LUCIE DOURIAUD

LUCIE DOURIAUD

Lucie Douriaud, germe de glace, 2018. plâtre gravé, bois peint, 200 x 200 x 2 cm

ENTRETIEN / Lucie Douriaud
entretien du 17 décembre 2020. Villa Belleville, Paris
Par Lena Peyrard

Pour cette nouvelle rencontre, c’est aujourd’hui Lucie Douriaud qui m’ouvre les portes de son atelier à la Villa Belleville où elle est actuellement en résidence jusqu’à février 2021. Diplômée de l’École d’Art de Dijon en 2015, puis d’un second master aux Arts Décoratifs de Paris en 2017, Lucie vit et travaille à Paris. Ses œuvres parlent de la rupture qui existe entre l’homme et la nature où du moins la manière dont les actions du premier transforment la seconde. La matière Lucie Douriaud la crée comme une alchimiste et par elle, infuse une sobriété formelle qui laisse place à une narration très poétique. Aujourd’hui, nous allons aborder son enfance au pied des montagnes, de sa matériauthèque, du rapport qu’elle entretient avec la science, de ses envies et projets futurs…

Lena Peyrard : Je le disais donc en introduction, ton travail naît d’une observation des paysages, mais plus spécifiquement de paysages qui subissent des transformations liées à l’activité humaine. En d’autres termes, ton travail aborde l’anthropocène à savoir cette ère caractérisée par l’incidence de l’Homme sur son écosystème. C’est une problématique qui s’infuse vraiment dans l’ensemble de ta pratique. Dans quelles circonstances est né ce désir, ce besoin peut-être même, d’appréhender ce sujet ?

Lucie Douriaud : J’ai grandi dans un petit village perché en altitude dans l’Est de la France. La géographie particulière de cette région isolée, rurale et de moyenne montagne où l’hiver est rude et blanc a eu un impact considérable sur le regard que je porte sur mon environnement. Enfant, j’ai été sensibilisée à l’impact des déchets dans l’environnement grâce à des actions qui avaient lieux tous les ans, comme « les nettoyages de printemps » au moment de la fonte des neiges.

Cette observation de la présence de l’être humain à travers ses déchets et leur pollution imprègne aujourd’hui encore mon regard sur le paysage.

LP : Ce que je trouve vraiment singulier dans tes sculptures c’est ton traitement de la matière. J’ai cru comprendre qu’il y a tout un cheminement qui te permet de confectionner une matière hybride à partir d’objets que tu collectes. Nous sommes ici même entourées de ces matières. Il y a par exemple une boîte dans laquelle tu archives des échantillons dans des sachets datés et annotés qui composent ta matériauthèque. Est-ce que tu peux m’en dire plus sur ce procédé?

LD : C’est assez obsessionnel. Lorsque j’ai un objet entre les mains je m’interroge sur sa matière et l’origine de celle-ci. Je suis mue par une volonté puissante de transformer à tout prix les contours de cet objet en une nouvelle matière pour lui donner une seconde vie et ne rien perdre. Pour cela, je récolte de nombreux objets et les catégorise par matières et couleurs puis les réduis en poudre, en copeaux ou en petits éléments comparables à des pigments ou des particules.

Ensuite, toutes ces matières seront réemployées dans le plâtre de mes sculptures en fonction des sujets que j’ai envie de traiter. Le choix de ces matières qui viennent polluer le plâtre, se fait souvent en relation avec les émotions que j’ai envie de retranscrire et qui proviennent de cette rencontre avec le paysage. Ces choix se composent aussi par souci esthétique.

LP : Comme une alchimiste tu crées tes matières, comme une physicienne tu imagines des formes. Que ce soit dans ton procédé de production ou dans ton propos artistique, j’ai l’impression que le thème de la transformation – de la matière, du paysage – détient une place centrale et que la science n’est jamais très loin non plus. Ton travail plastique se situe-t’il au cœur de la science ou bien essayes-tu de conserver une distance par rapport à elle ?

LD : C’est une des questions que je me pose en ce moment. Il y a un peu des deux. D’une part il y a une vraie curiosité scientifique et une volonté de comprendre. Peut-être même un peu trop. Puis parfois je ne trouve pas de réponse et je décide simplement de ressentir. Les pièces dont je suis satisfaite sont celles pour lesquelles j’ai fourni un travail d’investigation puis qui m’ont échappées. C’est vraiment un entre-deux donc, l’un ne va pas sans l’autre. Je ne me contente pas d’une simple intuition : quand un sujet m’intéresse il faut toujours que je le décortique. C’est aussi pour ça que j’ai des pièces qui commencent en 2017 et se terminent en 2020 car je les laisse décanter, j’essaye de comprendre pourquoi ce sujet en particulier m’a fait réagir.

LP : À propos de l’aspect scientifique de ton travail, j’aimerais justement parler de géologie qui est au cœur de la série de sculptures Plastossiles réalisées sur l’île de la Réunion et qui donnent l’illusion de fossiles minéraux, bien qu’issues de la fonte de plastiques. Peux-tu m’en dire plus sur ce projet et dans quel contexte es-tu partie sur l’île de la Réunion ?

