Luc Schuhmacher [PORTRAIT]

Luc Schuhmacher [PORTRAIT]

L’œuvre de Luc Schuhmacher prend la forme d’un récit autobiographique altéré, étayé sur les failles de son psychisme. Composée principalement d’œuvres sonores et graphiques, elle s’aborde comme un journal ouvert, livré dans un style sobre, direct et sans pathos, par lequel il opère un retour à soi et sur soi proprement sublimant. Deux sujets y prédominent — le nœud familial (l’absence du père, le lien maternel, le mensonge) et l’intimité (l’introspection affective, l’amour, le sexe, le souvenir personnel) — expressions d’une vie intérieure qu’il réinvente par l’art. Le rapport au langage y est donc crucial, support d’une réécriture de soi qui cherche à conjurer l’impossible verbalisation du désordre intérieur. La poésie des titres, qui fonctionnent souvent sur le mode du jeu de mot, donne de précieuses clefs interprétatives tandis que l’usage de la parole permet de déployer une narration libre. La distorsion de la trace et la répétition déformante constituent chez Luc Schuhmacher des principes directeurs. Il suit en effet le cheminement d’une restitution après-coup par laquelle son témoignage marque une distance avec le vécu, ouvrant un interstice où se distillent quelques éléments fictionnels. Sans jamais se limiter au pouvoir cathartique de l’art, et encore moins se complaire dans l’exhibition de l’intime, son rapport analytique à la création contribue ainsi au recouvrement de son identité, considéré comme un acte de vérité. Art-thérapeute, il aborde enfin l’art comme un moyen de médiation (un pouvoir de communiquer) autant que de remédiation (une faculté à créer des formes pour réparer la sienne), par lequel il repère chez ses patients les modes de leurs propres processus créatifs.

Pièces signatures, les œuvres réalisées au dictaphone mettent en scène une voix intérieure dont le monologue suit le rythme de son flux de conscience, confondu avec le temps de son processus créatif. Elles fonctionnent selon le principe du palimpseste, d’une superposition de récits, souvent parcellaires, qui laisse apparaître les couches sédimentées produites par les différents discours. Il s’agit pour Luc Schuhmacher de rendre concrets les mécanismes de l’économie psychique et de cette façon de s’en approprier les logiques d’accumulation, de fragmentation et de déformation du vécu. La matière est ainsi modulée par des opérations de variation de la tonalité, de mise en déséquilibre des sorties stéréo de coupe, par l’introduction de silences et de répétitions pour mieux souligner les dérives de la perception et de son enregistrement dans la mémoire. Luc Schuhmacher détourne ce flux pour s’en assurer le contrôle, son geste plastique vise une certaine mise en ordre, comme une stratégie pour éviter d’être emporté par lui. Il s’attribue de la même manière les hasards de son vécu pour mieux le rendre signifiant dans son existence, qu’il s’agisse du contenu d’une vieille machine à coudre trouvée sur un trottoir, d’une angoisse nocturne ou d’une rencontre ordinaire. Ce dispositif de réappropriation de son vécu est complété par des instructions d’écoute (« entre deux marches », « en présence du rosier », « éteindre toutes les lumières »…) qui arrachent le public à son expérience d’écoute ordinaire, quand l’humour, enfin, en édulcore le contenu et installe une distance avec la gravité de fond du propos. De toute évidence, cette technique de recouvrement de soi atteint également des limites, signalées par des silences qui y occupent une place centrale. Du bruit de fond aux non-dits, Luc Schuhmacher rend tangible l’épreuve de l’incommunicable, principe qui culmine dans Un message sans adresse, une lettre envoyée par voie postale sans destinataire explicite.

