ISABELLE PLAT, JE T’AI DANS SA PEAU

ISABELLE PLAT, JE T’AI DANS SA PEAU

Vue de l’exposition Isabelle Plat – Je t’ai dans Sa Peau
De gauche à droite :
Isabelle Plat, Une place dans ma doudoune de rêve, 2018, Techniques mixtes, 112 x 102 x 100 cm.
Isabelle Plat, Bœuf écorché, 2019, techniques mixtes, 200 x 115 x 40 cm.
Photo ©Rebecca Fanuele

EN DIRECT / Exposition personnelle Je t’ai dans Sa peau d’Isabelle Plat
du 14 mars au 06 juin 2020 Galerie Eric Mouchet Paris

Isabelle Plat : I’ve got you under their skin

par Marie de Brugerolle

Les œuvres récentes d’Isabelle Plat telles que Costume/cabane du partageur singulier ; Darcey vous offre son Burberrys; le Derviche Tourneur, le magistral Boeuf … soufflent un vent nouveau sur la sculpture dans ce premier tiers du XXIe siècle. A la violence initiale du « bouc-émissaire », sacrifié sur l’autel de la civilisation (1), I. Plat répond par une bataille avec la matière, le réel, « ce qui est », comme elle le dit. Une place dans ma doudoune de rêve, Je vous invite dans la veste de mon ami, Le pantalon de quelqu’un, ouvert et prêt,semblent d’abord une invitation à la frivolité, puis marquent une instance de l’Histoire. Complétez le voyage de Zoltan en pantalon est une réflexion structurelle sur l’humanité puis l’animalité Coussin en pantalon bœuf mais surtout une mise en pratique des enjeux de la sculpture aujourd’hui. La sculpture d’usage, dont elle inventa la formulation (2), la post-performativité, qui sous-tend ma réflexion, le féminisme à l’œuvre dans sa réciprocité avec l’écologie des matériaux en font une œuvre singulière en conjonction avec l’époque.

SURFACE EN ÉPAISSEUR

Des premières sculptures aux miroirs sans teint des années quatre-vingt, qui déjà incluaient la torsion et le corps déstabilisé du spectateur, au bœuf-écorché de 2020, (Le bœuf écorché) une pensée de la surface s’est construite. Celle-ci est traitée en tant que profondeur et non pas un lissé continu. Isabelle Plat porte une attention à la surface qui ne se limite pas à la superficie (2D) ou la face extérieur d’un corps, seule. Son travail de sculptrice considère l’étendue de contact des matières comme une membrane. Son approche, a priori pratique, relève à la fois de la science (épistémologie), du savoir-faire (artisanat et post medium) et d’une écologie (relations féminin/masculin/animal). 

Envisager l’extérieur comme une épaisseur, c’est comprendre que la structure des choses peut tenir sans une armature interne. La surface est une structure en soi. Retourné comme un gant, le pantalon, le manteau, la chemise, de contenant devient contenu. Parfois leur matière première se double d’une autre peau, intérieure. Le crin de bœuf (Bœuf-écorché), le tissu, le coton utilitaire, la résine, travaillés avec des solvants, de l’apprêt, de l’enduit, cousus, troués, recousus, maillent des tensions qui font tenir l’ensemble. 

Vue de l’exposition Isabelle Plat – Je t’ai dans Sa Peau De gauche à droite : Isabelle Plat, Darcey vous offre son Burberrys, 2018, Techniques mixtes, 105 x 120 x 60 cm. Isabelle Plat, Le corps est sorti par la manche, glisses-toi, 2019, techniques mixtes, 150 x 120 x 90 cm. Photo ©Rebecca Fanuele
Vue de l’exposition Isabelle Plat – Je t’ai dans Sa Peau
De gauche à droite :
Isabelle Plat, Darcey vous offre son Burberrys, 2018, Techniques mixtes, 105 x 120 x 60 cm.
Isabelle Plat, Le corps est sorti par la manche, glisses-toi, 2019, techniques mixtes, 150 x 120 x 90 cm.
Photo ©Rebecca Fanuele

L’ART DÉLICAT DE LA BOUCHERIE

La sculpture résulte d’une reconstitution après déconstruction. La découpe, l’écharpage des coutures, écartelées jusqu’à la déchirure, évoque le dépeçage des animaux après la chasse. 

