Guillaume Constantin, Le squelette du roman

Guillaume Constantin, Le squelette du roman

ENTRETIEN / Entre Alex Chevalier et Guillaume Constantin

Alex Chevalier : En ce moment à la galerie Bertrand Grimont, tu présentes l’exposition Fallimagini & géographies sentimentales1. Ici, sont présentées un ensemble d’œuvres réalisées au cours de ces dernières années et qui deviennent, dans ce contexte, autant d’indices que tu viens disséminer dans l’espace de la galerie, lesquels permettent une lecture et appréhension de ton travail dans sa globalité. Pourrais-tu nous parler de cette exposition et de la façon dont elle apparaît aujourd’hui dans ton parcours ?

G.C : Il s’agit de ma troisième exposition personnelle chez Bertrand Grimont et la première dans l’espace qu’il occupe au 42 rue de Montmorency à Paris. Il était donc question pour moi de travailler avec ce nouveau lieu divisé en deux, faussement symétrique et tout en longueurs de mur. Des données bien spécifiques qui m’ont poussé à fortement penser l’articulation spatiale des travaux présentés. Une articulation qui allait de concert avec leurs contenus. 

Je me suis donc retrouvé à concevoir une véritable écriture d’exposition, une composition avec des pièces pour la plupart existantes. Un moment un peu plus inédit pour moi ayant réalisé dernièrement surtout des displays spécifiques d’exposition.

vue extérieure de la galerie Bertrand Grimont Guillaume Constantin, Double inconnue, 2019 Masque de l’inconnue de la Seine en plâtre, foulard trouvé, pschoc noir.  Image Hrvoje Goluza
vue extérieure de la galerie Bertrand Grimont
Guillaume Constantin, Double inconnue, 2019
Masque de l’inconnue de la Seine en plâtre, foulard trouvé, pschoc noir
Image Hrvoje Goluza

A.C : Cette exposition met en avant, je trouve, le rapport que tu entretiens à l’icône, à cette image que l’on crée de toute pièce, mais aussi à ces personnages devenu-e-s mythes tant ils-elles nous questionnent. Dans l’exposition, que ce soit sous la forme de sculptures, d’imprimés ou de citations, Agnès Sorel, l’inconnue de la Seine, Ophélia ou encore Marie-Madeleine nous apparaissent comme des constructions narratives et historiques. Pourrais-tu nous en dire un peu plus à propos de ce rapport que tu entretiens à l’image et à la construction de cette dernière ? 

G.C : Ce qu’il y a d’intéressant avec cette question iconique, c’est qu’effectivement ce sont ces images fabriquées et leurs matérialités propres qui permettent une construction culturelle, des projections de tout ordre. Quand on découvre la nébuleuse littéraire qu’a provoqué le simple moulage de l’inconnue de la Seine, ou qu’on en soit encore à modéliser en 3D les visages de Marie-Madeleine ou d’Agnès Sorel à partir des restes de leurs crânes, en dit long sur la fascination contenue dans ces reliques et des personnages qui s’y rattachent. 

C’est le hasard des projets qui m’a amené à côtoyer ces figures, ces motifs de l’histoire de l’art et leurs méandres. Je poursuis donc une sorte d’enquête subjective mue par différentes occurrences qui peuvent me mener d’un masque mortuaire d’Agnès Sorel sculpté par Francesco Laurana à trouver un moulage brut de l’un de ses bustes (la femme inconnue, 1468, Musée du Louvre), puis tomber plus tard sur un sweat-shirt reprenant une madone peinte par Jean Fouquet dont le modèle supposé serait Agnès Sorel ! Il y a donc à la galerie une sorte de parcours en creux, une géographie de hasards cachés qui se matérialise sous nos yeux.

A.C : Pourrions-nous parler de ton travail comme d’une sorte d’archéologie, de construction par strates (mélange des époques et procédés de fabrication), dans laquelle tu mêles à la fois des objets voire des techniques anciennes (plâtres d’études, moulages, objets trouvés, etc.) à des outils contemporains (typographie vectorisée, découpes numériques, impressions textile et 3D, etc.) ? Un travail que je vois d’ailleurs comme celui d’un faiseur d’images qui travaille par collages.

G.C : Dans un sens, je travaille un peu à la manière d’un archéologue en extrayant, en reconstituant, en restaurant, en présentant, en copiant parfois des matériaux et des sources trouvé.e.s grâce à des techniques d’aujourd’hui. Mon travail de montage, de collage de ces ensembles que tu évoques est en somme la finalité, le moyen de les restituer de manière structurée, lisible. Sauf que s’il s’agit d’un vrai travail de recherche, il n’est en rien scientifique ni historique, juste peut-êtreune mise en perspective, une stratification et un jeu autour de lectures anachroniques des choses.

