JULIE BÉASSE, PAPIERS CROISÉS

JULIE BÉASSE, PAPIERS CROISÉS

Paper plane (détail, série Gommette), 2020, Pierre noire sur gommette, fil, papier d’impression A5 80g, Dimension variable ©️Julie Béasse

FOCUS / Julie Béasse, Papiers Croisés
Par Laure Jaumouillé

Le seize septembre dernier débutait une exposition de l’artiste française Julie Béasse. Intitulée « Papiers Croisés », celle-ci tient place au sein de l’appartement de Christian Aubert, habitué à recevoir des expositions d’artistes émergents. Très vite, on constate que la pratique du dessin est absolument centrale dans l’art de cette jeune artiste ; celle-ci affirme même que l’ensemble de son intervention est apparenté à un dessin. Dans un univers de noir et blanc – évoquant des nuances plastiques issues des années 1950 -, on observe l’entremêlement entre une certaine mélancolie et une pointe d’ironie et de malice. Les œuvres qu’elle dispose dans cet espace domestique convergent selon une grande précarité et une fragilité intentionnelle. Ainsi, un petit avion en origami tient en équilibre sur un fil tendu au mur par des vignettes noires.

Julie Béasse trouve une grande part de son inspiration dans les lieux de transit, les fameux « non-lieux » décrits par Marc Augé1, à savoir, des espaces d’entre-deux tels que les couloirs, les parkings, les aéroports ou enfin les chantiers. C’est dans ces endroits anonymes qu’elle récolte les matériaux nécessaires à l’installation de ses œuvres, aux confins de l’absurde. Par la suite, il s’agira de mettre en tension ces objets dont l’équilibre est toujours incertain et délicat. Une grande porosité apparaît entre les interventions de Julie Béasse et le lieu qui l’accueille ; ainsi une plaque de ciment brisée se confond avec la cheminée adjacente, tandis qu’un voile d’une blancheur opaque apparaît, faussement, comme une œuvre de l’artiste. Au long de ses pérégrinations, Julie Béasse s’empare d’éléments anodins, anonymes, auxquels nul ne prêterait attention ; ainsi des barrettes ou encore des éléments de chantier. Dans un couloir, on observe des serre-têtes de différentes formes à proximité d’un ventilateur vintage qui vient animer une feuille de papier A4 d’un léger mouvement ; autant dire, une expérience décisive et incongrue. Un extrait de bitume sorti de son contexte – un chantier – se trouve serti d’un ruban noir attaché par des boutons pressions.

Au fond de l’espace, deux craies géantes soulignent l’angle de la pièce tout en révélant l’importance majeure du blanc dans l’ensemble du lieu. En hauteur, on remarque un cartoon, datant des années 1950, conçu volontairement selon un caractère anonyme ; il est impossible de reconnaître les personnages. A proximité, on remarque un vieux ressort de matelas qui entre en correspondance avec les tracés noirs du cartoon. Dans l’appartement, on découvre deux immenses barrettes réalisées en tôle de récupération, construites par le moyen de rivets de charpente. Remarquons ici un vocabulaire de construction qui révèle le lien qui attache l’artiste à la notion ainsi qu’à la pratique de l’architecture.

Julie Béasse réalise des dessins hyperréalistes d’une minutie surprenante en utilisant parfois des pinceaux de maquillage2. En outre, le processus de dessin vient prolonger et jouer, avec une certaine forme d’anonymat. Dans un premier temps, elle recouvre un papier de gravure d’une surface noire pour, par la suite, travailler à la gomme par soustraction. Ainsi, elle « attaque » la surface de ce support selon un processus tendu, jusqu’à l’extrême limite ; celle de sa propre destruction. Toujours en noir et blanc, ces dessins signalent le plus souvent un hors-champ. Confrontée à l’interdiction de percer des trous dans les murs, Julie Béasse invente des processus d’accrochage innovants, usant de fils très fins et de rustines. Enfin, elle présente six boîtes à dossier conçus comme des espaces d’exposition en miniature. Chacun de leur déploiement raconte un geste de dessin ; on y voit de petits coffrets recouverts de bas résille – d’où le titre « Boîte de Striptease » -, tandis qu’elles évoquent tout autant les écrins d’un magicien. Le parcours se termine par un petit élastique suspendu qui prend la forme d’un papillon. Julie Béasse fait référence au personnage de « Monsieur Hulot » dans le film de Tati « Play Time » (1967) ; ce dernier déambule, le chapeau de travers, devant le spectacle aberrant de la modernité administrative. Mais aussi à la figure de « Snoopy », qui, détaché du monde réel, fait preuve d’une imagination proliférante. Par ailleurs, l’exposition de Julie Béasse nous fait penser au personnage de « Plume », protagoniste du livre éponyme d’Henri Michaux3. Archétype d’un individu absurde, ce dernier déambule et rencontre toutes sortes d’expériences malencontreuses. Proche du degré zéro des formes, Julie Béasse flirte avec le « presque rien » tout en radicalisant la ligne noire. Jonglant entre le spleen baudelairien et l’humour des cartoon, l’artiste nous invite à faire l’expérience d’une architecture littéralement « dessinée ». 

Laure Jaumouillé

1 AUGE Marc, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992
2 On pense ici à l’éloge du maquillage de Baudelaire : BAUDELAIRE Charles, Éloge du maquillage, Éditions Mille et une Nuits, 1860
3 MICHAUX Henri, Plume, Poésie/Gallimard, 1963

©️Julie Béasse
Paper plane (série Gommette), 2020, Pierre noire sur gommette, fil, papier d’impression A5 80g, Dimension variable ©️Julie Béasse
©️Julie Béasse
Elvis, 2021, pastel et pierre noire sur papier Arches, 80 x 106 cm ©️Julie Béasse
©️Julie Béasse
Feuille folle, 2022, Ventilateur, feuille de papier d’impression A4 80g, Dimensions variables ©️Julie Béasse
©️Julie Béasse
Ferdinand et Philibert boogie-woogisent (détail), 2020, Pierre noire, pigment, encre de chine, fil de fer, patafix, boutons pressions, 450 x 130 cm ©️Julie Béasse
©️Julie Béasse
A Bigger Plouf, 2021, Pastel et pierre noire sur papier Arches, 29,7 x 42 cm ©️Julie Béasse