Bien que qualifiées de sonores, leur objet est plus précisément la voix, ou bien plutôt sa voix. À travers elle, Luc Schuhmacher se souvient des obsessions de son enfance (celle pour le conte de La Petite sirène), de ses échecs affectifs (Ses épines avaient peur de dehors, Le temps qui nous reste est de plus en plus court) ou de ses rêves (Les Larmes de cutter), dans des situations d’énonciation qui produisent les conditions d’un aveu livré à vif. Ce discours à la première personne lui permet de fixer, même de façon précaire, une identité éprouvée comme fuyante. De l’auto-dépréciation dans Mi-figue, mi-raisin au geste autodestructeur de Sans enveloppe de protection, son propre nom passé à la broyeuse, Luc Schuhmacher met en scène ce soi en crise, qui donne l’occasion au public de plonger dans les méandres d’une histoire personnelle et familiale à laquelle chacun peut, au moins en partie, s’identifier. Les voies du silence s’ancre par exemple dans le récit d’un secret de famille, celui d’un narrateur qui apprend que son prénom a été changé de Luc en Samuel trois semaines après sa naissance, sans qu’il n’en ait eu connaissance. A l’image d’Histoires sans anesthésie, un livre suturé par un chirurgien, l’œuvre de Luc Schuhmacher peut alors se lire comme une tentative littéraire, peut-être vaine, de combler cette vacance identitaire et de cicatriser les traumas qu’elle a pu causer.

Produit le plus souvent en regard des œuvres sonores, son corpus graphique emprunte des formats triviaux, qui vont de la photocopie au carnet de notes, en passant par le flipbook. Il traduit les mouvements d’une répétition obsessionnelle et d’une spontanéité non contenue, soit des traits simplifiés, des formes intuitives, griffonnés sans intention esthétisante. Le recours à l’image permet ici à Luc Schuhmacher de laisser s’exprimer une part inconsciente et incontrôlée plus appuyée que dans ses œuvres-paroles. Couché sur le papier traduit l’urgence d’écrire au moment de l’endormissement, Sans faire de vagues et Les touchants renvoient à une écriture automatique quand Plus bas que terre laisse apparaître des mots rayés avec frénésie, prenant même l’allure de barbelés, qui échouent à dire, à communiquer, à simplement s’adresser. Ces graphes à peine lisibles, ces ratures qui disent l’échec et l’impossibilité d’avoir une lecture de soi, sont alors ouverts à une interprétation infinie. Votre tâche est peut-être de l’écrire ?, un ensemble de dessins à l’encre inspiré d’un conseil qu’une analyste lui a adressé, joue ainsi sur l’ambiguïté des mots « tache » et « tâche » : à la fois motif informe, salissure, pauvre type et mission à accomplir. De même que le champ métaphorique de la mer (Sans faire de vague, La mer est dangereuse, La petite sirène, Les dents de la mer) lui permet d’aborder la question maternelle et infantile à partir d’une correspondance homophonique, selon une méthode empruntée à la psychanalyse.

Aussi, par les mots ou par les dessins, Luc Schuhmacher expérimente-t-il des formes d’écriture qui donnent corps à un récit de soi qui dit l’échec à dire, cherchant à combler les lacunes d’une parole impossible, du moins dans l’instant vécu. Son processus créatif, tantôt spontané tantôt protocolaire, vise l’élaboration de techniques d’auto-affectation par laquelle il s’assure artistiquement de son vécu et peut en organiser la pensée. Il trouve ainsi dans son œuvre le moyen de faire pleinement sienne sa propre existence et de la rendre désirable, de prendre le temps de sa vie pour mieux l’éprouver, d’être à son écoute pour mieux l’apprivoiser.

Texte Florian Gaité

 

Luc Schuhmacher, Histoires sans anesthésie, 2008. Livre suturé par un médecin, Betadine jaune © Luc Schuhmacher
Luc Schuhmacher, Histoires sans anesthésie, 2008. Livre suturé par un médecin, Betadine jaune © Luc Schuhmacher

 

Luc Schuhmacher, Histoires sans anesthésie, 2008. Livre suturé par un médecin, Betadine jaune © Luc Schuhmacher
Luc Schuhmacher, Histoires sans anesthésie, 2008. Livre suturé par un médecin, Betadine jaune © Luc Schuhmacher

 

Visuel de présentation : Histoires sans anesthésie, 2008. Livre suturé réalisé avec du fil médical et de la Bétadine \ Stitched book realised with medical thread & betadine. 21 x 15 cm. Courtesy artiste et Backslash.

 

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