Jardin d’hiver à l’Usine Utopik

Jardin d’hiver à l’Usine Utopik

Vue de l’exposition Jardin d’hiver de Jean-Yves Vigneau et Hugo Bel
du 26 octobre au 9 décembre 2018 à l’Usine Utopik. Courtesy Hugo Bel

 

Nouvel Ulysse, Jean-Yves Vigneau, né dans une des îles de la Madeleine devenue de plus en plus attractive, dans le golfe du Saint-Laurent (il avait quatre ans quand Havre-Aubert fut rattachée par un pont à ses consœurs de l’archipel), est marqué par ses années d’enfance qui ont fait de « l’insulaire » un « islomane », tel que l’entend Lawrence Durrell dans le mot qu’il a créé. Il étudiera ensuite les Beaux-Arts aux Universités de Moncton puis celle du Québec à Montréal, avant d’y être lui-même chargé de cours et organisateur, dans ce grand pays, de nombreux et divers événements artistiques.

L’artiste porte l’île en lui, au même titre que son cœur ou son esprit : la sienne, ou telle autre qu’il a découverte dans ses nombreux voyages à travers le  monde, énorme ou minuscule, émergée sur le rivage d’un pays lointain, Islande, Finlande, Pologne, Pays de Galles, Brésil… en France aujourd’hui, à quelques kilomètres de sa résidence d’artiste en Normandie, où il découvre l’archipel de Chausey avec ses presque quatre cents « cailloux » (à marée basse ! ) ou le Mont Saint-Michel et sa « merveille ». C’est un lecteur passionné de tout ce qui touche les îles depuis l’odyssée d’Ulysse ou l’arche de Noé jusqu’à l’histoire romancée et très savante du Mont Saint-Michel, justement, de l’essayiste Dominique Fortier (Au péril de la mer, actuellement son livre de chevet), en passant par les écrits de la géographe Françoise Péron (Désirs d’îles, notamment, à laquelle il emprunte le titre pour l’une de ses installations), ou les « lessons » du sociologue Godfrey Baldacchino dont les analyses sur le développement durable dans les îles lui offrent des pistes de travail : il « écoute » ces voix amies, médite et, tel un passeur, leur fait écho dans ses œuvres.

Celles-ci racontent l’histoire de ces lieux de passage, lieux réels confrontés aux mythes ou réalités plus prégnantes de la politique ou de l’écologie qui abiment ou magnifient, ou encore à sa propre histoire, voire celle des « visiteurs » dont il sollicite à leur tour le regard. « Île était une fois… », dit-il avec humour lorsqu’il invoque l’histoire qui génère chacune de ses installations in situ, sans toujours trop savoir où elle va le mener. L’une d’elles peut illustrer son parcours de globe-trotter : une œuvre « minimaliste », intitulée Utopiae insulae figura, où un petit bateau (comme ceux qu’on donne à « découper-plier » aux petits enfants) hale une grosse motte recouverte de plâtre et surmontée d’un petit « bosquet » – son île utopique en quelque sorte – sur le canal de Chambly (Québec) jusqu’au lieu d’exposition, à une vingtaine de kilomètres !

