Orsten Groom, Saisie et saisissement

Orsten Groom, Saisie et saisissement

PORTRAIT / Orsten Groom
par Olivier Kaeppelin commissaire de l’exposition POMPEII MASTURBATOR

Ma première sensation, mon premier sentiment, ma première vision furent celles d’une étonnante, d’une enivrante dépense, au sens de Georges Bataille, un don d’une énergie qui se justifie et se comprend par son « aspect » tel que l’envisage Wittgenstein pour la musique, c’est-à-dire par un déploiement qui exclut tout marchandage avec les conventions esthétiques.
Cette dépense génère sur la toile des couleurs, des mouvements, des réseaux d’associations et d’échos qui ne se résolvent jamais dans la recherche d’une « expression » comme nous l’entendons pour « l’expressionnisme ».
Orsten Groom n’est pas un peintre expressionniste.

Ses gestes, constructions, ses compositions ont un rythme, une « économie » qui sont avant tout des libertés d’allure et d’invention. Il ne s’agit jamais de pérégrinations de « l’ égo » créateur cherchant un style fait d’accents, d’additions repérables, afin de transmettre sa poétique et sa vision d’un monde valant pour l’identification d’un nom, c’est-à-dire pour la vie et le nom du peintre.
Au contraire, cette dépense, ces accumulations, ces superpositions offertes, ce don, blanchissent la toile c’est à dire sa grammaire et ses lexiques. Ils sont des chemins, des « champs de bataille » nous entraînant vers une neutralisation, une annulation des formes par un jeu d’énergies contraires qui interdit toute appropriation par la reconnaissance et le langage. Si, au bout du compte, je les attribue à un « être », ce n’est ni au peintre ni au spectateur, mais à l’être de peinture. Il est le guide et la maîtresse d’Orsten Groom. C’est par elle, par les actes qu’elle inspire que se découvre le sens de son aventure, de son expérience, du réel qu’elle nous offre.

C’est pour cela que je suis captivé par ses œuvres, par l’émotion d’être au coeur d’un étonnant événement de peinture. Elle m’a, dès les premières secondes, mise aux aguets.
Ce trouble est semblable à celui que j’éprouve dans les grottes de Lascaux ou Chauvet, devant les tableaux du Greco ou de Picasso ou encore au XXe siècle devant l’œuvre essentielle de Gérard Gasiorowski.

Avec ces guetteurs, ces éveilleurs, auxquels vient désormais s’ajouter Orsten Groom, c’est l’histoire et le corps de la peinture qui nous enlèvent et tremblent.

Étrange corps qui s’origine aussi bien dans une figure appartenant à Piero della Francesca que dans une trace de peinture, une maculation de cette matière grasse et coagulante dont parle Jean-Pierre Bertrand.
Corps qui s’établit dans l’invention d’une construction reliant une forme à une autre par une question et créant la totalité du tableau, ou encore , dans un mot qui génère une incarnation ouvrant sur d’autres mots, d’autres formes à travers ce qu’Orsten Groom appelle une « Enquête » initiée par la peinture elle-même dont il n’est que la créature. Étrange corps « absent-présent » comme celui d’une toile d’araignée qui donne son unité à la toile de peinture sans que l’on puisse s’entendre sur la proie qu’elle chasse si ce n’est, peut-être, la peinture elle-même…

Cette quête est une saisie et un saisissement. Cette saisie passe, pour un mécanisme complexe où, pas à pas, nous découvrons le dialogue entre une inscription, par exemple une Vanité « renaissante », l’ampoule du Guernica de Picasso, la figure égyptienne d’un pharaon ou d’un gisant, un mot figuré par son image, un texte de Kafka ou la prosodie des légendes populaires. De figures ils deviennent formes dans une hybridation de lignes et de couleurs où les accouplements entre la tache, le dessin, la surface, le relief, les jeux incessants de plan et de profondeur nous plongent dans de troublants régimes de sens faits de rencontres dont les déterminants sont notre mémoire, nos réminiscences comme nos surprises, nos amnésies, nos explorations dont nous tentons l’énonciation.

Il y a dans la peinture d’Orsten Groom une extraordinaire richesse.

Car par les seules formes, leurs associations réglées ou les rythmes de leurs sarabandes, le sens se fait jour par ce que nous voyons, par le « voir » ainsi que l’entend John Berger dans « Voir le voir ».
Nous pénétrons au-delà du langage, dans des tableaux où se jouent les mythologies, l’Histoire, les états de faits ou d’existence qui, pour ne donner que quelques exemples, mettent en scène : croyances, désirs, sexualités en débat avec la mort, le pouvoir, les archétypes, le sacré ou, au contraire, leurs outrages.
Il est très rare de voir, comme ici, une peinture qui dans le même temps, fait acte de célébration et de féroce iconoclasme.

