Jacques Mandelbrojt, multiples dialogues d’un artiste, Urban Gallery Marseille

Jacques Mandelbrojt, multiples dialogues d’un artiste, Urban Gallery Marseille

Une petite rétrospective des œuvres de Jacques Mandelbrojt est organisée à Marseille jusqu’au 10 mai pour la seconde exposition dans le nouveau lieu de galerie de Piera Safriouine, Urban Gallery. Le titre choisi Explosantes Fixes dit bien la culture multidirectionnelle de cet artiste puisqu’il est emprunté à une œuvre musicale de Pierre Boulez qui l’a lui même extrait d’un texte célèbre d’André Breton1. Jacques Mandelbrojt est né en 1929, il est peintre mais aussi physicien théoricien. Professeur Émérite de physique de l’Université de Provence, il y a créé en 1970 et dirigé jusqu’en 1973 le département d’Arts Plastiques de l’U.E.R. de Luminy avant que celui-ci soit transféré à Aix-en-Provence. 

L’un des mérites de l’exposition est d’avoir accroché, à côté des grandes toiles où prédomine les gestes, des peintures plus anciennes figurant des paysages de Bretagne ou de Provence datant les années 1950. Dans une peinture  à  l’huile intitulée Arbres à Aurons, 1954, on peut reconnaître l’influence de Cézanne. Mais Jacques Mandelbrojt est surtout connu pour ses peintures lyriques, travaillées en quelques gestes sur fond blanc, celles ci sont amplement présentes dans cet accrochage. L’artiste considère sa peinture comme différente de la peinture gestuelle occidentale en ce sens où, si la peinture est réalisée en quelques secondes ou quelques minutes, la préparation mentale, physique et psychique a été longue jusqu’au moment  où une vision anticipatrice permet l’enclenchement de l’action. L’artiste alors ne se soumet qu’aux événements du présent de l’œuvre.  Cette attitude est propre à créer la sur-prise, à dérégler le geste, à le mettre hors de lui pour espérer ensuite l’emportement du regard du visiteur. Le geste de Mandelbrojt n’a d’avant qu’après. Ce qui en est la cause n’est pas là. Ce qui est là n’est qu’une conséquence d’une vision intérieure difficile à formuler.

Une peinture de l’exposition (Sans titre, acrylique sur toile, 210 x 120 cm) rappelle par son unique geste-signe les choix extrêmes d’un artiste curieux de l’Orient : Jean Degottex.  Celui-ci affirmait « Rien avant, rien après, tout en faisant ». Une peinture de l’exposition (Sans titre, acrylique sur toile, 210×120 cm) rappelle par son unique geste-signe les choix extrêmes de cet autre créateur. Chaque fois, sans fièvre ni fureur, le peintre fait face à la toile vide pour travailler comme si jamais il n’avait peint avant. A ce moment là il y a une libération des contraintes antérieures circonstancielles (cette toile-là) et générales (celles de la culture) ; c’est aussi une manière d’ajouter aux peintures antérieures une vibration et une énergie par un touché singulier. La touche de Jacques Mandelbrojt lui est propre, c’est elle qui donne de la pensée à sa peinture. Toutes les toiles récentes sont abstraites, leur signification reste ouverte, mais elles ont un sens : elles ont été orientées lors de leur genèse. Le haut, le bas, la gauche et la droite de l’œuvre sont déterminés par le geste créateur. Les vectorisations de l’espace du plan pictural sont celles du corps agissant. Les peintres abstraits qui accordent de l’importance à leurs tracés gestuels se positionnent plus en acteurs qu’en contemplateurs. 

S’il peint toujours sur des surfaces blanches les supports de Jacques Mandelbrojt sont variés : papier Canson, toiles libres ou montées sur châssis, toiles synthétiques (polytoile).  Bien entendu chaque subjectile a ses propres caractéristiques qui nécessitent ensuite le choix du médium (acrylique, huile, encre) et des outils variés. Les tailles sont aussi extrêmement différentes. La  longue expérience de l’artiste lui fait chaque fois choisir les instruments les mieux adaptés à exprimer comme il le dit « non pas la réalité en soi mais la réalité en moi. ».