Tu parles de faiseurs d’images, c’est exactement ce que le terme Fallimagini du titre de l’exposition recoupe, à savoir le nom des fabricants d’effigies et d’ex-voto en cire durant le XIIIème siècle en Italie. 

Guillaume Constantin, Du royaume de la galanterie, 2019 Gravure en taille douce. Papier Vénétie (blanc) Réplique de la carte de la Description universelle du Royaume de Galanterie, milieu du XVIIème siècle Production URDLA, Villeurbanne courtesy Guillaume Constantin, Galerie Bertrand Grimont image : Aurélien Mole
Du royaume de la galanterie, 2019 Gravure en taille douce.
Papier Vénétie (blanc) Réplique de la carte de la Description universelle du Royaume de Galanterie, milieu du XVIIème siècle
Production URDLA, Villeurbanne
Courtesy Guillaume Constantin, Galerie Bertrand Grimont
image Aurélien Mole

A.C : Les géographies sentimentales, ces cartes géographiques faites de mots doux et dont tu enlèves les signes graphiques deviennent des cartes abstraites dont l’absence d’image donne à la lecture de ces dernières la capacité de nous figurer ces paysages. Comment ces cartes apparaissent-elles au sein de ton travail ?

G.C : C’est en découvrant la technique de découpe numérique en 2013 au fab-lab de L’École Supérieure d’Art de Clermont Métropole que cette série a commencé, puis en m’intéressant à cette chose singulière qu’est la Carte de Tendre, une gravure à lire comme un récit, en quelque sorte, le squelette du roman Clélie, histoire romaine écrit par Madeleine de Scudéry au milieu du XVIIème siècle. C’est une sorte de matrice, presque un objet conceptuel, qui a inspiré copies, satires et parodies que l’on retrouve bien à cette époque des Précieuses. Ces cartes restituent un langage d’époque tout aussi sentimental, drôle que désuet tout en n’omettant pas leurs dimensions allégoriques. 

Grâce à des recherches, à la BNF notamment, j’ai pu trouver quelques occurrences intéressantes parmi un corpus pas si vaste, ces cartes sentimentales n’ont été « à la mode » qu’une quinzaine d’années ! Par la suite, le jeu a surtout été pour moi d’en fabriquer des versions contemporaines cohérentes qui jouent de leurs anachronismes par leur matérialité : papier usé, marbré, brûlé ou même papier du XVIIème siècle… La carte la plus récente, une réplique de la « Description universelle du Royaume de Galanterie » éditée par l’Urdla à Villeurbanne2, consiste en une gravure réalisée en taille douce, soit exactement comme au XVIIème siècle, mais à l’aide d’une plaque de plexiglas gravée numériquement. 

A.C : Fallimagini & géographies sentimentales est donc, comme nous le disions, une exposition personnelle, et pourtant, deux œuvres signées de deux artistes (Mireille Blanc et Thomas Hauser3) sont présentées et exposées dans l’exposition, au même titre que celles que tu présentes. Ce n’est d’ailleurs pas une première, puisqu’en 2018, pour Panoptikum, au KR-Kiosque Raspail à Ivry Sur Seine, tu invitais également deux artistes (Marion Auburtin et Pierre Frulloni). J’irai même plus loin puisque dans l’exposition sont présentées deux œuvres, deux sweat-shirts imprimés avec des motifs empruntés à des peintures du XVème et XIXème siècles. Tu as par ailleurs une pratique de commissaire d’exposition. Pourrais-tu nous parler de ton rapport à l’invitation, et de cette relation que tu entretiens à l’œuvre de l’Autre que tu convoques et exposes dans tes expositions personnelles ? 

G.C : Cela vient tout d’abord d’œuvres vues ou de démarches qui m’intéressent et qui me touchent particulièrement. Marion Auburtin a d’ailleurs contribué directement à l’une des pièces présentées. Mon activité de commissaire d’exposition aux Instants Chavirés a en effet beaucoup contribué à développer ce regard et à penser des collaborations spécifiques. 

Pour cette exposition, et comme pour Panoptikum que tu cites, il s’agit aussi d’amplifier les statuts d’œuvres présentes en ajoutant ces emprunts d’œuvres à ces ready-made et ces assemblages. C’est intéressant que tu veuilles inclure John Everett Millais et Jean Fouquet dans la liste des invités ! 

