Pastor/Placzek : Entre art digital et design spéculatif

Pastor/Placzek : Entre art digital et design spéculatif

ENTRETIEN / Studio Pastor/Placzek fondé par Mélanie Courtinat et Quentin Dubret
par Benoît Palop

Lancé fin 2017, le studio Pastor/Placzek fondé par Mélanie Courtinat et Quentin Dubret produit des expériences digitales qui dissèquent les frontières entre virtuel et réel. Qu’il s’agisse de projets artistiques ou commerciaux, leur processus créatif est nourri par une approche du design interactif, de la réalité virtuelle (VR), augmentée (AR) et mixte (XR) super-singulière. En questionnant les particularités techniques et narratives de ces outils, ils participent activement à la médiation et à la pérennisation de ces médiums encore parfois appréhendés et stigmatisés par le milieu institutionnel des arts.

S’intéressant de près aux mécanismes de gameplay et détails issus de productions vidéoludiques intemporelles comme The Beginner’s Guide, le studio n’hésite pas à faire appel à des références incluant Metahaven, Dunne&Raby, La salle des départs d’Ettore Spalletti, la notion de Kekkai d’Ushida et la dromologie d’après Paul Virilio pour concevoir ses univers immersifs.

Ainsi leurs inspirations, bien qu’éclectiques, leur permettent non seulement d’enrichir leurs collaborations avec des artistes contemporains, mais aussi de produire des oeuvres puissantes capables de susciter un fort intérêt  lors d’expositions, événements culturels et festivals tels que SummerSHOW 2019 à Lily Robert (Paris), Devenirs Terrestres à la Gaîté Lyrique (Paris), Tokyo Game Show 2018 (Tokyo), VR Arles festival (Arles), Nordic Games (Malmö) ou encore R7AL (Lausanne). Enfin, de temps en temps, le studio n’hésite pas à donner un coup de boost plutôt canon  à la com’ de leurs clients, Vitra, LVMH ou Dolce&Gabbana, entre autres.

I Never Promised You A Garden : installation VR - 2017 (copyright Pastor/Placzek)
I Never Promised You A Garden : installation VR – 2017 (copyright Pastor/Placzek)

Qui êtes-vous ?

Mélanie: Je suis Mélanie et j’utilise la VR et l’AR depuis 2015 pour créer des expériences d’art digital interactif en solo ou en collaboration, notamment au cours de mes études en MID (Media & Interaction Design) à l’ECAL à Lausanne.

Quentin: Je suis Quentin et j’ai distribué, curaté et produit de l’art vidéo & digital depuis 2015, ce qui m’a entre autres amené à collaborer avec DISmagazine lors de Co-Workers et de la 9eme Biennale de Berlin, NADA Miami, Daata, 63rd-77th steps…

Pouvez-vous me parler des prémisses de Pastor/Placzek ?
Comment avez-vous commencé à collaborer ?

Mélanie: Partageant le même point de vue sur la façon dont la technologie était utilisée dans l’art digital et le design interactif, on a naturellement commencé à travailler ensemble, d’abord en VR sur I Never Promised You A Garden avant d’intégrer d’autres projets qui mettaient davantage l’accent sur l’aspect collaboratif avec des artistes ou des designers.

J’imagine que vous travaillez avec un workflow spécifique. Pouvez-vous m’en dire un peu plus ?  Comment vous partagez-vous les tâches ?

Quentin: Ce sont les technologies employées pour chaque projet qui vont déterminer le workflow, surtout lors de collaborations. On n’a pas de rôles assignés au sein du studio; généralement, on choisit ensemble une direction à prendre avant de se partager les tâches techniques. On observe ensuite le résultat et on recommence autant de fois que nécessaire jusqu’à établir le lien avec notre problématique de départ.

Vous utilisez principalement la VR, AR et XR. Y a-t-il une raison particulière qui vous a poussé à choisir ces médiums pour créer? Que vous permettent-ils que des médiums plus classiques ne vous permettent pas ?