Ces situations diverses me rappellent les sensations que j’éprouve au sein de l’orage. Le développement du phénomène climatique, sa beauté, sont en proie à leur propre dissolution en un point d’équilibre instable fait de répis et de relances du danger. Cet état rare et captivant est celui de cette peinture.
À la question sur ce qu’il souhaitait être, l’écrivain américain James Agee répondait : « Je souhaite être un orage ». L’intensité des la pensée et de la sensation y est accrue. Elle produit une sorte de fièvre, ici de fièvre esthétique, nécessaire à l’acte et à l’acuité de la création. Cette « fièvre » n’est pas un symptôme mais une méthode pour ne jamais se rendre aux menaces des conventions. C’est à cette «fièvre» que je pense quand j’évoque la qualité de présence et de profusion de la peinture d’Orsten Groom.

Celle-ci ne peut, cependant, être comprise, ne prendre tout son sens que par un dialogue permanent avec le saisissement que crée l’absence inscrite au sein même de cette richesse et, précisément, par « la manière ou le style » qui la construisent. La peinture d’Orsten Groom n’est pas une peinture tempérée, une peinture de la mesure, celle où l’on hait « le mouvement qui déplace les formes ». Au contraire, comme chez John Giorno, Pierre Guyotat ou Valère Novarina, elle procède par accouplements, réseaux, superpositions, additions. Elle ajoute, elle hybride, elle ramifie, elle joue des contraires rassemblés jusqu’au point où nous ne pouvons plus reconnaître, distinguer.

Le principe d’addition établit la complexité, le luxe, la pluralité de l’univers, et, dans le même temps, le « creuse » insidieusement, peu à peu, jusqu’à ce que nous ne puissions plus appréhender les théâtres des figures, jusqu’à ce que nous ne puissions plus les nommer. En ce sens, cette œuvre m’évoque celle d’Eugène Leroy mais inversée, car je crois qu’elle cherche, au fond, « le blanc » par cette accumulation de matières, de compositions diverses, de références multiples. Elle cherche à mettre en scène l’impossibilité de tout récit et de toute hypothèse de discours. « L’addition » fait apparaître d’abord les limites de cette hypothèse.
Elle met en crise ce qui cherche les délices et les drames de la mémoire et du langage. Elle produit des forces d’annulation contraires aux forces de l’énoncé et, par là, crée d’abord un neutre puis un « gris », enfin un « blanc » pouvant aller jusqu’à l’éblouissement rappelant ainsi la puissance ontologique de la peinture.

J’ai remarqué que, dans nos conversations, Orsten Groom propose, de façon dialectique et paradoxale, que ses œuvres puissent être considérées comme des monochromes ou, tout au moins, qu’il n’y ait pas de contradictions essentielles entre sa peinture et la peinture monochrome. Si l’on néglige le jeu de contrepoints et de provocations, cette remarque qualifie pour moi la double nature de ses travaux qui cherche ou révèle les cheminements du sens, grâce à la peinture.
Sens à l’œuvre dans l’Histoire et les histoires véhiculées et niées par cette peinture qui devient alors un acte irréductible, nécessaire à la compréhension « profonde » de l’univers et de la matière.

Cette double nature nous livre, à la fois au monde extérieur, celui que nous apprenons et, à la fin, connaissons et, à la fois, au monde intérieur que le peintre laisse remonter à la surface en toute liberté. Sur la toile ces deux mondes ne cessent de « s’aboucher », s’épaulant ou se détruisant. Ils sont, avant tout, indivisibles et lisibles dans ce mouvement. Ce mouvement puise tant aux connaissances de l’archéologie, de l’anthropologie qu’aux sources de l’inconscient. Il fait ou plutôt « il est » le tableau. Le mouvement parcourt, traverse, s’étend. Il nous laisse non un territoire mais un « passage ».
Toute la question est que ce passage qui est le tableau lui-même ne soit pas immobilisé sous un déluge de laves et de cendres.
Ne soit pas pétrifié comme le Pompeii Masturbator.
C’est à quoi la peinture emploie avec brio le peintre Orsten Groom. Il n’y a plus cette grâce fulminante / mais le souffle de quelque chose qui viendra1 écrivait Sandro Penna.

1 In Croix et délice – Ypsilon Éditeur – 2018 – p165. Trad. Bernard Simeone

Olivier Kaeppelin, écrivain, commissaire d’expositions, critique
Texte publié dans la monographie d’Orsten Groom
POMPEII MASTURBATOR
(avec Paul Ardenne, Boris Wolowiec, Elisabeth Schubert et un grand entretien)

SHEOL. Huile et glycéro sur toile, 220 x 240 cm. Courtesy Orsten Groom
SHEOL. Huile et glycéro sur toile, 220 x 240 cm. Courtesy Orsten Groom
GHETTO. Huile et glycéro sur toile, 162 X 130 cm. Courtesy Orsten Groom
GHETTO. Huile et glycéro sur toile, 162 x 130 cm. Courtesy Orsten Groom
FIGUREN. Huile et glycéro sur toile, 130 x 195 cm. Courtesy Orsten Groom
FIGUREN. Huile et glycéro sur toile, 130 x 195 cm. Courtesy Orsten Groom

Orsten Groom
né en 1982

https://www.orstengroom.com