Maxime Guedaly, Corpflux

Maxime Guedaly, Corpflux

FOCUS / Maxime Guedaly, Corpflux, 2019, Vidéo, 8’53.
Une série de 3987 photographies prises en mouvement sur une période de dix ans et animées à la vitesse de 24 images par secondes.

De l’« in-permanence »
— refermer la porte blanche —
A propos de Corpflux, une œuvre multimédia de Maxime Guedaly

« La puissance artistique
c’est le pouvoir de refaire le cosmos
avec des évènements qui en proviennent […],
pour ensuite apparaître dans l’être de l’œuvre »1

Une vanne iconographique grande ouverte, un flux intensif d’images, lesquelles se déversent, coulent, passent, arrivent, repartent, défilent, s’empilent, débordent, virevoltent… A peine laissent-elles une trace sur la rétine que de nouvelles étincelles s’allument en quantité, scintillement visuel, irisation, réverbération, clignotement. Corpflux, l’œuvre de Maxime Guedaly, débute comme les feux d’artifice usuellement se terminent, i.e. par un bouquet chromatique final, sauf qu’ici, il s’agit d’unpaquet photographique apertural jaillissant, il sourd de l’écran comme l’eau du rocher d’Horeb.
Par son abondance et sa vigueur, son rythme et sa frénésie, Corpflux indique d’emblée que l’intention n’est pas de réunir des fragments de monde pour le rendre posément visible, consultable, comme la photographie sait si bien le faire, mais plutôt d’insister sur la densité de ce dernier, sur son mouvement, d’en répéter l’agitation, d’en reprendre sa dispersion, de désigner sa consumation, son actualité. Bien qu’il soit par instants possible pour le spectateur de repérer ce qui défile sur l’écran : visages, corps, fleurs, habitations, couloirs, panneaux, routes, mer, ciel, étoiles, flammes, feux d’artifice, arbres, forêts, montagnes, lumières, diurne et nocturne…, tel n’est pas pour autant le dessein de cette œuvre qui n’entretient clairement pas d’affinité avec le reconnaissable, le nommable. Il y a ici une application à mettre en vue le débordement, puis son avalement, une application à donner à la disparition une priorité sur l’apparition. Corpflux vient nous remémorer que si le visible possède indéniablement des lettres de noblesse, l’invisible en détient clairement les capitales et la brillance.

Maxime Guedaly a marié précisément 3987 photographies, un nombre qui sonne presque comme une année à venir, comme un temps futur (ainsi qu’a pu l’être 1984 après George Orwell, ou 2001 avec Kubrick). De cette union résulte la projection d’une image mouvante, poétique et sonore, de 8’53” à raison de 24 images par seconde dont un cercle blanc fait partie, ou fait partir plus justement dit. 8, c’est le signe de l’infini relevé, le ∞devient 8. 53, 5 et 3 font 8, encore un 8, l’infini se dresse de nouveau. Deux 8 côte à côte,Corpflux met l’infini en stéréo, debout sur ses deux jambes. Le point de vue se lève, la ligne d’horizon baisse, c’est l’acte d’Homo erectus. Forte valeur symbolique installée sur une simple durée de projection.

Cette image remuante n’est pas un time laps, rien à voir avec un entassement saccadé, mais une animation déployée, fluide, une coulée d’apparaître (photographies) et de disparaître (cercle blanc grandissant). De plus, le montage a bien plus un accent cinématographique que photographique. Un paramètre poïétique qui laisse comprendre que l’artiste semble être plus concerné par la dimension cinétique des choses que par leur fixité. Il vise le mouvement plutôt que de l’immobilité, le déroulement temporel plutôt que l’arrêt du temps, son œuvre porte haut cet aspect thématique temporel.

Une étonnante dualité naît de cette tension temporelle induite par la lenteur et la régularité de la croissance du disque laiteux d’une part ; et d’autre part avec le défilement frénétique de ces images affolées, pareilles à des abeilles enfumées. Temps long et temps court se frottent l’un à l’autre, temps lent et temps agité se croisent, s’affrontent, se brassent, et s’embrassent finalement. Au creux de cette mutualisation antithétique qui constitue la matière du schème apparition-disparition, le recouvrement lent de ces images remuantes par une couche de blanc éternel réinterprète potentiellement le rapport entre Réel (entendu comme cette temporalité inaccessible, catégorème ontologique mettant en jeu l’être, l’ouvert) et réalité (monde palpable, causal, là, présent, concret ). Sans que l’un prenne le pas sur l’autre, et avec une interdépendance mutuelle de l’un vis-à-vis de l’autre, Corpflux enfante cette contraction temporelle, laquelle nous ramène devant ces mots d’Heidegger : « Mais le temps passant constamment, il demeure en tant que temps »2. Ainsi, peut-être que lorsque Maxime Guedaly parle d’impermanence il ne vise pas l’éphémère mais plutôt ce qui se tient dans la permanence même comme le Réel se trouve dans la réalité, fonde la réalité, le Réel serait l’invisible du visible (chair du visible, c’est le terrain merleau-pontien). En fin de compte, l’impermanence de Corpflux doit être écrite sous la forme suivante: «in– permanence », et se comprendre comme ce qui se tient dans /in/ la permanence. Vocation d’asile ou une intention d’artiste ? Soit l’un soit l’autre, les deux frappent à la même porte de la « puissance artistique » mentionnée dans la citation d’ouverture de ce texte.