Quentin:  Le choix s’est fait naturellement en raison des libertés qu’offrent ces médiums. On a la chance de pouvoir réfléchir à des expériences qui s’appuient sur des technologies nouvelles et qui nécessitent de repenser les standards en terme de narration, de représentation et tout simplement de perception. On utilise notamment la VR ou l’AR non pas comme des fins en soi, mais  comme des moyens d’anticiper leur convergence vers une réalité mixte. Cela explique notre choix délibéré de ne pas privilégier l’usage d’un médium au détriment d’un autre, mais de les exploiter dans une même direction.

Mélanie:  La perception de l’espace que procure la VR est assez unique, mais la technologie en tant que telle est « lourde » dans le sens ou elle est fatalement en conflit avec son propre contexte. L’AR permet d’altérer la perception de soi voire de l’environnement, mais la surface employée, en l’occurrence un téléphone, est contradictoire avec la notion d’immersion.

Nous ne cherchons donc pas vraiment à évangéliser une technologie en particulier qui justifierait notre pratique, mais nous essayons au contraire de produire une expérience qui insiste sur le caractère immersif, en tenant compte des différentes faiblesses inhérentes aux médiums.

Quentin:  En réalité, notre objectif consiste à tenter d’abolir la physicalité des dispositifs interactifs pour reconsidérer ce que l’on définit aujourd’hui comme surfaces.

Vitra « Typecasting » : en collaboration avec Samuel Fouracre - 2018 (copyright Vitra)
Vitra « Typecasting » : en collaboration avec Samuel Fouracre – 2018 (copyright Vitra)
Vitra « Typecasting » : en collaboration avec Samuel Fouracre - 2018 (copyright Vitra)
Vitra « Typecasting » : en collaboration avec Samuel Fouracre – 2018 (copyright Vitra)

Justement, quel est le plus gros défi quand il s’agit de faire disparaître la physicalité lors de la conception d’une expérience interactive et quel est votre processus créatif dans ce cas là ?

Mélanie: C’est le fait de rendre malgré tout l’interaction perceptible qui constitue le principal enjeu. S’il faut considérer la nécessité du dispositif interactif dans toute expérience immersive, il n’est pas pour autant nécessaire de le placer au centre. Une partie de notre travail consiste à explorer les manières de traiter ce dispositif notamment au travers de choix en terme d’UX ou de gameplay pour faire en sorte qu’il soit le plus « liquide » possible lorsqu’on en fait l’expérience, et ce qu’il s’agisse d’un jeu en VR, d’un filtre AR ou d’une installation.

Ce qui compte, c’est que la personne en contact avec l’expérience perçoive immédiatement sa propre idiosyncrasie, qu’elle développe instinctivement une relation, un engagement, au travers de sa propre interaction plutôt qu’on l’oriente sur sa façon d’interagir, qu’on explicite ce principe par l’ajout d’un dispositif supplémentaire.

Les expériences immersives et interactives utilisant les nouvelles technologies sont, à tort selon moi, encore trop souvent considérées comme de l’ordre de l’entertainment, de la créativité numérique et non pas comme de l’art en tant que tel. Je pense notamment aux productions de gros studios créatifs qui ont tendance à faciliter ce genre d’opinion. Quel est votre point de vue sur cette réalité ? Comment et pourquoi une telle expérience peut-elle être considérée comme une oeuvre ? À quel moment passe-t-on de la simple démonstration technologique à une pièce qui aurait potentiellement sa place dans une institution, un musée, une galerie etc… ?

Quentin: Oui, on est plutôt d’accord avec ton constat, mais est-ce que ce n’est pas récurrent avec les nouveaux médias face au marché de l’art en général ? Les technologies dont on parle rappellent beaucoup les jeux vidéo, et induisent de fait la dimension du divertissement. Si les jeux vidéo se sont largement démocratisés depuis la fin des années 1980, cela fait moins de 15 ans qu’ils atteignent le rang de la culture, et encore moins le milieu de l’art. Le processus de validation met du temps à s’établir certainement en raison du passif du médium employé, mais il est définitivement en train de s’établir.