La matière est attendrie comme l’on dit « attendrir » une pièce de viande, c’est à dire en écraser les fibres afin de la rendre plus aisée à la mastication.

Les sculptures en poils ou en cheveux (Chevelure humaine et animale) tout comme les tissus sont « pitrognés », mot de patois Lyonnais qui signifie pétrir, malaxer. Isabelle Plat feutre, pique, coud, démonte, déchire, renverse, retourne…appliquant aux matériaux une série de tortures qui en ferait un bourreau si ces choses n’étaient pas déjà mortes. Elles les transforment et leur donne un second souffle. 

On voit sous les aisselles du manteau Burberry (Darcey vous offre son Burberrys) les coutures noires qui suturent le tissu interne Liberty. Les fils sombres sur le fond blanc piqué de fleurs bleues et rouges troublent d’une balafre le décor aux motifs imprimés. Ils rompent ainsi le rythme régulier et répétitif qui fut souvent dédié aux ornements domestiques ou robes de jeunes filles. La technique réparatrice, dévoyée, devient une faille : elle recoud et indique une fente. Elle répond aux trous opérés dans la même doublure, qui elle-même est une pièce rapportée. Le cocon s’est rompu et seule la matrice demeure, coquille vide. Comme les scènes de cuisine de la peinture de genre, où l’on voit la carcasse exhibée, les sculptures d’Isabelle Plat sont des vanités contemporaines. Plus qu’une invite à la méditation sur la mort, c’est un autre point de vue sur les apparences. Burberry est doublé par Liberty. Et, de fait, les riches guipures se font débordées sur la ligne finale, par les tissus bon marché qui semblent les réparer. La reprise n’est en fait pas une réparation mais un détournement sous-jacent, par le dessous, d’une enveloppe dont la destination serait de donner une identité sociale. 

Vue de l’exposition Isabelle Plat – Je t’ai dans Sa Peau De gauche à droite : Isabelle Plat, Le corps est sorti par la manche, glisses-toi, 2019, techniques mixtes, 150 x 120 x 90 cm. Isabelle Plat, Dessin aux cheveux de parisiens, 2020, techniques mixtes, 51 x 49 cm. Photo ©Rebecca Fanuele
Vue de l’exposition Isabelle Plat – Je t’ai dans Sa Peau
De gauche à droite : Isabelle Plat, Le corps est sorti par la manche, glisses-toi, 2019, techniques mixtes, 150 x 120 x 90 cm.
Isabelle Plat, Dessin aux cheveux de parisiens, 2020, techniques mixtes, 51 x 49 cm.
Photo ©Rebecca Fanuele

MASCULIN/FÉMININ

D’emblée le « comment c’est fait » s’impose. Et ce comment révèle l’absence de structure dure remplacée par la matière travaillée de l’intérieur. Les costumes d’hommes sont littéralement fourrés par des habits de femmes. Le renversement des valeurs coïncide avec celui des habitus et à l’inversion des formes : cul-par-dessus tête. L’habit ici, ne fait pas le moine et renvoie à nos préjugés et manières d’être liés à nos appartenances sociales.

Le jeu des apparences et son renversement : haut/bas, féminin/masculin, dedans/dehors se révèle dans tout le travail. Ce n’est pas une féminité appliquée car le travail de sculpture n’est pas féminin ou masculin, mais plutôt une pratique de celle-ci consciente de la mise à bas de la statue érigée sur son socle. La virilité surgit dans l’affirmation d’une enveloppe qui est structurelle. Cela tient par un maillage de fibres, un réseau de nervures et de correspondances entre les qualités chimiques et plastiques des matières.

Par exemple, Le pantalon de quelqu’un, ouvert et prêt, 2019, semble une invite à s’insérer dans le bas de costume d’un homme dont le corps est absent, comme s’il venait d’en être expulsé, d’en sauter. Telle une mue, le cocon solitaire invite, par son intitulé, à servir. A quoi est-il « prêt » ? A quel usage ? On peut littéralement s’insérer dans les sculptures d’Isabelle Plat, seul ou accompagné. Le tissu extensible et apprêté pour recevoir d’autres corps que ceux fixés par les marques du propriétaire initial, devient une peau réutilisable. On peut y voir un clin d’œil sans doute à la fois aux Moules Mâliques du Grand Verre 1915-23 (3) et à la partition des rôles sociaux.