Mais ne nous y trompons pas : une solide et rigoureuse structure « architectonique », plus ou moins détectable, sous-tend et maintient l’apparente légèreté ou « l’autonomie » des réalisations : l’artiste maîtrise toutes les techniques artisanales nécessaires, souvent très astucieuses; il a expérimenté toutes les disciplines d’art – dessin, gravure, sculpture, photo, video etc. – et les matériaux naturels ou industriels, ou ré-affecté des objets existants. Ses sculptures, des objets qu’il « fait parler », souvent simples, vont symboliser un concept idéologique, écologique ou autre, pour bâtir une histoire forgée à partir de la mémoire du lieu de son intervention, intérieur ou extérieur, qui peut, comme on l’a vu, s’étendre sur une certaine distance…, ou assimilée au mythe. Les restes d’un « pont », une « balise » pour alerter, un « clocher » à sauver, des « ailes d’ange » (structure pour soutenir des bateaux hors d’eau) pour établir un lien, des assiettes qu’il fait flotter, « fleurs d’eau » qui reflètent sur une pièce d’eau ou en bordure de grève « la voie lactée ou l’écume de la mer »… Ailleurs l’artiste évoque « l’atlas » des îles réelles ou imaginaires qu’il a visitées sur un « tableau de navigation » : chacune d’elles laisse sa « trace » – une tache qui en a épousé la forme – sur un mur d’exposition. Une caisse cubique en bois, une « cage », font partie des objets récurrents et « porteurs » : que contiennent-elles ? un mouton ? des poissons, venus d’ailleurs par milliers alors qu’autrefois c’était l’île qui exportait vers le monde… Elles sont aussi des « îles » qui peuvent héberger  toutes les projections de l’inconscient. Chacun peut y loger ses fantasmes, ses souvenirs enfouis et peut-être réveillés à cette occasion. Une île, « sombre comme l’inconnu », lieu de protection…ou d’aliénation, piège où l’on s’enferme ou désir d’ouverture vers d’autres horizons… Jean-Yves Vigneau entr’ouvre l’une d’elles : on y découvre quelques feuillets de l’Encyclopédie Cousteau ! Le voyage continue. A la fin, l’artiste ressourcé écrit le mot magique en lettres capitales sur la cendre d’un volcan d’Islande, dans la tradition du Land art, avec la même ferveur que Paul Eluard écrivait partout le mot Liberté (« sur mon pupitre et les arbres / sur le sable, sur la neige… »), et il l’écrit ailleurs, dans toutes les langues du monde, partout où il passe, sur la cendre d’un volcan, sur le port, sur le rivage, sur l’écume de la mer : ÎLE, YNYS, Ö, WYSPA, INSULA…

 

Jean Yves Vigneau, Jardin-dhiver, 2018 -résidence 55 Usine Utopik. Courtesy artiste
Jean Yves Vigneau, Jardin d’hiver, 2018 – Résidence 55 Usine Utopik. Courtesy artiste

 

Jean Yves Vigneau, Jardin-dhiver (détails), 2018 -résidence 55 Usine Utopik. Courtesy artiste
Jean Yves Vigneau, Jardin d’hiver (détails), 2018 – Résidence 55 Usine Utopik. Courtesy artiste

 

Jardin d’hiver à l’Usine Utopik

Comme  l’«’île », le « jardin » propose des accès contradictoires pour son visiteur, même s’ils sont un peu moins tranchés. S’il est, en soi, parce qu’espace clos, une petite île loin de l’agitation et de la turbulence de la vie « urbaine », il en est aussi plus proche et plus solidaire, plus accessible… Il n’en reste pas moins un lieu de repos, de contemplation ou de méditation (on ne citera pas ici tous les jardins réels ou fictifs célèbres), où chacun peut enfermer ses secrets ou son intimité.

Pendant les premiers jours de sa résidence (il est là pour six semaines), Jean-Yves Vigneau s’imprègne de « l’esprit du lieu » et laisse tous ses sens vagabonder et « reconnaître » ce nouveau territoire, son aspect physique, un vaste espace, dont les piliers centraux coupent un peu la vue, et cette luminosité que permettent son plafond et ses parois de verre qui en sont l’atout principal;  son histoire, une ancienne serre horticole qui justifie les partis pris de sa construction et lui imposent très vite l’idée, et le titre, de Jardin d’hiver.

Dans l’espace partagé avec Hugo Bel, son « collègue » en résidence (les deux artistes tenteront de trouver un lien entre leurs formes d’expression respectives, notamment la « tonalité » des couleurs et le titre de l’exposition), Jean-Yves Vigneau improvise un « jardin dans le jardin », un lieu cubique cloisonné par un treillage solide en lattes de bois, construit à une vitesse époustouflante ! Ni ouvert, ni totalement fermé, cette construction ajourée dont la lumière évolue tout au long de la journée en apportant la notion du temps qui passe, invite le visiteur à en désirer l’histoire (voire à la recréer) ou favoriser l’entrée de toutes formes d’utopies et secrets possibles, qui seront, ou non, matérialisés substantiellement par des éléments évocateurs, points de départ de nouvelles histoires. Tout autour, faisant du jardin une forme d’îlot, des « fleurs d’eau » (clin d’oeil aux Nymphéas de Monet, réalisées avec des assiettes claires aux bords ondulés (si possible), paraîtront flotter dans l’eau. Les tiges verticales en pin souple qui les traversent et peuvent donner l’idée de « bouchots », tels qu’on les aperçoit, à marée basse, sur les plages de Normandie, donneront la sensation du reflet dans l’eau et du mouvement, grâce à la légère déformation que leur a taillée l’artiste à leur base. Ensuite, l’artiste s’effacera et passera le relais au visiteur !