Ainsi, Corpflux, en tant qu’« in-permanence », représente manifestement un cycle, venue et départ, tel un éternel revenir. « Dans le cercle vertigineux de l’éternel retour, l’image meurt immédiatement »3 indique Dino Campana, nous le vérifions visuellement ici devant ces images qui se retirent dans leur propre profusion, ravalées par leur propre lieu d’apparition : l’écran. Lorsque les quatre coins de l’écran, ultimes lieux de persistance iconographique, finissent par lâcher sous le « poussement » de la sphère opaline, l’image totale revient plein écran, début immédiat d’une nouvelle boucle — le propre du cycle est d’être cyclique ! Maxime Guedaly a pris le soin de ne pas créer de césure, de blessure dans cette boucle, une fois la croissance sphérique aboutie, elle laisse de nouveau la place à l’image et réamorce son gonflage à partir d’une minime présence centrale, le point blanc du milieu se régénère, le Réel se remet en acte. Début d’une nouvelle longue inspiration. C’est beau, c’est très beau.

Le cycle que génère Corpflux rejoue une partition majeure du monde, celle du tandem apparition-disparition — presque chaque paragraphe de ce texte répète inlassablement ce duo oppositif. Venue et départ, visible et invisible, ce sont parmi les plus belles notes, les plus beaux accords de la musique du monde qui sont ici joués, c’est le grand opéra de la phusis4 auquel nous assistons. A cet égard, il n’est pas innocent de repérer que sur la question musicale, le choix de Maxime Guedaly se soit finement orienté vers Sine Qua Non, cet enregistrement de Joakim, une pièce ad hoc pour habiller Corpflux en ce sens que la locution latine, sine qua non, implique l’idée de nécessité, d’indispensable, de condition sans laquelle les choses ne peuvent être. Un titre qui, de par son étymologie, fait donc revenir l’idée d’« in-permanence », de phusis, de Réel — une cohérence de plus. Et il y a le son, les sons, des prises de sons dans lesquelles le monde est présent, se rend audible à travers ces pépiements d’oiseaux récursifs (une parenté avec La Jetée de Chris Marker… ? Un filon que nous évoquons sans le creuser), ultime repère encore présent au bout des 8’53” de Corpflux.

En astrophysique il existe les trous noirs, objets célestes desquels rien ne s’échappe et au sein desquels les informations se perdent — les atomes ne parlent plus. Maxime Guedaly nous procure lui un trou blanc au sein duquel les atomes chantent et dansent, il suffit de refermer derrière soi la porte blanche dont nous empruntons la poignée à André du Bouchet, la porte blanche, celle de la lumière, celle de l’« in-permanence », pour les entendre, les voir.

« […] je referme la porte blanche

le souffle
qui sort du champ

la lumière

la bride »5.

1 Bernard Salignon, Le Sol et l’œuvre, in Avènement de l’œuvre, Henri Maldiney, éd. Théétète, 1997, p. 20.

2 Martin Heidegger, Temps et être in Questions III et IV, éd. Gallimard, 1990, p. 195.

3 Dino Campana, cité par Giorgio Agamben in Image et mémoire, collection Arts & esthétique, éd. Desclée de Brouwer, 2004, p. 97.

4 Phusis vient de la racine indo européenne « bhu » dont le sens fondamental et étymologique est celui de « croissance », elle englobe trois notions : l’origine, le processus, et le résultat, c’est-à-dire la croissance d’une chose dans son ensemble, de sa naissance jusqu’à sa maturité. La phusis c’est « la poussée d’une chose hors de la matière sous la pression d’une force intérieure et l’attraction de la lumière » ainsi que l’indique Guy BedouelleElle implique un apparaître, une venue au jour à partir de l’obscur et un retour vers ce dernier. Laphusis exprime l’ensemble des choses visibles et invisibles en leur double mouvement interdépendant, en l’union de leurs contraires, leur jeu réciproque : va-et-vient cyclique et simultané d’éclosions productrices à partir des profondeurs cachées.

5 Andre du Bouchet, Rudiments 4 in Dans la chaleur vacante, Poésie éd. Gallimard, 1999, p. 16.

David Brunel
Docteur en philosophie esthétique, photographe,
chargé de cours en Sciences de l’art à Aix-Marseille Université,
en Arts du Spectacle à l’université Paul Valéry Montpellier III.

Corpflux 2019, Vidéo, 8'53 - Maxime Guedaly
Corpflux 2019, Vidéo, 8’53 – Maxime Guedaly

ACTUALITÉS DE MAXIME GUEDALY

— Les Rencontres d’Arles 2019.
25, 26, 27, 28 juillet et 1, 2, 3, 4 août. 
La Maison Close, passage Robert Doisneau. 
Projection de 22h à minuit. Entrée libre.

www.maximeguedaly.com