Un manteau d’homme Burberry marque un statut de classe ; Darcey vous offre son Burberrys. Son doublage par une chemise de nuit à petites fleurs bon marché, pour dame, détonne. L’intrusion du trivial dans l’élégant relève certes de la lutte des classes mais pointe surtout une rupture des codes et de la ligne de partage. Celle qui sépare les sexes, les genres artistiques, l’intime et l’ex time…Simplement, de l’intérieur, avec une discrétion acérée, Isabelle Plat profane les conventions. Pro-fanum, c’est être en-dehors de l’espace sacré, intouchable, c’est être dans celui de l’espace sensible, publique, de la cité.

Vue de l’exposition Isabelle Plat – Je t’ai dans Sa Peau De gauche à droite : Isabelle Plat, Bœuf écorché, 2019, techniques mixtes, 200 x 115 x 40 cm. Isabelle Plat, Complétez le voyage de Zoltan en Pantalon, techniques mixtes, 2019, 102 x 45 x 35 cm.  Photo ©Rebecca Fanuele
Vue de l’exposition Isabelle Plat – Je t’ai dans Sa Peau
De gauche à droite : Isabelle Plat, Bœuf écorché, 2019, techniques mixtes, 200 x 115 x 40 cm.
Isabelle Plat, Complétez le voyage de Zoltan en Pantalon, techniques mixtes, 2019, 102 x 45 x 35 cm.
Photo ©Rebecca Fanuele

PEINTURE IMPURE

Les matériaux souvent hétérogènes à la définition moderniste de la peinture (une toile tendue sur un châssis recouverte de pigments), ouvrent le médium à devenir une pratique. Cette hybridation produit parfois des peintures en 3D. Par exemple, les larges disques rouges en résine et les ronds blancs ponctuent cet intérieur, le rendant peinture. 

Isabelle Plat récupère les vêtements lorsqu’ils sont déclassés, tombés de leur piédestal. Elle leur donne une nouvelle destination. Ils ont perdu leur fonctionnalité première : recouvrir et tenir chaud à un homme (car ce sont pour la plupart des manteaux masculins). 

Une autre pièce montre un grand manteau noir en laine, doublé d’une robe de chambre en pilou-pilou blanc à rayures grises (Derviche Tourneur). Le col du vêtement domestique remonte et dépasse celui du pardessus. A l’intérieur, encore, une couverte rouge sanguinolente donne à la parure un aspect de peau fraîchement arrachée. Curieusement, les gouttes de la résine qui recouvre cette anfractuosité, semblent monter plutôt que tomber. C’est de la peinture en extase, littéralement, qui sort de ses gonds. On pense aux fils rouges de la Dentelière par Vermeer (1669-1671, Louvre) qui sont des coulures matérialisant le sang symbolique des menstrues. En effet, lors du passage à l’âge de femme, l’ouvrière de la dentelle marquait d’un fil rouge son ouvrage blanc.

Une inversion a eu lieu, en plus du retournement. C’est ainsi que la structure torse se dessine comme un mode opératoire. Propre au Baroque et à un certain constructivisme (plutôt celui de El Lissitzky ou du cinéma d’Eisenstein), X ou Croix de St André, c’est une intersection de deux obliques qui sous-tend les œuvres de cette nouvelle série.

La torsion, c’est le mouvement. Il peut être ascensionnel ou en chute libre, mais jamais horizontal et plan. Il vrille. Je cite El Lissitzky à cause de sa considération de l’objet comme terme générique, rendant obsolète toute classification et hiérarchie entre les arts, et parce qu’Isabelle Plat dans sa formation et son parcours a beaucoup regardé les avant-gardes Russes, mais aussi parce que cette tension de la « nouvelle objectivité » se retrouve dans ses formes et sa nouvelle « objectité ». Quant à S.M. Eiseinstein, il s’imprègne de Greco et des peintres d’icônes, de manière structurelle aussi, dans une recherche de mouvement créé en partie par les jeux d’oppositions de lignes de forces contraires, dont l’oblique est un motif récurrent. 