LD : En 2018 j’ai bénéficié de la bourse « création en cours » des Ateliers Médicis par laquelle j’ai été invitée en tant qu’artiste intervenante en milieu scolaire à Sainte Rose, un petit village du sud-est de l’île. Plastossiles prend donc place dans un contexte de transmission, c’est important de le préciser. L’idée de cette série est d’interroger le devenir du plastique en imaginant d’éventuelles fossilisations de cette matière sur l’île de la Réunion, à savoir une île volcanique sur laquelle les fossiles sont très rares voir inexistants. Plastossiles est une série d’une vingtaine de pièces hybrides, aux couleurs variées en fonction des plastiques utilisés et dans lesquelles sont incorporés du sable ou des fragments de roches volcaniques. Les formes sont issues du hasard et ne découlent pas d’une recherche précise sur une éventuelle structure géométrique. Le procédé consistait à fondre des copeaux de plastiques à l’aide d’un petit four rocket intitulé Fournaise et réalisé en collaboration avec l’artiste François Dufeil, puis à figer cette matière liquide dans de l’eau froide recréant ainsi métaphoriquement l’idée même de la formation de l’île de la Réunion. Avec Plastossiles c’est la première fois que j’arrivais vraiment à utiliser des matières synthétiques dans du réemploi pour la création de nouvelles formes. Mais c’est aussi à l’issue de cette série que je me suis rendue compte que ça ne m’intéressait pas de travailler avec le feu en fondant les plastiques : c’était dangereux, toxique et trop compliqué. Cette série est clé car c’est là que j’ai décidé de fabriquer mes matières à partir de gestes plus méticuleux : tamiser, classer, émietter, saupoudrer, et d’incorporer ces particules au plâtre. Aujourd’hui, je propose des sortes de concrétions ou agglomérats avec cette base récurrente qui est le plâtre et des particules synthétiques de toutes sortes transformées et réemployées.

LP : J’aime beaucoup l’histoire de cette série car le processus est toujours très particulier et excitant dans ton travail. On a donc parlé de lave et de fournaise. A une autre extrémité de ta pratique, tu t’intéresses cette fois-ci à la neige, comme phénomène pur et naturel, mais que tu traites souvent dans tes œuvres en miroir avec l’artificiel. C’est un sujet que l’on retrouve dès 2013 avec l’installation intitulée Banquise et jusqu’à plus récemment avec Les Giboulées réalisées en 2019. Tu peux m’en dire plus sur cette thématique et les pièces qui en découlent?

LD : Comme on le disait au début de l’entretien, ma relation à l’hiver et à la neige est très forte : ça fait partie de mon identité. Cette thématique a commencé à se manifester à travers mon travail de sculpture par nostalgie. D’une part du fait d’être éloignée de cette géographie-là. Mais aussi par une nostalgie beaucoup plus générale autour de l’hiver, en relation à la fin répétée de la saison, mais aussi et malheureusement puisque la neige ne revient plus dans cette région ou bien seulement partiellement. Et donc, si la neige naturelle disparaît et qu’elle est remplacée par la neige artificielle, on parle alors de « neige à canon », quels seront les impacts sur le paysage de moyenne et haute montagne ? Cette question habite une série de sculptures qui trouve son origine dans l’observation de stations de ski alpin, avec tous les impacts que cela peut avoir sur l’environnement. Pour cette série, j’ai débuté un travail de recherches afin de comprendre le phénomène de cristallisation en comparant les différences structurelles d’une goutte d’eau devenant flocon de neige à l’état naturel ou artificiel. Avec Banquise, l’installation est en action, les accumulateurs de froid qui la composent se décongèlent lors de son exposition. Les Giboulées font références à un phénomène météorologique : le retour de la neige au printemps.

LP : Ce que tu dis m’amène à faire une corrélation avec d’autres projets comme ceux réalisés à la Réunion : j’ai l’impression que dans ton travail il y a à la fois un regard vers le passé c’est-à-dire vers la création de la matière et des éléments, et puis aussi un regard d’anticipation sur ce que cela deviendra ou ce que c’est en train d’être.

LD : Exactement, je tente de comprendre au présent pourquoi cette chose est là. Forcément quand il s’agit de paysages cela signifie aller chercher dans le passé et à l’origine. Et très clairement, la question de ce que cela deviendra m’habite aussi. Il y a une forme d’anxiété sur ces questions-là, mais en même temps c’est passionnant de se projeter. Malheureusement ce n’est généralement pas très heureux.

LP : Tu es actuellement en résidence à la Villa Belleville. Comment ont évolué ton travail et tes recherches ces derniers mois ?

