Norbert Waysberg, People in subway

Norbert Waysberg, People in subway

Norbert Waysberg, Passage, Subway New York, aquarelle sur papier Arches, 120 x 80 cm. Courtesy artiste

 

People in subway ou la simplicité de l’être
par Romain Arazm

L’apparente facilitée de l’exécution, la prétendue agilité des pinceaux fluides glissant tout seul sur la toile, l’a priori banalité du thème et des sujets représentés contrastent violemment avec l’intensité du message et la profondeur conceptuelle de « People in subway »1. Dans cette série d’aquarelles, réalisées entre 2014 et 2017, Norbert Waysberg parvient à exprimer simplement la complexité du réel. Si l’œil du spectateur est maintenu dans le confort cotonneux de l’habitude (quoi de plus commun en effet que des personnes dans le métro d’une grande ville ?), son esprit est, quant à lui, plongé dans l’intranquillité, dans l’incertitude. De quoi ces peoples sont-ils le signe ? De quoi peuvent-ils être le symbole ? Ces images intriguent et interrogent. Questionnons-les.

Une pure présence au monde

Grâce à la fugacité de ces captures d’un réel lentement décantées en œuvres d’art, les sujets de Norbert Waysberg cessent d’être des personnes pour redevenir des gens. Cette distinction, qui semble être au cœur de la démarche esthétique l’artiste, implique de revenir sur la redoutable polysémie du mot personne qui selon son acception peut signifier autant une présence « il y a des personnes », qu’une absence « il n’y a personne ».

L’origine du mot est latine. « Persona » désignait alors, dans un registre théâtral, les masques que portaient les comédiens. Des contempteurs du faux-semblant social, comme Rousseau et Nietzsche reviennent régulièrement sur cette origine : être une personne, c’est porter un masque et donc devenir un personnage. Au théâtre, l’acteur se glissant sous la peau d’un personnage doit adopter ses traits de caractère, ses types physiques, ses qualités et ses défauts souvent d’ailleurs poussés à la caricature. Il reste dans son rôle du lever de rideau jusqu’aux applaudissements saluant la performance de la troupe et l’inventivité du metteur en scène. Ensuite, l’acteur enlève son masque, pour redevenir lui-même. Parfois difficilement. Parfois sans succès. Le masque, composé d’une matière collante, adhère parfois plus que de raison au visage de l’acteur, effaçant ainsi partiellement la démarcation entre le moi et le non-moi. Tel un nuage d’altitude poussé par les vents, les contours du sujet peuvent s’évaporer et disparaitre. Parfois, ce sont seulement des morceaux du masque qui restent attachés et s’intègrent au visage et renouvelle le sujet.  Voilà pour le théâtre.  Mais Shakespeare voyait juste et la célèbre tirade de Gratiano dans le Marchand de Venise a de quoi nous faire réfléchir : « Je tiens ce monde pour ce qu’il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle ».

Si le monde est un théâtre, où chacun doit correspondre à l’image que la société se fait de lui, ou la liberté d’improvisation est quasi nulle et où l’exigence du public constitue un garde-fou à toute fantaisie, alors le métro new-yorkais représenté par Norbert Waysberg en est les coulisses. Situé quelque part avant le lever de rideau ou après les applaudissements, l’instant choisi est bouleversant par sa sincérité.

Les passagers sont hors de la scène. L’absence de public leur permet de souffler dans leur dur métier d’être leur propre personnage. Tôt le matin, ils n’ont pas encore enfilé leur costume, tard le soir ils s’en sont séparé. Tout cela n’est que provisoire. Mais le peintre a su le voir. Il devient témoin de cette non-représentation, de cette absence si rare et si éphémère du paraître. Contrairement au public, la foule rend anonyme. Les va-et-vient incessants des gens peuvent faire disparaitre les individualités qui deviennent une partie intégrante du décor d’un réel qu’on oublie de regarder.

À l’opposé du portrait classique où le sujet se fait image en s’entourant d’objet symbolisant ce qu’il est, ce qu’il a été, et peut-être même ce qu’il souhaiterait devenir, il y a quelque chose de l’ordre de la pure présence à soi dans les aquarelles de la série. Ne se pensant pas en tant qu’image, ils apparaissent sur la toile dans leur plus parfaite vérité. Ni plus, ni moins. 

Immergés en eux-mêmes, les « people » de Norbert Waysberg profitent du mouvement immobile d’un trajet en métro pour rêver, penser, s’oublier, s’extraire, s’abstraire même et de fait, ils se contentent d’être. De telles représentations sont rares. La présence de l’artiste se fait absence, le poids du regardeur disparaît pour rendre ses gens véritablement libres.

Délestés de l’impératif de représentation sociale, les peoples de Norbert Waysberg mettent à profit cette parenthèse temporelle. Certains lisent le journal, tandis que d’autres écoutent de la musique ou consultent l’actualité du monde qui désormais tient dans le creux d’une main. Ils s’occupent et attendent. Ce temps se fait espace. Il s’égrène en nombre de stations. Trois stations : une musique ; dix : un article ; vingt : un chapitre. Entre l’ennui créateur et l’introspection déstabilisante, la plupart des regards de ces voyageurs immobiles traduisent plastiquement le vagabondage des pensées virevoltantes dans des esprits en repos.

Hommage vibrant à New York

Le thème des aquarelles de Norbert Waysberg est universel : des gens dans un transport en commun, dans une grande ville comme Singapour, Berlin ou Paris. 