Vue de l’exposition Isabelle Plat – Je t’ai dans Sa Peau De gauche à droite : Isabelle Plat, MS Tarzan Junior, 2020, techniques mixtes, dimensions variables. Isabelle Plat, Derviche Tourneur, 2020, techniques mixtes, 76 x 70 x 120 cm.  Photo ©Rebecca Fanuele
Vue de l’exposition Isabelle Plat – Je t’ai dans Sa Peau
De gauche à droite : Isabelle Plat, MS Tarzan Junior, 2020, techniques mixtes, dimensions variables.
Isabelle Plat, Derviche Tourneur, 2020, techniques mixtes, 76 x 70 x 120 cm.
Photo ©Rebecca Fanuele

BAROQUE DÉ-PEAUCÉ

L’art Baroque résume ses deux aspects : recherche de mouvement, de proximité avec le vernaculaire, notamment avec la représentation de scènes triviales, de personnes populaires et surtout l’usage de dispositifs qui mettent le spectateur « de plein pied » avec les protagonistes. Un bon exemple de cela serait La mort de la Vierge (1604-1606) du Caravage, au Louvre, dont la figure fut peinte d’après le cadavre d’une femme noyée. 

C’est un peu du Baldaquin de St Pierre de Rome qu’on retrouve dans le ruban de satin rose qui entoure les pattes du Bœuf-écorché suspendu par des crochets de métal cuivré/rosé. La technique de crochetage est sportive. Pas de pathos de boucherie, rien de racoleur du côté de la tripe de magazine. Ce sont les crochets d’alpinisme dont le métal rosé et les formes arrondies évoquent plus le Père Ubu que le croc du boucher. Ces pièces rapportées indiquent un système de levée, et inscrivent le prolongement de l’acte de déchiquetage dans celui de la re-structuration pondéral. Un bœuf ? Un costume combiné, avec un pantalon et une veste qui semble une queue de pie, un frac. Mais son gabarit, énorme, donne à l’ « Ecartelé » le volume de l’animal de troupeau, élevé pour sa viande. Car le bœuf n’est pas le taureau reproducteur. A Kobé on le masse avec de la bière. Dans l’atelier parisien d’Isabelle Plat, il est modelé de l’intérieur. A partir de son crin, blanchi (pour avoir la couleur du charolais, animaux familiers de l’enfance de l’artiste), traité, boulotté, boudiné, rouloté, il est dé-peaucé et re-incarné. On pourrait comparer cette technique au processus d’invagination dont parle Roland Barthes relu par Jacques Derrida. Littéralement, médicalement, l’invagination est le retournement « comme un doigt de gant », d’une portion de l’intestin. En littérature, pour J. Derrida, l’invagination est le redéploiement du bord externe à l’intérieur d’une forme, « où le dehors ouvre alors une poche » (4). Pointant la différence avec l’Autre, pour Roland Barthes (5), ou encore la réversibilité de la « chair du monde » dont parle Merleau Ponty (6) , c’est autant de perception de la nature torse et « chiasmatique » de cette membrane continue du monde, qui nous lie. Cette « intimité réversible » est d’ailleurs littéralement à l’oeuvre dans la pièce éponyme (Intimité Réversible, 2) pour laquelle le dedans et l’extérieur ont été travaillés en même temps, à partir de cheveux, poils humains et poils animaux.

VOLUTES DÉSAXÉES 

Le crin du Bœuf-écorché devient méandre, labyrinthe intérieur, suivant une configuration qui ressemble aux boyaux de l’intestin mais aussi aux motifs séparant la matière blanche et la matière grise du cerveau. C’est une spirale elliptique qui se terminerait par deux petites excroissances bulbaires, comme deux boules. Ce bœuf n’a pas de queue, son appendice caudal n’est plus là. Aussi nous nous trouvons face à face avec un vide, au niveau de notre regard (pour une personne de taille moyenne) et un rapport immédiat à la suspension. Les rubans de satin rose donnent une note féminine au costume gris à rayures. Comme des jarretières sur le bas du pantalon, les volutes souples ont un rôle porteur et maintiennent la jambe dans leur étau. Une gravité inversée est à l’œuvre. Là encore on pense aux Soigneurs de gravité du Grand Verre et à l’humour acéré d’un « gai, ris-donc ». 