D’un point de vue formel, le triangle et l’hexagone ont déjà été beaucoup explorés autour de la thématique de la neige, des formes cristallines, de la composition des sols, etc. Désormais j’ai aussi d’autres envies formelles, plus simples ou standards telles que des petits carreaux ou des tasseaux. Concernant les matières, les copeaux durs laissent place aux fils souples à travers des recherches qui m’amènent vers du tissage et du tressage, l’idée étant d’aller vers une matière la plus fine possible. Je cherche ainsi d’autres manières de traiter la matière, par un geste encore plus doux que celui de broyer ou concasser. Dans la continuité de mes réflexions sur la composition des sols et leurs transformations, je me suis récemment penchée sur la question des terres rares. En parallèle, j’ai imaginé le soulèvement d’une croûte océanique plastifiée. Et dernièrement, je me suis souciée des végétaux en milieu urbain après le passage d’un épisode caniculaire !

Lucie Douriaud, s(oil) 2018 plâtre et plastique broyé, câble, métal installation dimensions variables > runspace, bains du nord, frac bourgogne, dijon, 2018
Lucie Douriaud, s(oil) 2018 plâtre et plastique broyé, câble, métal installation dimensions variables > runspace, bains du nord, frac bourgogne, dijon, 2018
Lucie Douriaud,,rn 437, km 154 2017 plâtre et huile de moteur installation dimensions variables (9 x 9 x 44 cm par fragment)
Lucie Douriaud, rn 437, km 154, 2017 plâtre et huile de moteur installation dimensions variables (9 x 9 x 44 cm par fragment)
Lucie Douriaud, rn 437, km 154 (détail) 2017 plâtre et huile de moteur installation dimensions variables (9 x 9 x 44 cm par fragment)
Lucie Douriaud, rn 437, km 154 (détail) 2017 plâtre et huile de moteur installation dimensions variables (9 x 9 x 44 cm par fragment)
Lucie Douriaud, dalle à ammolindt 2015 plâtre, moulage 100 x 133 x 5 cm
Lucie Douriaud, dalle à ammolindt 2015 plâtre, moulage 100 x 133 x 5 cm
Lucie Douriaud, dalle à ammolindt (détail) 2015 plâtre, moulage 100 x 133 x 5 cm
Lucie Douriaud, dalle à ammolindt (détail) 2015 plâtre, moulage 100 x 133 x 5 cm
Lucie Douriaud, les giboulées 2017 - 2019 Plâtre, serre-câble, métal  110 x 20 x 20 cm (9 x 10 x 12 cm par fragment) 
Lucie Douriaud, les giboulées 2017 – 2019 Plâtre, serre-câble, métal  110 x 20 x 20 cm (9 x 10 x 12 cm par fragment) 
Lucie Douriaud, canon à neige  2018 Plâtre, bois peint, billes  Installation dimensions variables  (200 x 42 x 41 cm par sculpture) 
Lucie Douriaud, canon à neige, 2018 Plâtre, bois peint, billes  Installation dimensions variables  (200 x 42 x 41 cm par sculpture) 
Lucie Douriaud, plastossiles 2018 Plastiques fondus, minéraux, métal  Installation dimensions variables 
Lucie Douriaud, plastossiles 2018 Plastiques fondus, minéraux, métal  Installation dimensions variables 
Lucie Douriaud, précipitations 2019 - 2020 Plâtre et plastique broyé, métal peint, gravure Installation dimensions variables (35 x 35 x 5 cm par sculpture)
Lucie Douriaud, précipitations 2019 – 2020 Plâtre et plastique broyé, métal peint, gravure Installation dimensions variables (35 x 35 x 5 cm par sculpture)

LUCIE DOURIAUD – BIOGRAPHIE
Originaire de Lons-le-Saunier dans le Jura, Lucie Douriaud est artiste plasticienne, elle vit et travaille à Paris.
Diplômée des beaux-arts de Dijon en 2015 puis de l’École des Arts Décoratifs de Paris en 2017, elle est actuellement en résidence à la Villa Belleville de Paris.
Lucie Douriaud construit un travail plastique qui prend forme en sculptures et installations. Ses recherches s’imprègnent des relations biomorphiques entre les formes du vivant et le design industriel pour reproduire des paysages affectés par les activités humaines. Alchimiste ou cuisinière, elle transforme le blanc immaculé du plâtre en le polluant de paillettes synthétiques recyclées.
Site internet : https://luciedouriaud.fr/

Insta : www.instagram/lucie.douriaud

LENA PEYRARD – BIOGRAPHIE
Par la programmation, par le commissariat ou par l’écriture, son champ d’action se déploie entre recherche et création et tente de mettre en place des systèmes perméables entre les disciplines. Les projets qu’elle construit parlent du présent qui se fait, d’entre-deux flottants, d’une certaine poésie de frontières franchissables. Après avoir rejoint l’équipe du Palais de Tokyo et celle du Centre Pompidou comme programmatrice ces deux dernières années, Lena Peyrard est aussi commissaire d’exposition indépendante, mettant ainsi en lumière des projets qui lui sont intimes.

Intagram : www.instagram/lena peyrard