Mais les scènes représentées dans cette série sont viscéralement new-yorkaises parce que l’artiste est devenu viscéralement new-yorkais. À la manière des expérimentations cubistes du début du XXe siècle, les toiles présentent de discrètes inscriptions en lettre blanche. La plupart sont lisibles et l’on voit se déployer, par évocation, la cartographie mythique de la ville-monde. Au milieu de motifs imprimés sur un pull, une casquette ou un t-shirt, on devine : « N.Y », cette héraldique d’une culture encore toute-puissance. Au détour de l’ouverture d’une porte pendant en bref arrêt, on lit : « Museum », « Manhattan » ou encore « Brooklyn bridge ». Non seulement nous sommes à New York, mais ici dans son cœur battant sur la petite péninsule mouillée depuis toujours par l’Hudson.

Le nom de l’arrêt « Brooklyn bridge » revient plusieurs fois dans ces aquarelles. Il s’agit d’un des symboles de la ville enjambant l’East River et dont on ne peut pas parler, selon Paul Morand, « sans un accès de lyrisme ». Mais cela pourrait également être une discrète référence à une autre série que l’artiste a réalisée en 2009. Les ponts comme le métro relient, rapprochent en tentant, au-delà des frontières physiques ou sociales, de créer une unité.

Par-delà leur étonnante faculté à représenter la pure présence des passagers, les toiles de la série constituent également un vibrant hommage à l’énergie bouillante de la ville et la diversité de ses habitants.

L’intensité de la vie new-yorkaise est magistralement rendue par la vitesse qui, à la façon des futuristes italiens, est palpable sur la toile. Les scènes immobiles sont mouvantes. La technique l’est tout autant. À l’arrêt, l’aquarelle, ici réduite à une grande économie des moyens chromatiques, subit la pesanteur immuable des choses et coule en sillons verticaux. Mais soudain le métro redémarre et imprime à la matière liquide une direction horizontale. Les coulisses du théâtre sont glissantes. Le spectateur peu attentif pourrait se perdre dans un brouhaha visuel. Dans le rectangle des fenêtres, l’extérieur s’étire avant de disparaître. Les formes ne résistent pas à la célérité. Les passagers restés debout se maintiennent, se cramponnent. La vitesse pourrait les faire disparaître sous la couche picturale, mais l’effet est plus que maitrisé. En voisinant avec les maîtres, Norbert Waysberg a su exploiter subtilement les qualités de cette technique évanescente.

Sans forcément se rencontrer, le monde entier se côtoie dans le métro new-yorkais. Une juxtaposition, pour quelques instants à peine, d’histoires, de trajectoires, de mémoires, de souffrances parfois, d’ambitions souvent et presque toujours d’appétit d’un avenir en commun.   

Le mouvement, le déplacement et par extension l’exil et le voyage, apparaissent en filigrane dans les traits de ces gens que l’artiste réussit à camper avec beaucoup de pudeur. Car malgré la particularité du cadrage de certaines de ses œuvres, il n’y a aucun voyeurisme ici. Ces gens tendent à l’artiste un miroir, car comme eux il est en perpétuel mouvement. Il se déplace pour renouveler sa créativité artistique.

Poussin a eu Rome, Delacroix l’Algérie, Gauguin les Marquises, Matisse Collioure. Norbert Waysberg en s’immergeant dans l’océan créatif de New York est parvenu à trouver la part de lui-même que d’autres contrées n’avaient pas su faire émerger à la surface de son être. 

Avec cette série « People in subway », Norbert Waysberg se saisit de la banalité crue et quotidienne pour la projeter avec style dans le monde du beau. Il se joue de l’imitation d’un réel qu’il sait insondable pour livrer à son public un accès privilégié au vrai. Il nous explique que pour être un grand voyageur, mieux vaut ajuster les verres de ses lunettes que de battre les chemins du monde.

1 Plusieurs œuvres de cette série ont été montré pour la première fois à Paris dans l’exposition New-York in Water Color en octobre 2018 au Ministère de l’Économie et des Finances. 

 

 

Norbert Waysberg,  Contact, Subway New-York, aquarelle sur papier Arches, 120 x 80 cm. Courtesy artiste
Norbert Waysberg, Contact, Subway New York, aquarelle sur papier Arches, 120 x 80 cm. Courtesy artiste

 

Norbert Waysberg,  L’attente, Subway New-York, aquarelle sur papier Arches, 120 x 80 cm. Courtesy artiste
Norbert Waysberg, L’attente, Subway New York, aquarelle sur papier Arches, 120 x 80 cm. Courtesy artiste

 

Norbert Waysberg,  Espoirs, Subway New-York, aquarelle sur papier Arches, 120 x 80 cm. Courtesy artiste
Norbert Waysberg, Espoirs, Subway New York, aquarelle sur papier Arches, 120 x 80 cm. Courtesy artiste

 

Norbert Waysberg,  Crépuscule, Subway New-York, aquarelle sur papier Arches, 120 x 80 cm. Courtesy artiste
Norbert Waysberg, Crépuscule, Subway New York, aquarelle sur papier Arches, 120 x 80 cm. Courtesy artiste

 

 

Après une formation de sculpture puis de peinture, Norbert Waysberg, depuis le début des années 2000, multiplie les expositions entre la France et les Etats-Unis.
En 2014, il investit un immeuble de East Harlem et crée Art 345, un lieu d’exposition pour un collectif d’artistes issus d’horizons divers.

www.norbertwaysberg.net