L’AUTRE DANS LE CORPS DE LA BÊTE

Fragonard avec son Escarpolette (1767-1769) mettait en scène une invite à la frivolité. L’érotisme est le mouvement du monde, Isabelle Plat nous invite à vivre en conscience avec son corps, sentir son mouvement en fonction de sa constitution. Le bœuf est une balançoire. Les sangles écarlates tranchent obliquement la vision de l’intérieur blanc/ crème et coulent jusque sous son assise. Ses suspensoirs forment les bretelles internes d’une assise en métal noir. Nous sommes invités à disposer nos corps dans celui de l’animal fantastique, chimère de vêtements et de poils animaux et à expérimenter le vertige. C’est celui produit par l’accomplissement d’une révolution, un retour sur soi passant par cet autre, que, donc, nous sommes. Un autre bien dans sa peau, dont le corps n’est plus une chose à porter mais qui porte, avec allure.

Celle-ci cède la place à une invitation directe d’un usage à l’œuvre. Une œuvre dont l’usage est une manière à la fois de finir celle-ci (c’est le « regardeur qui fait le tableau ») mais encore, plus loin que la formule Duchampienne, c’est le « balancé » qui fait la sculpture. La balançoire est une réponse en 3D, féminine, à la femme coupée d’Etant Donnés, 1° La chute d’eau, 2° Le gaz d’éclairage (1946-1966) (7).  Le corps de celle-ci, dans la posture de celle du Black Dalhia, jeune femme retrouvée découpée et mise en scène de manière sculpturale à Los Angeles en 1947, aurait été une source pour l’œuvre posthume de Marcel Duchamp. (8) Le corps de la femme coupée, éviscérée, dont on ne voit pas le visage, dans cette installation voyeuriste conçue comme une « scène de crime », fut réalisé en peau de cochon. Marcel Duchamp aurait pris des cours de taxidermie à cet effet. Le Coussin en pantalon bœuf ou le Coussin en veste cheval invitent au contact avec la peau de l’Autre, son animalité, notifiée par le poil. L’inversion est ici celle du rapport de force humain/animal, qui redouble celui déjà évoqué du masculin/féminin, patron/travailleur. « Dans la peau de l’Autre », ici est « dans la peau de l’Autre retournée dans la peau d’un autre », comme dans une mise en abîme d’une chaîne de projections. « Souvent je me demande, moi, pour voir, qui je suis – et qui je suis au moment où, surpris nu, en silence, par le regard d’un animal, par exemple les yeux d’un chat, j’ai du mal, oui, du mal à surmonter une gêne », dit Jacques Derrida (9). C’est le regard (supposé) de l’animal sur sa nudité qui l’interroge et le rend homme. Serions-nous plus nus que les bêtes à poil ? C’est la gêne, la pudeur, la honte parfois, qui caractérise le rapport humain à la nudité. Là encore, ce qui est donné à voir ou caché relève de la culture, de la distinction et de la partition des valeurs. 

Isabelle Plat rend grâce et donne grâce à cette animalité souvent répudiée. Le statut du poil dans la plupart des cultures, notamment le rapport au cheveu, relève du tabou. 

Souvent la peau de bête est un camouflage. On se donne des allures qui projettent sur les animaux des idéaux de noblesse, force, puissance. La parure renvoie à la richesse, à la vitesse, à des qualités que nous, humains, aimerions avoir. On revient ici à ce mimétisme primaire qui consiste à imiter pour s’approprier les qualités de l’autre. Ici la mimesis n’est pas la reconnaissance du « bon » ou « beau » idéel dont l’artiste, selon Platon, serait le transmetteur. La « mimicry » comme une des catégories du jeu, consiste à prendre l’apparence de l’autre pour s’approprier chez lui ce qu’on aimerait avoir de lui. Ainsi, sous couvert de jeu de rôle, ici « me prendre dans ta peau » signifie que l’occupant originel n’est plus là. L’artiste nous met dans ce double jeu de l’accueil apparent (Une place dans ma doudoune de rêve, Je vous invite dans la veste de mon ami) et du risque de disparaître à son tour, happé par la peau à double-face.

