nous a expliqué que cette juxtaposition des microbes de la fermentation et des microbes synthétiques une compréhension unique du contexte. Je pense que c’est sans doute parce que cela relève de quelque chose qui est inscrit dans la culture japonaise ou asiatique, qui est plus spirituelle, qui a une autre conception du vivant. Et ça, c’est quelque chose que je trouve très intéressant du point de vue spéculatif, car comme nous, avec les algues, il essaye de créer de nouveaux espaces pour l’imagination. Aussi, au Bioclub Tokyo – le seul espace de biohacking au Japon -, j’ai créé un atelier de cuisine spéculative où j’ai demandé aux gens d’inventer de nouvelles recettes à base d’algues. C’était un atelier autour des algues dans la cuisine, pour la prendre comme un geste politique et poétique, pour spéculer de nouvelles manières de cuisiner les algues. La cuisine quotidienne, c’est politique!

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Cleo : Ce projet raconte une autre histoire de la science, il met en valeur des discours alternatifs, qui laissent une place aux émotions, à la spiritualité, à la spéculation, pour mieux faire face à la crise environnementale que nous traversons. Ça me rappelle les chercheurs-amateurs que l’on retrouve dans les travaux de Vinciane Desprets ou d’Anna Lowenhaupt Tsing, qui font avancer la recherche d’une manière un peu différente de celle des chercheurs professionnels. Selon vous, quelle est la place des artistes dans cette communauté de recherche et qu’est-ce que leur regard peut y apporter ?

Maya : Comme beaucoup d’artistes je suis très inspirée par Donna Haraway et Anna Lowenhaupt Tsing, cette histoire féministe queer, combinant l’écriture, la science fiction, créant des frictions dans la science et dans la continuation de l’histoire, proposant de nouvelles manières d’aborder la notion d’Antropocène. C’est un travail collectif, en commun avec tous les êtres vivants. Le temps de l’Anthropocène foisonne d’écrits sociaux, écologiques, politiques, etc. Mais parallèlement nous vivons dans un temps très technocrate, dans un temps où la vérité est uniformisée par des choses comme Google Maps, Instagram ou Netflix. Les dates empiriques aussi créent une réalité basés sur les faits, qui est très rationnelle et sans poésie. 

Les artistes qui font de la recherche scientifique se comportent en amateurs ; la liberté des artistes est de pouvoir se plonger dans tous les sujets et faire des associations, n’est-ce pas ? On crée un nouveau départ à chaque fois et c’est avec cette liberté que l’on crée de nouvelles thèses. C’est, je crois, cette curiosité, et cette naïveté, le fait de ne pas avoir trop de présomptions, de préjugés, qui fait qu’à chaque fois l’on peut créer, pierre par pierre, une nouvelle histoire. Cette dimension narrative c’est quelque chose que j’adore, parce qu’il ne s’agit pas que d’imagination, mais également d’herméneutique. Nous improvisons à partir des faits, et une continuation se crée dans ce processus. Comment créons-nous de nouvelles histoires, des histoires alternatives ? Qu’est-ce que le futur ? Où est-il ? Commencer à préciser la manière dont nous posons les questions sur le futur, c’est déjà commencer à créer des histoires. En travaillant sur la richesse des algues je me suis rendu compte que cette richesse était porteuse d’hétérotopies. Ce n’est pas juste fermé sur le fait de présenter un personnage et une vocation, cela traverse toutes les directions et nous pouvons faire se croiser tous les sujets. 

Ewen: Je viens des études de journalisme, même si je me suis toujours engagé dans des pratiques artistiques, en parallèle. En journalisme, il y a évidemment la question du storytelling, de raconter des histoires, qui est importante, et rapidement j’ai travaillé avec l’idée d’investigation. Mais l’investigation en termes journalistiques ne m’intéressait que moyennement à la sortie de l’école, c’est plutôt l’ »art d’investigation » qui m’intéressait, et développer une lecture critique de l’histoire, une réécriture de l’histoire. Je l’ai travaillé dans différents domaines, notamment les questions autour de l’histoire de la recherche spatiale, mais aussi l’histoire scientifique en général et ses liens avec la culture, et comment on peut, en réécrivant l’histoire avec le recul critique, peut être aussi changer le monde. C’est un gros moteur pour moi de décrire une histoire alternative, il s’agit de réveiller des histoires cachées ou oubliées, de manière à relire le présent et projeter notre regard vers un futur alternatif.

