Irene Kopelman, On Glaciers and Avalanches, CRAC Alsace 

Irene Kopelman, On Glaciers and Avalanches, CRAC Alsace 

Marcher avec des images

Quelles que soient les circonstances, si je ferme les yeux à n’importe quel moment de la journée, je peux clairement visualiser certaines images gravées dans ma mémoire. Ce sont des images parfois importantes, réconfortantes, de celles capables de nous transporter vers des moments de nos vies qui nous font nous sentir à l’abri. J’aime penser à ces images comme à une sorte de socle vital, comme s’il s’agissait de bases sur lesquelles s’appuyer pour aller de l’avant.

La première fois que j’ai vu les dessins d’Irene Kopelman (1974, Córdoba, Argentine), j’ai pensé à ces images-socle. Je ne sais pas très bien pourquoi, mais la délicatesse du trait, l’abstraction de la forme, le rapport à la nature, ou la présence constante de celle-ci, m’ont amené à penser à ces formes que j’accumule et que je porte en moi. Il est possible que ce ne soit pas un hasard, et que cela soit lié à la façon dont sa pratique artistique est étroitement liée au moment précis où la pensée et la production de connaissance prennent forme. Le fait est qu’en contemplant ces images, on se demande d’où elles sortent, quelle est leur origine, comment elles se constituent. Ce sont souvent des images intrigantes qui éveillent l’intérêt. Nous reconnaissons certaines formes familières, sans parvenir à les identifier pleinement. Élément essentiel de son œuvre, le dessin opère comme un médium articulateur de la pensée. Il lui permet de questionner la notion de modèle, cette tentative d’organiser la vie qui est une conséquence probable du besoin des humains d’étudier, de comprendre et d’organiser la complexité du monde. Des dessins qui, en quelque sorte, mettent aussi cette considération en doute, et insinuent l’impossibilité d’enfermer cette complexité dans des catégories et des divisions trop étroites.

Intéressée, dès le début de sa carrière artistique, par la notion de paysage, ce n’est pas un hasard de voir ce projet se développer dans les Alpes – sorte d’antonomase de l’environnement naturel –, là où s’est certainement forgée l’image de carte postale du paysage de montagne présente dans l’imaginaire collectif. En octobre 2012, elle débute une résidence à la Fondation Laurenz à Bâle où elle engage une recherche autour de ce projet. L’été suivant, une fois la neige des sommets disparue, elle effectue sa première ascension vers les glaciers alpins, où elle se confronte de nouveau aux blanches configurations gelées, expérience qui marque le début de ce qui sera On Glaciers and Avalanches. Ma première conversation avec Irene sur ce projet, a immédiatement fait surgir dans ma mémoire une de ces images-socle : celle du glacier de l’Aneto. Situé dans la vallée de Bénasque, au cœur des Pyrénées, il constitue, depuis mon enfance, une présence constante chaque été durant lorsque je parcours les montagnes environnantes, et sa forme géométrique m’accompagne où que j’aille. C’est une image mutante et instable qui change selon le moment de la journée, la lumière qui l’éclaire ou l’endroit depuis lequel on le contemple, mais aussi parce qu’année après année, la surface du glacier diminue sous l’effet implacable du réchauffement planétaire. Le recul des glaciers donne la mesure des changements climatiques et de l’impact irréversible de l’humanité sur notre planète.

Marcher en montagne nous fait nous sentir insignifiants. La montagne l’emporte, elle s’impose. Toujours. Les volumes de roche, de glace et de végétation qui nous entourent, nous rappellent en notre for intérieur que nous faisons partie d’un tout insaisissable avec lequel nous devons établir un dialogue. Lors de ses randonnées, Kopelman accompagne divers scientifiques en tentant de comprendre ce paysage, de le décoder et d’apprendre son fonctionnement. Les connaissances partagées avec ces spécialistes donnent à Kopelman la possibilité d’accéder à ce paysage en tant qu’artiste, de savoir que dessiner dans un lieu qui a été étudié et exploré de fond en comble, traversé par la civilisation et représenté de toutes les façons possibles. Les marches, les conversations et les expériences en montagne fonctionnent comme des points d’accès à un grand laboratoire en plein air qui lui permet d’envisager une méthodologie concrète. Une méthodologie qui l’amène à observer avec attention des éléments isolés du paysage, différents conglomérats atomisés qui révèlent autant la complexité de celui-ci que le processus de travail qui s’y est déroulé. Les lignes cherchant à reproduire les lichens, la moraine, les formes du glacier, la tension entre la glace et la roche, ou les diverses espèces d’arbres sur les coteaux deviennent ainsi les témoins d’une histoire qui révèle des aspects naturels, sociaux ou politiques, définissant ce lieu en particulier, mais renvoyant également à bien d’autres.