Vue de l’exposition Isabelle Plat – Je t’ai dans Sa Peau De gauche à droite : Isabelle Plat, Costume / Cabane du partageur singulier, 2019, techniques mixtes, 140 x 118 x 62 cm. Isabelle Plat, La chemise blanche en animal de compagnie, 2020, techniques mixtes, 150 x 80 x 50 cm.  Photo ©Rebecca Fanuele
Vue de l’exposition Isabelle Plat – Je t’ai dans Sa Peau
De gauche à droite : Isabelle Plat, Costume / Cabane du partageur singulier, 2019, techniques mixtes, 140 x 118 x 62 cm.
Isabelle Plat, La chemise blanche en animal de compagnie, 2020, techniques mixtes, 150 x 80 x 50 cm.
Photo ©Rebecca Fanuele

EXFORMATION : CAPRICES ET RECYCLAGE

Ce risque c’est aussi celui d’être vu, observé à son tour et de ne pas correspondre à la norme. La Cabane du partageur singulier ou le Coussin en pantalon bœuf peuvent accueillir deux personnes de taille « moyenne » ou une personne de « grande taille ». La plupart des vêtements dont les étiquettes (Catel par exemple) sont conservées indiquent une gamme dédiée à des personnes hors normes. Isabelle Plat joue avec les échelles, même si nous sommes toujours dans un rapport « humain ». Ses séries récentes sont des « caprices » au sens où elles détournent les règles de l’art (capriccio) mais aussi dans son étymologie d’un brusque changement (« capra » veut dire chèvre, un animal aux bonds soudains) et encore d’un frisson de peur. Si le premier effet, de ces « sauts stylistiques » fantasques, procure de la joie, l’expérience seconde du toucher de ces vêtements portés par d’autres, de ces matières animales, n’est pas évidente. La figure de la grotesque (ici au féminin pour parler des motifs inspirés par la découverte de la Domus Aurea à Rome, effondrée, que l’on a pris tout d’abord pour une grotte ornée), se retrouve à la fois dans le travail de la volute évoquée plus haut, mais encore dans celui des rinceaux. Les arabesques de la chemise bleue empesée du Le corps sorti par la manche, glisse-toi, qui forment des rameaux au dos et sur le devant sont fait de cheveux. Leur formation détonne sur le bleu « Majorelle » de la chemise en coton. Celle-ci semble saisie dans un instant d’envol, tel un morceau de « Bleu Klein ». A la différence qu’à l’empreinte féminine de l’« Anthropométrie » se substitue une chemise d’homme. Le bleu pourrait être celui du « travail », mais ici un travail de bureau « blue chips » dit-on en Anglais pour désigner les entreprises fortement côté en bourse. Les ornements dédoublés au dos et sur les côtés évoquent les symétries végétales observables dans la nature. On les retrouve sur les grilles des parcs comme à Versailles ou encore dans les photos du photographe Allemand Karl Blossefeldt (1865-1932). Celui-ci, lié à la Nouvelle Objectivité, a étudié les ouvrages de botanique et Darwin. Comme eux, Isabelle Plat mène une recherche de formes structurales, proche de celle du nombre d’or, dont parle S. M. Eisenstein dans De la non-indifférente nature (10). De fait il y a chez la sculptrice une forme de montage organique, notamment dans cette pièce avec la « canne-patte » combinant une tige oblique recouverte de cheveux bruns et terminée par une patte de félin en crin beige clair. Ce portrait en pied, sans corps, c’est celui de l’homme exformé du vingt-et-unième siècle. Il suit l’Homme Invisible d’H.G.Wells (1897) qui inaugurait le vingtième siècle, L’homme Sans Qualité (1930) de Robert Musil qui en qualifia le sens, l’Homme Sans contenu (1996) de Giorgio Agamben, qui réfléchissait ses goûts, et enfin l’Homme sans gravité (2002) de Charles Melman qui en nommait la pathologie.

