MANIFESTA 14, PRISHTINA

MANIFESTA 14, PRISHTINA

Du 22 juillet au 30 octobre 2022, Manifesta 14 a ouvert à Prishtina, Kosovo, pour un programme de 100 jours d’art, de performances, d’événements et d’ateliers.

L’art peut-il sauver une ville ? 

par Stefano Vendramin

Dans ce qui ressemble à une énième ration supplémentaire pour l’insatiable faim d’un marché de l’art toujours plus porté au consumérisme, c’est cette année au tour des terres encore (jusqu’alors) presque vierges du Kosovo d’accueillir l’édition de manifesta 14, une biennale itinérante dont les deux dernières éditions eurent lieu à Palerme et Marseille respectivement. Malgré tout l’enthousiasme qui m’incline vers les arts, dans un pays dont le PIB par habitant dépasse difficilement les 5.000$ (contre presque 40.000$ en France) et dont 40% des jeunes sont au chômage, je ne peux m’empêcher de me demander : Est-ce vraiment ce qu’il faut ? Une déferlante de tourisme d’élites culturelles avides de cocher la case Kosovo de leur to-do liste artistique, étape parmi d’autres d’un circuit balnéaire inarrêtable et qui, tel un énorme paquebot de croisière, fond sur une ville puis la quitte plus vite qu’il n’en faut pour dire le mot « Burek ». 

Telles étaient les questions qui assaillaient mon esprit alors que depuis le Monténégro voisin, je prenais un bus en direction de Pristina, la capitale du Kosovo. Ce que je trouvais en arrivant, néanmoins, fut une réponse rassérénante et tranquille à mes interrogations, témoin de l’ingéniosité et de la ténacité incontestable de l’équipe kosovar de Manifesta.

Ma visite commence au Grand Hôtel Prishtina, où se trouvent la majorité des propositions de la biennale, réparties sur 9 vastes étages. Longtemps l’un des hauts lieux touristiques des Balkans – Tito y avait un appartement, encore visible aujourd’hui – le lieu avait fermé en 2006, racheté par un propriétaire privé, avant d’être rapidement abandonné. Ce schéma, je le découvre bientôt, semble récurrent dans le coin. 

Pas loin de 20 ans plus tard, le résultat est un bâtiment désuet et, pour ainsi dire, schizophrène, divisé en deux parties souvent contradictoires. D’un côté, un hôtel rétro des années 70 rappelant des scènes de Shining, de l’autre une structure en béton brut qui n’est pas sans rappeler les espaces d’entrepôts abandonnés auxquels nous, amateurs d’expositions sommes habitués, et qui offre un cadre grunge et pittoresque aux œuvres présentées.

En réalité, je l’apprendrai plus tard, ce cadre n’est pas si incongru.  Lorsqu’il était pleinement opérationnel, l’hôtel a longtemps été un lieu où les artistes pouvaient exposer : le long des couloirs étroits recouverts de moquette, en particulier. Cependant, après l’opération de reprise éclair et l’abandon des lieux, les œuvres d’art – qui représentaient, il faut s’en rendre compte, ce que le Kosovo avait de plus proche d’une collection nationale – ont été vendues pour rembourser les agents de recouvrement. Leurs emplacements, comme le témoignage dont ils étaient le véhicule, pour l’essentiel, sont désormais perdus à jamais. 

Cette petite tragédie n’est pas éludée par les participants actuels de la biennale, qui, c’est le propre de l’art, rendent visible cette histoire invisible en reproduisant un accrochage archétypal de cette époque révolue dans l’un des espaces communs de l’hôtel. Ainsi, six jeunes artistes kosovars (Blerta Hashani, Arbnor Karaliti, Lumturie Krasniqi, Mimoza Sahiti, Valdrin Thaqi, Ermir Zhinipotoku) se demandent : « A quoi ressemblerait une collection d’art kosovar aujourd’hui ? ».

L’histoire récente du peuple kosovar intègre aisément ce genre de récit à la fois absurde et désolant. C’est en tout cas ce que semble nous dire une œuvre de l’artiste Lawrence Abu Hamdan, basé à Beyrouth. Ce qui apparaît d’abord comme un assemblage anodin d’objets domestiques recouvre en fait un discours des plus sombres. Partant du constat que nous sommes pour la plupart incapables de décrire les sons que nous entendons par le simple langage, les objets exposés – un ballon en forme de cœur ou une portière de voiture – évoquent les analogies utilisées dans des témoignages de rescapés Kosovars pour décrire les violences et les tortures endurées durant les années de dictature et de guerre, dont certaines ont eu lieu dans l’hôtel même qui accueille l’exposition, notamment par l’armée yougoslave pendant les années 90.