Concernant Donna Haraway dont parle Maya, je me suis beaucoup intéressé à ses connexions avec Lynn Margulis. Margulis a proposé un récit alternatif du vivant et de l’évolution, à l’encontre de l’interprétation compétitive de Darwin et de la lecture néo-darwiniste qui a imprimé son idéologie au long du XXᵉ siècle, et dont on sait qu’elle a eu des applications assez néfastes puisque ça a imprimé le capitalisme libéral, mené à l’eugénisme, voire pire. La manière dont Donna Haraway a approché les enseignements de Margulis m’a beaucoup intéressé puisqu’elle la pousse dans le domaine de la philosophie spéculative, qu’elle encourage à construire des narrations spéculatives.

Et puis, très tôt, il y a plus de 20 ans, j’ai commencé à travailler avec un collectif qui s’appelle Bureau d’études, sur la cartographie des enjeux politiques globaux. Nous avons créé un collectif, La Planète Laboratoire, qui produit un journal de recherche. Le long de ce chemin nous avons aussi été confrontés à l’idée de cartographie de controverses, une méthodologie posée par le philosophe des sciences Bruno Latour, ce qui nous a beaucoup guidé dans nos pratiques artistiques, dans cet art d’investigation. Nous sommes même intervenus dans le cours d’art politique de Bruno Latour à Sciences Po, il y a dix ans maintenant. Pour moi c’est devenu une manière pour les artistes d’entrer dans ce champ, par cette approche. Donc ça continue d’être une manière de travailler, de mener une investigation sur différents supports, de cartographier, de proposer des narrations alternatives, de spéculer. C’est pour cela que je trouve intéressant d’explorer l’idée d’Homo Photosyntheticus développée par Lynn Margulis et Dorion Sagan. Ils spéculent sur un devenir photosynthétique de l’humain – une idée que l’on peut faire remonter aux années 1920 avec Vladimir Vernadski, le père de la définition moderne de la Biosphère, et son texte L’Autotrophie de l’humanité. Or, souvent, quand on parle d’Homo Photosyntheticus on le voit selon une approche très transhumaniste, par la modification corporelle, génétique, la modification du génome, mais je le vois aussi comme une narration qui est une transformation du regard que nous portons sur l’humain, non plus en tant qu’Homo Sapiens centré sur l’exceptionnalisme de sa cognition, mais sur notre existence en tant qu’holobionte, nos interdépendances avec de multiples espèces,  sur notre origine en tant que plante dans le parcours de l’évolution, sur le devenir solaire de la société humaine, etc. 

Donc c’est pour moi une dimension spéculative qui nous offre des pistes narratives très intéressantes et déployer le vaste monde des algues, le cartographier, l’investiguer est un moyen de développer beaucoup de relectures sociétales. Alors nous tirons des fils, nous ravivons des histoires oubliées ou peu connues, comme celle de Kathleen Drew-Baker, ou d’autres, qui nous permettent d’aller vers un autre regard, une autre approche de la condition humaine dans l’Anthropocène, de sortir de l’Anthropocène mais de sortir aussi d’une vision réductrice de l’Homo Sapiens.

En ce qui concerne la pratique amateur, je travaille pour le magazine Makery.info, donc sur la question des pratiques DIY et de l’empirisme, y compris dans l’apprentissage des connaissances… Je ne suis pas académique, plutôt dans une approche très intuitive sur la recherche, et donc j’adopte cette méthode amateure ou empirique dans les recherches.

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Cléo: Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les algues ne sont pas des plantes mais appartiennent au royaume encore mal connu des protistes. On les décrit comme « plant-like » en anglais, ou d’ « affinité végétale » en français, un vocabulaire un peu incertain, un peu queer, presque poétique. Dans votre projet, il y a cette idée de nouer des liens avec elles pour renforcer nos possibilités d’avenir sans être dans une relation d’exploitation mais plutôt sur le mode de la « parenté » (kin), pour reprendre le vocabulaire de Donna Haraway. Qu’est-ce que ces nouvelles possibilités relationnelles on a nous apprendre et comment l’art peut-il les faciliter ?

Maya: Les protistes ont leur propre règne ; il y a les champignons, les plantes, les bactéries, les animaux et les protistes. Dans l’histoire des taxonomies, quand on recherche un peu sur ce sujet, on réalise que les protistes sont une chose assez indéfinie, un peu comme ce goût de “umami”, c’est aussi intéressant de le faire remarquer. Dans la théorie, ce sont plutôt des eucaryotes multicellulaires. Ils sont présents aux premiers stades de l’évolution, en milieu aquatique, avant que la vie ne migre vers les sphères terrestres. On les appelle protistes parce que leur cycle de reproduction est un peu plus compliqué, toujours différent, à la fois sexué et assexué, entre la meiose et la mitose, un peu comme les champignons, mais aussi comme les animaux, c’est un peu les deux. C’est passionnant de lire sur ce sujet chez Lynn Margulis, elle est une figure exceptionnelle dans cette histoire scientifique, qui a dépassé les cadres dévolus à une scientifique classique. Elle était super queer, rebelle, et a montré que ce règne des protistes c’est un peu le miroir d’une histoire queer. C’est d’autant plus évident pour nous de défendre cela dans la mesure où nous développons ce projet en résidence à l’Antre Peaux à Bourges qui est un centre d’art qui donne de l’espace à l’art queer.