Isabelle Plat montre ce qui n’est pas là, la personne à qui le vêtement a appartenu, ce qui a été rejeté (les matériaux de rebuts, les vêtements usagés, l’animalité aseptisée) mais aussi ce qui est là mais non visible (le travail manuel escamoté, le héros silencieux, c’est-à-dire le travailleur flexible qui a fabriqué le vêtement, passé à la trappe de l’histoire). On peut parler à ce sujet d’exformation, c’est à dire d’un processus de mise en forme à partir de ce qui n’est pas directement visible. Simplement, en pensant à la sculpture, la contre-forme, la scorie est aussi importante que la matière. Cette structure par le négatif crée une tension dialectique qui impose une réflexion politique. Celle-ci porte sur le déchet et le recyclage, mais aussi l’usage et la destination de la sculpture. Isabelle Plat a réalisé précédemment des sculptures « underground », monde de légumes et d’égouts. Ce qui est en creux, caché, est retourné. Les socles sont remplacés par des tabourets, des assises retournées. L’ustensilité est possible, l’usage demeure fonctionnel et symbolique. Cependant, ce ne sont pas des accessoires de performance. L’intention d’Isabelle Plat n’est pas de performer ces objets mais de les rendre praticables, utilisables. Les « usagers » ne sont pas des protagonistes, même involontaires, d’un protocole performatif. Ils ne constituent pas non plus un public. La performance n’est pas une source ni une destination de la sculpture d’usage. Les distinguer répond à une question de positionnement de son corps dans l’espace. Nous devenons sculpture.

Marie de Brugerolle

NOTES

(1) Le « bouc-émissaire » en tant que figure sacrificielle originelle fut théorisé par René Girard. Celui-ci parle du mimétisme comme conduite conflictuelle. En effet, s’il fait partie des méthodes d’apprentissage et de transmission, le mimétisme d’appropriation conduit aussi à l’antagonisme. On voit là deux catégories du jeu : mimicry et agôn.

La communauté divisée par le conflit se rassemble à nouveau contre une victime expiatoire, le bouc-émissaire. Sa mort réconcilie les parties et en fait un sauveur. D’où l’ambivalence de cette figure, à la fois rejetée et adorée, et une interprétation du sacré comme sacrifice. Les cultures rejoueraient dans les rituels cette violence originelle. René Girard, Le bouc émissaire, rééd. Grasset, 1982. 

(2) Plat, Isabelle, La sculpture d’usage,article Art Press, juin 2016. Isabelle Plat a élaboré le concept de « Sculpture d’usage » dans ses recherches plastique, puis dans le commissariat d’une exposition de groupe à la Galerie Maubert à Paris, septembre / octobre 2015 et dans un article dossier pour Artpress n° 434, Juin 2016, pp. 55-61

(3) Philadelphia Museum of Art, Collection Louise et Walter Arensberg.

(4) in Parages, Gallimard, p133.

(5) Barthes Roland, Le Plaisir du texte, éditions du Seuil, 1973.

(6) Le visible et l’invisible, Gallimard 1964, p.303 à 313.

(7) Philadelphia Museum of Art.

(8) Rabaté Jean-Michel, Étant donnés 1°L’art, 2° le crime, 2010, Les presses du réel, Dijon).

(9) Derrida Jacques, L’animal que donc je suis, éditions Galilée, 2006.)

(10) Eisenstein, Serguei Mikhailovitch, De la non indifférente nature, écrit en 1940, publié en 1976 en Français, édition 10/18.

ISABELLE PLAT – biographie
Vit et travaille à Paris. Née à Lyon.

Depuis 2006, présentée dans diverses expositions, Isabelle Plat explore le matériau organique du cheveu et du crin. Elle réalise des sculptures à partir d’« objets d’appartenance », ayant appartenus à une personne. Par une confrontation métaphorique mais néanmoins physique d’un corps singulier avec l’espace qu’elle investit, Isabelle Plat met ainsi en évidence les enjeux culturels, écologiques, voir politiques de notre société.

https://isabelleplat.fr

LA GALERIE ERIC MOUCHET

Collectionneur et marchand d’art moderne, Eric Mouchet propose une programmation variée, basée sur des artistes sélectionnés pour la rigueur, la pertinence et la poésie de leur travail, sous toutes leurs formes.

Eric Mouchet a installé sa galerie au 45 rue Jacob Paris 6e en vue de contribuer à l’épanouissement de la culture contemporaine.

https://www.ericmouchet.com