 

 

Hugo Bel, Images éphémères #2, bronze, 26x5x5 cm en moyenne, 2018. Résidence 56 Usine Utopik. Courtesy artiste
Hugo Bel, Images éphémères #2, bronze, 26x5x5 cm en moyenne, 2018. Résidence 56 Usine Utopik. Courtesy artiste

 

Hugo Bel, Mon utopie à moi, sucre naturel, sable de Bayeux, 2018. Résidence 56 Usine Utopik. Courtesy artiste
Hugo Bel, Mon utopie à moi, sucre naturel, sable de Bayeux, 2018. Résidence 56 Usine Utopik. Courtesy artiste

 

Il y a deux ans que le jeune artiste Hugo Bel a quitté l’Ecole des Beaux-Arts de Toulouse, après cinq ans d’études sanctionnées par un DNSEP, et de nombreux stages dans les ateliers d’artistes, notamment en Allemagne dans le cadre du programme Erasmus. Aujourd’hui pleinement autonome, il nous surprend déjà par le nombre d’œuvres réalisées sur commande ou dans le cadre d’une résidence. Sa personnalité même accroche dès la première rencontre : on sent une sensibilité profonde et contenue, un affect développé – le moindre événement sensoriel ou sentimental paraît laisser une empreinte dans son for le plus intime – un besoin de s’exprimer au-delà des mots, qu’il va exorciser en établissant un rapport sensuel, un « dialogue » avec le matériau, qui, sollicité de diverses façons, semble « s’exprimer ». Nostalgique d’une enfance passée en pleine campagne où il habitait un ancien moulin à vent, l’artiste alterne la vie sociale et les périodes de création dans la nature ou dans les enseignements de Jack Kornfield notamment, un moine bouddhiste américain qu’il avait lu en fin d’adolescence. 

Hugo Bel, dont la peinture fut le premier moyen d’expression avant même d’accéder aux disciplines abordées aux Beaux-Arts, et qu’il pratique concomitamment, privilégie la sculpture, en réalité l’élaboration in situ, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’espace dont il a pris possession, d’un objet en volume, éphémère par définition puisque le processus de réalisation doit jouer avec sa désagrégation aléatoire dans le temps. Une œuvre qui est générée au départ par l’intuition de son devenir – une sorte de « sixième sens » -, et dont il observe le développement tout en le dirigeant mais qui, parce qu’elle laisse jouer le matériau qu’il a choisi avec le « support » naturel ou contextuel, se révélera, au bout du compte, inattendue et surprenante. Elle pourra susciter alors l’émerveillement du spectateur. Quelle que soit la durée de vie de son installation, il ne sera question ni de « raté », ni d’« échec », mais plutôt d’un objet qui a « échappé » à son créateur et devenu sujet de réflexion et d’exploration.

On peut comprendre dans ces conditions que le médium choisi est, pour cet artiste, d’une importance capitale : il doit pouvoir travailler un matériau plastique et malléable, susceptible de transformation dans le temps et…par le temps. Ceux dont il va explorer les possibilités sont assez simples et récurrents dans son travail, le plâtre naturel (souvent en fines lamelles), d’abord utilisé seul puis associé, curieusement, avec le verre, pour sa transparence, le sucre chauffé et liquéfié, le sable ou la poudre de charbon plus récemment. Quelques-uns de ses « outils » sont peu conventionnels, comme les poches et les douilles de pâtissier qu’il manie comme un professionnel dans un usage très personnel ! Avec une sorte de jubilation, il observe le travail du temps sur les données et les contraintes, poussant dans leurs extrêmes limites les possibilités des matériaux, qui dégoulinent, s’écaillent ou se fissurent en révélant une beauté propre, inattendue, comme un vieux visage auquel les rides ont apporté noblesse et transcendance.