Cela permet aussi de prolonger littéralement les motifs de pli, de drapé, de l’Ophélie qui sont déjà sous nos yeux. Cette notion de déjà-vu existant à différents niveaux dans cette exposition. Ce principe de redoublement est aussi une manière de souligner la constante circulation des idées et des motifs au travers de ces prismes que peuvent être des œuvres d’art. 

Illiaques 2015 Fichier open source (issu de la collection du muséum de Lincoln, Angleterre, numérisé par l’artiste Oliver Laric), impression brute, 2 exemplaires symétriques courtesy Guillaume Constantin, Galerie Bertrand Grimont image : Aurélien Mole
Guillaume Constantin, Illiaques 2015
Fichier open source (issu de la collection du muséum de Lincoln, Angleterre, numérisé par l’artiste Oliver Laric), impression brute, 2 exemplaires symétriques
courtesy Guillaume Constantin, Galerie Bertrand Grimont
image Aurélien Mole

A.C : Enfin, j’aimerais que nous parlions de ta relation à la sculpture, un rapport que nous pouvons lire dans ces volumes que tu présentes dans l’exposition; des œuvres en trois dimensions, autour desquelles nous pouvons circuler et/ou nous projeter qui marchent par addition et soustraction de la matière. Sur cette même lecture de ton travail, et nous en parlions plus tôt, il se passe quelque chose de très similaire dans ces images que tu convoques, construis et imprimes (résonne également dans mon esprit ici à cette série, Everyday Ghosts, que tu partages également sur les réseaux sociaux). Et si l’image devenait sculpture au même titre que la sculpture devenait image ?

G.C : Il y a quelque temps, dans « La Vignette » d’Aude Lavigne sur France Culture, j’avais dit que pour moi tout était matériau. Je le pense toujours et j’ajouterai même que l’image l’est plus que jamais aujourd’hui si on considère les banques d’images, Instagram ou même les sweat-shirts installés dans cette exposition. On peut appliquer l’image numérique vraiment partout. Patricia Falguières dit dans un essai sur le maniérisme4 et à propos de la reproductibilité des œuvres que « (…) la sculpture comme l’imprimerie se propagent par dissémination, quasi par contagion. Ce sont deux modalités de l’écriture. De l’écriture, ils partagent le caractère essentiel, que l’imprimerie n’aura fait que porter à son terme logique : l’itérabilité, c’est-à-dire l’éternité ». 

Tu évoques cette série des Everyday ghosts qui sont devenus effectivement le pendant visuel des dispositifs, des assemblages que je fabrique. Il s’agit essentiellement de matériaux, d’objets photographiés dans leur environnement propre soit presque des sculptures et qui fonctionnent de manière interstitielle. Les réseaux sociaux sont dans ce cadre, et ce malgré toutes les questions qu’ils posent, un fantastique exutoire pour la diffusion, l’apparition et la disparition de ces fantômes

Après, j’ai l’impression que la sculpture imprime les affects autrement que l’image. La présence, la densité, la fragilité et la tension des matériaux ont une dimension d’expérience bien plus singulière, plus puissante, un peu comme la musique. 

Ça me fait penser que j’ai utilisé pour le petit teaser5 de l’exposition, un extrait instrumental d’un des tubes de The Police, Every breath you take, dont le titre résonne un peu durement avec l’histoire de l’inconnue de la Seine, prétendument noyée. Mais plus étonnant encore est que cette chanson soi-disant d’amour, une des plus écoutées du monde, au même titre que l’inconnue serait « la femme la plus embrassée du monde », est en fait l’histoire d’un stalker désespéré. Comme quoi la musique, les sentiments, compteraient plus que les mots ?

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1. exposition jusqu’au 15 juin 2019, Galerie Bertrand Grimont 42-44 rue de Montmorency 75003 Paris www.agenda-pointcontemporain.com/guillaume-constantin-fallimagini-geographies-sentimentales-galerie-bertrand-grimont-paris/
2. « Galantes géographies » à découvrir du 26 au 29 juin 2019 à l’atelier V À V, 11 rue Dedieu à Villeurbanne
3.  mireilleblanc.com / thomashauser.fr & un-spaced.com
4. « Sur le renversement du maniérisme », postface de Patricia Falguières (2005), in « Le Style Rustique » d’Ernst Kris (1926), Editions Macula. 
5. https://vimeo.com/328475269.

Visuel de présentation : Guillaume Constantin, Fouquet sweater, 2017
Textile imprimé taille L, plexiglas. Courtesy Guillaume Constantin, Galerie Bertrand Grimont. Image Aurélien Mole

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