Je remarque que beaucoup d’expériences immersives ou interactives accèdent statutairement au rang d’oeuvre à partir du moment où elles émanent d’artistes travaillant préalablement avec d’autres médiums. Je pense notamment à Jordan Wolfson et son très critiqué « Real Violence », à Jon Rafman, Florian Meisenberg ou même à « Maïs Chaud Marlboro » de Julien Creuzet. Est-ce que cela donne pour autant des expériences réellement intéressantes en terme d’immersion ou pertinentes quant au choix du médium ? Je ne suis pas sûr, mais la plupart de ces artistes ont formé une passerelle permettant d’introduire ces technologies dans les institutions ou galeries. Il faut également noter certaines initiatives qui, bien que cantonnées à la VR, étaient parmi les premières à développer et promouvoir des expériences immersives artistiques comme la collection Zabludowicz ou Radiance VR de Philip Hausmeier.

Donc, selon vous la récente présence d’oeuvres VR en milieu institutionnel ne repose parfois que sur le passif d’un artiste ayant déjà fait ses preuves avec d’autres outils. C’est un peu compliqué pour ceux dont la carrière débute directement avec ce genre de médium… D’où vient cette appréhension de la part de certaines institutions et galeries ?

Mélanie: Car on parle de technologies qui ne sont pas matures. L’immatérialité du support s’est déjà révélée problématique, comme en témoignent notamment les nombreuses plateformes d’art vidéo qui ont chacune tenté de proposer ces dernières années un modèle économique alternatif pour les artistes, mais la pérennité discutable de la technologie ici employée vient représenter un frein supplémentaire.

Il ne faut pas nier la présence d’artistes en institutions qui utilisent exclusivement ce médium, mais nous-même qui l’employons sommes d’avis qu’il s’agit d’une technologie transitoire, et qu’elle devrait être considérée comme telle, comme nous l’évoquions plus haut. Pour en revenir d’ailleurs à la sphère du jeu vidéo en VR, les contenus qui étaient disponibles sur le premier casque Oculus (le DK1) ne sont pour la majorité d’entre elles plus utilisables aujourd’hui, c’était il y a 7 ans…

Weltschmerz : expérience VR - 2020 (copyright Pastor/Placzek)
Weltschmerz : expérience VR – 2020 (copyright Pastor/Placzek)

Pensez-vous que les oeuvres VR ont un avenir prometteur en institutions et galeries ? Ou au contraire, elles resteront pour la plupart coincées dans un circuit artistique de niche et  spécialisé de galeries, évènements et festivals ?

Quentin: Oui bien sûr ! On pense qu’elles ont un avenir dans ce contexte, à condition qu’il y ait une vraie démarche de recherche autour du médium, au-delà d’une simple volonté de produire, et que les oeuvres VR présentées arrivent à « transcender » les contraintes et considérations pratiques qui leur sont pour l’instant liées pour ne pas risquer de décourager les institutions en question et lasser le public. En ce sens, une pièce comme « Physical Capacity » de Viktor Timofeev reste une référence de notre point de vue.

On ne va pas rentrer dans les détails ( car ça prendrait un papier à part entière…) mais la suite logique serait de discuter de la valeur marchande d’une oeuvre VR. Tout comme les oeuvres web et vidéo, elles ne sont pas physiques et il est encore parfois difficile de les monétiser…

Mélanie: Oui la question liée au support est loin d’être résolue! Nous pensons qu’il est plus que jamais question de reconsidérer le modèle d’acquisition traditionnel concernant ces nouveaux médiums, de tendre vers des alternatives en matière de production et de monétisation afin que les artistes puissent en bénéficier.

Avant de conclure, vous travaillez sur quoi en ce moment ?

Quentin: On termine de produire notre nouvelle expérience en VR « Weltschmerz » et on étend notre collaboration avec Julia Heuer, s’agissant ici d’un projet transmédia.

Pastor/Placzek
Studio de design interactif basé à Paris depuis 2017

https://pastorplaczek.com/

https://www.instagram.com/pastorplaczek/

Weltschmerz : expérience VR - 2020 (copyright Pastor/Placzek)
Weltschmerz : expérience VR – 2020 (copyright Pastor/Placzek)
Cupids Vault : Filtre AR - 2019 (copyright Pastor/Placzek)
Cupids Vault : Filtre AR – 2019 (copyright Pastor/Placzek)