Si l’on regrette de ne pas avoir pu assister de visu à la naissance des créations de l’artiste, on a, fort heureusement, la possibilité d’en voir la « trace » – la photo ou la video – sur son site. Nous avons retenu ici trois de ses installations récentes. Il intitule Gangue une « membrane » de plâtre qui se love sur une moraine de la montagne de Sédour, en Ariège, qui se transformera au fil des saisons, selon les aleas du temps. En Corse, il investit un fumoir ancien (maison où l’on fumait les châtaignes) et laisse fondre du sucre massé sur une mince plaque de plâtre qui se brise sur place : les fragments ou les éclats tombés au sol formeront une sorte de mosaïque tandis que ceux qui sont encore maintenus verticalement par les coulées de sucre translucide laisseront passer la lumière comme à travers un rideau déchiré (Imago). L’artiste, évoquant ses œuvres, parle d’ « échappées mentales », d’« étamorphoses » pour insister sur le mouvement du processus et de ses différentes étapes. Une installation sur une pelouse de forme rectangulaire, complète un angle manquant qu’elle rétablit « mentalement » : intitulée Gourmandise , elle est réalisée à la façon d’un jeu de construction circulaire dont les « legos » sont des sucres ronds posés sur des colombins de plâtre : le soleil fait briller les sucres en alternance; quelques-uns peuvent se détacher et leurs empreintes creuses accrocher la lumière…

Jardin d’hiver à l’Usine Utopik

C’est cette exploration du matériau-sucre que Hugo Bel prolonge à l’Usine Utopik où il est invité pour six semaines. Avec son « collègue » en résidence, l’artiste canadien Jean-Yves Vigneau, il nomme l’exposition réalisée dans l’espace commun, Jardin d’hiver, pour rendre compte de l’histoire du lieu, une ancienne serre horticole, très lumineuse grâce à son plafond et ses parois de verre. Inspirée d’une balade à Granville où sont toujours présents quelques « bunkers », précieux témoignages de la dernière guerre, il imagine un bouquet de flammes ardentes qui les pulvérisent de l’intérieur (Cœur ardent pourrait en être le titre). Flammes en sucre, moulées dans le beau sable blond de Bayeux… 

A côté de cela, l’artiste « chercheur » se livre à d’autres expériences, associant pour la première fois le charbon et le plâtre : revenant au « bidimensionnel », il observe le jeu et l’évolution d’un morceau de charbon qu’il fait « exploser » sur une toile enduite de plâtre (blanche), qui se fissure et se troue en séchant. Un éclatement qui évoque pour lui le livre de l’écrivain chinois Trinh Xuan Thuan, Les voies de la lumière. Physique et métaphysique du clair-obscur.

Enfin trois formes solides « en érection » – la connotation sexuelle masculine, imprévue, est assumée par l’artiste lui-même – intriguent le visiteur : il s’agit de moitiés de coquilles d’œufs empilées et coulées dans le bronze. Elles portent le numéro 2 d’une collection qu’il vient d’engager. La « numéro 1 » (réalisée ailleurs) est l’empreinte en volume d’un morceau d’écorce relevé sur un tronc d’arbre blessé, coulé en bronze et connoté « femelle ».  Peut-être la constitution d’un enfer pour son artothèque ?

Texte Odile Crespy © Usine Utopik

 

 

Jean-Yves VIGNEAU
Né en 1952 aux Îles-de-la-Madeleine (Québec)

Vit et travaille à Gatineau et Havre-Aubert (Québec)

Résidence à l’Usine Utopik du 4 septembre au 26 octobre 2018
www.usine-utopik.com

« Fin conteur, Ulysse le voyageur sait faire jaillir la magie du récit. Et par cette magie, il berce et il berne, il charme et il trompe. Les mots dans sa bouche sont une arme pour survivre. » Jean-Pierre Latour (écrivain et critique d’art)

www.vigjy.net

 

 

Hugo BEL
Né en 1990 dans la région parisienne

Vit et travaille à Toulouse 

Résidence à l’Usine Utopik du 4 septembre au 26 octobre 2018
www.usine-utopik.com

« La vie n’est pas une lutte entre la réussite et l’échec, mais une danse de cœur, cela dépend de nous ». Jack Kornfield (Péril et promesses de la vie spirituelle, 1993)

www.hugobel.fr