Ewen: Comme le dis Maya à propos de Bourges, à propos des visions queer et féministes, proposer une critique de la taxonomie du vivant, une autre lecture, lire différement le vivant peut entraîner des transformations sociales. C’est une conviction que nous avons tous les deux. Donc cette idée de “queeriser” la taxonomie est quelque chose de vraiment important. Ce qui m’intéressait, dans l’histoire du transfert latéral de gènes entre le microbiote d’une bacterie marine et de l’humain, c’est aussi cette connection avec la lecture de Donna Haraway, quand elle parle de « make kin not babies », c’est une façon de dire “arrêtons de ne regarder que par l’hérédité”, de ne regarder que par la verticalité des arbres phylogénétiques. Aujourd’hui, on ne peut plus décrire le vivant par un arbre, la latéralité a toute son importance en biologie aujourd’hui. On parle plutôt d’x et d’y, selon deux axes, un axe vertical, certes, mais un horizontal, fait de symbioses et de beaucoup d’échanges génétiques horizontaux entre espèces. Donc selon moi « Make kin » nous invite à regarder plus selon cette latéralité.

Maya: C’est un peu la méiose et la mitose, « the origin of mitosing cells » de Lynn  Margulis, cette théorie des eucaryotes qui montre comment les chloroplastes et les mitochondries ont pu exister. Une bactérie digère une autre bactérie et en fait, par là, crée une symbiose. Toutes ces idées issues du néo-darwinisme, cette “survie du plus fort”, ont été mises à l’épreuve par la théorie de l’endosymbiose, par la vision symbiotique de Margulis. Et cela parle aussi beaucoup des animaux et des plantes domestiquées. 

L’histoire des taxonomistes est une histoire de 150 ans et maintenant nous en sommes au séquençage du génome, c’est-à-dire que tous les animaux, plantes, protistes et champignons sont déterminés par un code ADN. Cela signifie que nous vivons dans un temps de transition de la perception de ce qu’est le vivant. Et je trouve encore une fois que par cette latéralité des histoires, des rencontres, la taxinomie est très contestable, il y a encore beaucoup de choses que nous n’avons pas compris. 

© Maya Minder

Cléo : Pendant le workshop donné au Bioclub, Maya a prononcé une phrase très simple mais que j’ai trouvée très juste : « If people would cook more, world would be a better place ». La cuisine est en effet un vaste terrain de jeu et d’expérimentation, qui nous engage envers d’autres créatures et organismes. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre rapport à la cuisine comme pratique artistique et politique, et pas seulement domestique ?

Maya: J’étais en résidence trois mois en Indonésie et j’ai beaucoup discuté avec des artistes de la cuisine parce que là-bas, tu peux acheter un repas pour 1 € chaque jour, il n’y a presque plus besoin de cuisiner, c’est plus facile. Et la cuisine, pour moi, c’est une notion de féminisme du soin aussi. Les femmes, dans les années 80, ont arrêté de cuisiner parce que le mouvement féministe a délaissé la cuisine pour travailler plus, ce temps de la cuisine étant considéré comme un temps perdu. Et maintenant, c’est l’inverse. C’est une histoire douce qui parle de soin, de carework. Avec le Ying et le Yang aussi, l’énergie de l’homme et l’énergie de la femme – l’énergie de l’homme c’est l’énergie qui pousse et l’énergie de la femme, c’est l’énergie qui porte, qui porte les choses. Et je crois que nous sommes dans un temps où il faut porter, ou il faut supporter : quitter le capitalisme où on pousse, on pousse, où on essaye de faire plus de progrès, d’être dans une société efficace. La cuisine est une chose holistique, c’est une forme de méditation routinière, quotidienne. C’est quelque chose qui ancre, qui inclut tous les sens, c’est quelque chose de sensuel, dans cette époque digitale où l’on passe son temps avec son téléphone. Quand tu cuisines, tu te rends compte d’où vient ce que tu manges. Et pour les gens qui vivent dans l’espace urbain, cela représente une connexion avec l’environnement. Avec la respiration, la méditation, on se connecte avec l’air autour de nous, et quand on mange, on se connecte avec l’endroit d’où vient notre nourriture, avec les bactéries qui ont transformé le végétal domestique. Toute notre alimentation découle d’une histoire de la domestication qui a été bouleversée par l’industrialisation et la globalisation. Toutes les allergies, les hypoallergies, les intolérances, etc., sont pour moi une réponse à cette connexion perdue avec la nature. Et quand les gens cuisinent, ils se rendent compte de ce qu’ils mangent et pensent aux recettes. 