Si le dessin fait ici le lien entre la montagne et l’humain, diluant la séparation entre culture et nature, l’exposition constitue au moins un des dispositifs qui va le rendre public. Nous nous demandons alors, en tant qu’artiste et commissaire, comment penser la présentation d’une œuvre où le temps, la climatologie, le processus de travail, le dialogue et le contexte ont un poids si spécifique, mais aussi quelle peut être la relation entre ce processus de recherche et de production en montagne, et la méthode pour concevoir un espace d’exposition qui permette de communiquer le travail au public. Au moment de concevoir et d’articuler l’exposition, nous avons donc tenté de déplacer certaines des préoccupations inhérentes à ce projet en particulier – et à la pratique artistique d’Irene Kopelman en général – au sein de notre processus de travail commun.

On Glaciers and Avalanches réunit des travaux issus d’expéditions menées sur les glaciers entre 2012 et 2014, ainsi que des dessins réalisés cet été, avec la collaboration de l’Institut Kunst de Bâle, afin de compléter la recherche. Plusieurs séries de dessins, d’aquarelles et de peintures se déploient sur les murs du CRAC Alsace, complétées par une nouvelle série de sculptures en porcelaine disposées au sol à divers endroits du centre d’art, ainsi que différents objets et documents provenant directement des expéditions scientifiques. C’est un travail qui, comme nous avons pu le constater, embrasse un champ de recherche défini par notre relation avec la nature et le paysage, une habitude de travail établie, une pratique claire et une formalisation très précise. À partir de quelques éléments fixes, Kopelman laisse le champ libre à l’impossibilité de contrôler le monde, à l’insaisissabilité de la connaissance, au besoin d’incorporer d’autres agents dans l’équation, ouvrant diverses possibilités de nous penser sur Terre, défiant ainsi les vieilles dichotomies.

Mais de tout ce que l’artiste a vu lors de ses expéditions, quelle part a fini sur le papier et quelle autre a été omise ? Est-ce elle qui décide, ou est-ce que ce sont les montagnes qui parlent ? Comment répartir les œuvres dans l’espace pour qu’elles transmettent tout ce qu’elles portent ? Qui décide, nous ou elles ?

Nous ne connaissons pas les réponses avec certitude, mais peut-être, la prochaine fois que vous fermerez les yeux, un fragment de glacier apparaîtra dans votre esprit.

Texte Juan Canela, août 2017.

 

Infos pratiques

On Glaciers and Avalanches
Exposition personnelle d’Irene Kopelman

du 15 octobre 2017 au 14 janvier 2018

Ouverte du mardi au vendredi de 10h à 18h. Le week-end de 14h à 18h. Fermée du 23 au 26 décembre et du 30 décembre au 1er janvier.

CRAC Alsace
18 rue du château 68130 Altkirch

+33 (0)3 89 08 82 59

www.cracalsace.com

On Glaciers and Avalanches a reçu le soutien du Fonds Mondriaan, de la Foundation Laurenz House, Bâle, et a été réalisé avec la collaboration de l’Institut Kunst HGK FHNW, Bâle. Cette exposition fait partie d’Oh ! Pays-Bas saison culturelle néerlandaise en France 2017-2018.


Irene Kopelman
Née en1974 à Córdoba, Argentine.

www.irenekopelman.com

Visuel de présentation : Irene Kopelman, View from Grosser Aletschgletscher in Four Parts, 2017. Craie, mur peint, 685 x 316 cm. Production CRAC Alsace. Courtesy de l’artiste.
Henri Hogard, Recherches sur les glaciers et sur les formations erratiques des Alpes de la Suisse, 1858, éd. Gley, Épinal. Collection Bibliothèque des Dominicains, Colmar.

 

Irene Kopelman Gorner Glacier from On Top, 2014 crayon sur papier 456,5 x 115 cm l’ensemble 28 dessins Courtesy de l’artiste et Labor, Mexico City.
Gorner Glacier from On Top, 2014. Crayon sur papier, 456,5 x 115 cm l’ensemble. 28 dessins. Courtesy de l’artiste et Labor, Mexico City.

 

Irene Kopelman, Tree Lines, 2015. Acrylique sur toile, 190 x 250 cm chaque. 4 peintures. Courtesy de l’artiste et Labor, Mexico City.
Tree Lines, 2015. Acrylique sur toile, 190 x 250 cm chaque. 4 peintures. Courtesy de l’artiste et Labor, Mexico City.

 

Irene Kopelman, View from Grosser Aletschgletscher, 2013. Crayon de couleur sur papier, 74,5 x 98,5 cm encadrés, 4 dessins. Gorner Glacier from On Top, Figure 18, 2017. Porcelaine, 208 x 9 x 1 cm. Production CRAC Alsace. Gorner Glacier from On Top, Figure 20, 2017. Porcelaine, 74 x 56 x 1 cm Production CRAC Alsace. Courtesy de l’artiste et Labor, Mexico City.
View from Grosser Aletschgletscher, 2013. Crayon de couleur sur papier, 74,5 x 98,5 cm encadrés, 4 dessins.
Gorner Glacier from On Top, Figure 18, 2017. Porcelaine, 208 x 9 x 1 cm. Production CRAC Alsace.
Gorner Glacier from On Top, Figure 20, 2017. Porcelaine, 74 x 56 x 1 cm
Production CRAC Alsace.
Courtesy de l’artiste et Labor, Mexico City.