Et l’on aurait tort de croire que ce genre d’épreuve n’est pas, aujourd’hui encore, monnaie courante dans la vie du pays. Plus légers mais tout aussi suggestifs sont les courts métrages projetés à l’étage supérieur de l’hôtel par Driant Zeneli, un artiste albanais basé à Turin. L’image désopilante d’un poisson en papier flottant hors de portée de l’emprise d’un requin-ballon, à l’intérieur de l’emblématique Bibliothèque nationale du Kosovo, donne corps à la difficulté qu’ont les Kosovars d’aujourd’hui à quitter leur pays. 

La plupart des jeunes que je rencontre, d’ailleurs, ne cachent pas longtemps le ressentiment qu’ils éprouvent face au statut de citoyens de seconde zone qui leur est de facto attribué en Europe, et à la quasi-impossibilité pour eux d’obtenir un visa leur permettant de voyager ou de travailler hors des frontières de leur petit pays. Ce ressentiment trouve ainsi un écho poignant dans une autre œuvre exposée, produite par l’artiste allemande Edona Kryeziu, “there are crossroads where ghostly signals flash from the traffic, 2022” [« il y a des carrefours où des signaux fantomatiques jaillissent de la circulation, 2022 »]. Des cartons Amazon non livrés s’entassent jusqu’au plafond d’une pièce où deux sièges vides font face à la fenêtre et, par elle, au monde extérieur, comme autant de colis et même de personnes retenues aux frontières, dans une attente interminable qui leur interdit d’aller où que ce soit.

Les préoccupations environnementales sont également au cœur de l’exposition, la faiblesse du système juridique du Kosovo ayant entraîné de graves problèmes écologiques, notamment en termes de déforestation et de pollution de l’eau. Plutôt que d’exprimer une colère compréhensible, une partie de cette grande exposition est consacrée à des artistes suggérant que la solution réside plutôt dans un sentiment d’amour. Des exemples notables incluent le projet «ecosex» de Beth Stephens et Annie Sprinkle, ou l’œuvre sur sac en plastique qui présente les mots ironiques “I wish you were a plastic bag so you could be eternal” [«Je souhaite que tu sois un sac en plastique pour que tu puisses être éternelle »] – partie de la série ‘Love letter’ [« Lettre d’amour »] de l’artiste kosovar Driton Selmani.

Cependant, en dehors de ces œuvres d’art individuelles de mérite, le véritable éclat de Manifesta 14 réside ailleurs. Ce qui est devenu de plus en plus clair pour moi en me promenant entre les différents lieux de Pristina, c’est que les sites de la biennale ont pris autant d’importance que ses œuvres d’art. Prenons l’exemple de Kino Rinia, un cinéma en béton magnifiquement abandonné à seulement 5 minutes du Grand Hôtel. Destiné à être converti en hypermarché – représentatif de ce processus inévitable de la « modernité » capitaliste à travers laquelle les rues principales, les bibliothèques et autres espaces communs deviennent des grands magasins ou des Starbucks – l’équipe de Manifesta a su exploiter le financement et la valeur politique de cet événement hautement visible,  pour faire de ce bâtiment un espace artistique. Si son avenir au-delà de la biennale est inconnu, son intégration dans cet événement culturel a déjà permis de mettre en lumière et d’interroger son devenir, ainsi que celui d’autres espaces publics délaissés. Il s’agit notamment d’une opportunité pour l’abondante population jeune de ce pays de prendre conscience de ces espaces et potentiellement de se les réapproprier pour créer de nouveaux pôles de communauté, d’entraide et d’optimisme, dans un pays qui en a désespérément besoin.

La même histoire peut être racontée pour de nombreux autres lieux de la biennale : le Grand Hôtel susmentionné ; le Grand Hamman, un hammam longtemps désaffecté qui expose une belle œuvre de l’artiste japonaise Chiharu Shiota, dans laquelle des histoires racontées par des Kosovars sont enfilées dans sa ficelle rouge caractéristique ; ou la Brick factory, rénovée pour accueillir la biennale, dans laquelle des projets naissants, dont un jardin commun et un bar/cuisine, ont déjà commencé à se développer de manière organique.

Enfin, le site du Centre for Narrative Practice est le plus remarquable. Une bibliothèque négligée qui, grâce à Manifesta et à un financement ultérieur du gouvernement luxembourgeois, est devenue un centre culturel et éducatif pleinement opérationnel pour les artistes et les enfants du quartier. Avec une subvention garantie pendant au moins 5 ans, c’est un projet pour l’avenir de la ville et un symbole du travail incroyable que l’équipe de Manifesta a accompli pour faire de cette biennale d’art un puissant outil de changement sociétal positif.

Stefano Vendramin