La cuisine, c’est presque toujours quelque chose qu’on apprend de sa mère. Il y a une tradition d’héritage qui est une histoire non empirique. C’est une histoire qu’on peut décrire comme ésotérique, ésotérique pas dans un sens new age, mais dans un sens où elle n’est pas écrite, pas retranscrite. C’est aussi une histoire des femmes, qui portent ce potentiel de travailler sur le temps profond, car cela va s’inscrire dans un héritage épigénétique, qui va rester, qui va durer. La résistance par la cuisine c’est une résistance qui parle de la nature qui se bat, qui parle avec nous de manière physique, qui affecte notre corps. Nous ne sommes pas encore extraterrestres pour quitter la planète… 

 

© Maya Minder

Ewen: C’est la nature qui se défend… Pour moi la question de la cuisine elle a toujours été là, c’est depuis très longtemps un intérêt. Je me suis beaucoup intéressé aux situationnistes et en particulier à l’urbanisme unitaire, qui est une des théories situationnistes qui parle de l’emploi d’arts et techniques qui concourent à la construction d’un milieu en lien avec des expériences de comportements – c’est la définition. L’urbanisme unitaire est certes une critique de l’urbanisme des années 60, des grands ensembles, mais aussi une ouverture à inventer de nouvelles manières de penser notre espace construit. Et la cuisine est pour moi au cœur de ce dispositif, c’est un lieu central. La cuisine où l’on mange, mais aussi la cuisine en tant que lieu au cœur de l’espace social que l’on construit. J’ai par exemple été influencé par le projet Food de Gordon Matta-Clark et du groupe Anarchitecture de New York qui pour moi s’inspirait des situationnistes. Ils avaient monté un restaurant à Soho entre 1971 et 1973. Le restaurant fonctionnait comme une coopérative d’artistes dans laquelle une personne différente cuisinait chaque jour, mais il ne s’agissait pas seulement d’une entreprise, car des performances et des réunions s’y déroulaient également. La nourriture était un élément très présent dans l’art de la performance de l’époque – par exemple dans les événements de Fluxus – et la notion d’”anti- ou de non-architecture” reposait sur l’utilisation de l’espace comme élément conceptuel, pas seulement selon une dimension architecturale, mais aussi en relation avec l’espace social.

Et du coup, ces 20 dernières années j’ai aimé travailler avec des collectifs d’architecture temporaire, où il s’agissait souvent de construire un espace où la cuisine installe l’espace social, où les aliments consommés sont un outil de narration, et le temps de la cuisine un temps de convivialité, un temps d’échange. Cela a toujours été quelque chose qui m’importe, j’ai travaillé par exemple avec des collectifs comme Exyzt ou Construct Lab sur cette dimension là. Et donc dans ce projet ensemble, autour de l’installation que Maya mène, Green Open Food Evolution, on retrouve cette dimension de construire un espace-outil, mais approché comme une sorte de media kitchen lab, comme espace de médiation et lieu social unitaire, espace de cuisine spéculative, de partages d’idées, de performance et de déploiement d’un film laboratoire également. 

© Cléo Verstrepen

 1 – Hehemann, JH., Correc, G., Barbeyron, T. et al. Transfer of carbohydrate-active enzymes from marine bacteria to Japanese gut microbiota. Nature 464, 908–912 (2010). https://doi.org/10.1038/nature08937
2 – www.hackteria.org
3 – https://www.nature.com/articles/164748a0

Cleo Verstrepen pour D.D.A Contemporary Art

Le projet est soutenu par Antre Peaux & Région Centre-Val-de-Loire, ProHelvetia, Makery & le programme Europe Créative de l’UE « More-Than-Planet », les Films du Chalet et DDA Contemporary Art, l’Université Waseda, via la plateforme en recherche biologique et art biomédia Metaphorest

Les résultats de ce premier voyage exploratoire seront diffusés de juin à octobre sur le magazine en ligne Palm du Musée du Jeu de Paume.

+ infos : https://roscosmoe.org/

Projet de documentaire de création et d’installation artistique intermédia sur le thème des algues, de la transition écologique et de l’évolution physiologique humaine, dans le cadre du projet « HOMO PHOTOSYNTHETICUS ».