Cet artiste est un homme de dialogue il l’a prouvé tout au long de son œuvre et de sa vie.  Son double intérêt à la fois pour la science physique et pour  les arts plastiques l’ont conduit à théoriser et à enseigner les parentés et les concordances pouvant exister dans l’esprit de la recherche pour ces deux disciplines. Il a  communiqué et publié en diverses occasions cette pensée innovante. Parce qu’il était conscient de l’importance du temps dans la création plastique, il s’est rapproché des compositeurs de musique contemporaine du Laboratoire Musique et Informatique de Marseille (le MIM). Il a travaillé avec eux notamment lors des performances  graphiques  exécutées durant le déroulé musical.  Mais bien entendu ce dialogue ouvert vers l’extérieur trouve aussi sa forme dans la relation entre les différents temps d’exécution de ces créations picturales. D’une part il fait dialoguer ses deux couleurs privilégiées le rouge et le noir : sur une ou plusieurs traces rouge au pinceau, il intervient ensuite inscrivant des rythmes cadencés avec un instrument plus fin. Ce dessin a posteriori, jeté, épars ne clôture rien, il génère un battement d’espace en profondeur et en étendue. 

Dans de nombreuses œuvres, comme Sans titre, acrylique sur polytoile, 213 x 127 cm ou Sans titre, encre sur papier Canson, 2017, 310×92 cm, on remarque la superposition de deux gestes-signes marquants deux temps de la genèse de la peinture. Les premiers tracés gestuels s’avèrent dorénavant préparatoires à l’avènement en surface de nouveaux gestes traceurs qui se différencient des premiers tant par la couleur de l’encre (noir sur rouge) que par le type de graphisme. Pour être juste le second tracé doit se différencier du premier et doit à son tour procéder dans son exécution d’une nécessaire inattention. La rapidité, la véhémence, favorise un certain négligé du geste cursif qui réinvente un espace de vie. Une toile, Sans titre, acrylique sur toile, 210×120 cm accomplit remarquablement cette dualité. Un double coup de pinceau, chargé de peinture rouge a, dans un mouvement de haut en bas, déposé un peu irrégulièrement des traces colorées. Dans un second temps l’artiste est intervenu sur ses premières marques avec des ponctuations noires, disposées en semis, opposant aux premiers gestes qui orientent le regard verticalement, une distribution de points noirs de tailles variées que l’œil du spectateur peu parcourir librement.

Même après une très longue pratique (ses premières peintures à l’huile ont été réalisées en 1943) notre artiste continue à vouloir l’involontaire. Dans sa peinture, il n’y a pas de pur hasard, pas d’arbitraire non plus. Les gestes viennent confirmer l’occasionnel résiduel du geste en « Un bel éclair qui durerait 2» selon le titre d’un ouvrage illustré de l’auteur. Un état de vigilance de la conscience et du sentiment du peintre lui permet une habile et élégante réappropriation des écarts dus à l’urgence des tracés.

L’espace de la peinture se trouve dynamisé par un fléchage actif qui vient révéler a contrario les étendues de fond comme des lieux de méditation. L’artiste  assume parfaitement la parenté de son travail avec la peinture orientale, il écrit : « les peintres orientaux préparent longuement leur peinture dans leur esprit mais l’exécution en est rapide et sans repentir » 

Voilà encore un exemple de dialogue, inter civilisations cette fois, mis en place par Jacques Mandelbrojt. On ne peut qu’être admiratif des multiples ouvertures occasionnées par la contemplation de ces créations.

1 André Breton, L’amour fou, 1937, dernière phrase : «La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas.»
2 Jacques Mandelbrojt, Peintures et textes, pour un livre leporello dans la collection Derrière la vitre, 2011

Texte Jean-Claude Le Gouic, professeur des Universités, enseignant les Arts Plastiques à l’Université de Provence depuis 23 ans. Artiste plasticien (peinture, installations), il est aussi auteur de textes critiques sur l’art moderne et contemporain rédigés pour des colloques ou des revues (Art Présence). Il a également rédigé six livres dont L’art du semis et La modernité en mouvement.

 

 

Jacques Mandelbrojt, Arbres à Aurons, 1954. Courtesy artiste.
Jacques Mandelbrojt, Arbres à Aurons, 1954. Courtesy artiste.

 

Jacques Mandelbrojt, Sans titre, acrylique sur toile, 210 x 120 cm. Courtesy artiste.
Jacques Mandelbrojt, Sans titre, acrylique sur toile, 210 x 120 cm. Courtesy artiste.

 

Jacques Mandelbrojt, Sans titre, acrylique sur polytoile, 213 x 127 cm. Courtesy artiste.
Jacques Mandelbrojt, Sans titre, acrylique sur polytoile, 213 x 127 cm. Courtesy artiste.

 

Jacques Mandelbrojt, Sans titre, acrylique sur toile, 210 x 120 cm. Courtesy artiste.
Jacques Mandelbrojt, Sans titre, acrylique sur toile, 210 x 120 cm. Courtesy artiste.

 

Visuel de présentation : Jacques Mandelbrojt, Sans titre, encre sur papier Canson, 2017, 310 x 92 cm