ANTHEDEMOS (MILON)

ANTHEDEMOS (MILON)

Anthedemos, Hérosynthèse, 2020. Performance hybride © Anthedemos
Photo Philippe Deboeuclar

PORTRAIT D’ARTISTE / Anthedemos (Milon)
par Florian Gaité

Anthedemos (Milon) est un.e diseur.se de folle aventure qui transforme ses narrations en formes de vie. A la croisée des pratiques, entre théâtre, performance, sculpture, vidéo, musique et chant, son travail déploie des récits comme on invente des mondes : en mélangeant terre, chair et mots. Dans sa fantasmagorie, matrice protéiforme et mouvante, chaque pièce semble ménager un accès à une dimension alternative, à une ligne de fuite ou à un angle mort de la réalité. Celle-ci prend place dans un décor prosaïque (un salon, un champ ou une forêt) métamorphosé en un tiers-lieux de l’imagination, un territoire hétérotopique1 placé entre actuel et virtuel. Pour le mettre en scène, Anthedemos (Milon) a développé une plasticité queer and craft portée par une esthétique cyber-médiévaliste et un sens appuyé du beau bizarre, flirtant parfois avec le mauvais goût. Jouissant avec sérieux de son esprit d’enfant, elle confectionne elle-même tous les éléments visuels de sa dramaturgie (masques, couronnes, costumes, décors et accessoires) en empruntant ses formes au bestiaire dionysiaque, aux figures de carnaval ou à l’iconographie de la chevalerie. Ses fictions tiennent ainsi tout à la fois du conte, de la fable, de l’épopée, du mythe, de la légende, de l’utopie et du récit de science-fiction. Elles ont la texture souple des rêves et l’imprévisibilité d’une fête, même si dans ces terrains vague-à-l’âme, la joie profonde se paie toujours au prix d’une certaine mélancolie. Peuplé de créatures dissidentes et d’anti-héro·ïne·s magnifiques, l’univers d’Anthedemos (Milon) forme une cosmologie en soi, un dispositif à métamorphoses d’où la vie surgit en mutante.

Son écriture est à son fondement performative. Qu’elle soit discours, récit, chanson ou poésie, c’est toujours elle qui, en souterrain, initie ses actions et ses formes plastiques. Chaque pièce en appelle à sa dramaturgie, chaque geste traduit son récit propre, chaque note de musique invite à la parole. Son approche poétique du monde s’appréhende à la manière d’une littérature en actes et en images, comme une façon pour les mots de prendre corps et pour l’imaginaire de s’offrir à la vue. La performativité s’entend également ici dans le sens de la construction identitaire. Chaque personnage œuvre en effet, en creux, à la sculpture de son être pluriel, à la fois chevalier cyborg, prêtresse féministe, pèlerin mystique, ado post-punk et dandy prophète. Ces profils, comme leurs dispositifs de représentation, sont marqués par le sceau du double, le plus souvent articulés à une projection sur écran qui rend l’espace de représentation bicéphale. Dans Hypéroïne, cette frontière déjà poreuse éclate, le personnage de fiction rejoignant la scène du réel, quand dans Herosynthèse, qui voit naître Anthedemos, l’actuel et le virtuel fusionnent dans un concert à deux voix jumelles, placées de part et d’autre de l’écran. Mondes parallèles, duos2 et alter-egos, ces figures du deux lui permettent de travailler le motif de l’Autre dans des « je » de rôle hallucinés, eux-mêmes engagés dans des quêtes solitaires ou dans des rapports de force, qu’ils soient combat, dialogue ou relation amoureuse. Ce principe est particulièrement manifeste dans Miroir et Pilori, là où les reflets narcissiques le disputent aux bris de verre, film dans lequel Milon (pas encore Anthedemos) théâtralise le rapport à l’Autre, à ces soi alternatifs qui sont aussi, irrémédiablement, des altérités en soi.

Cette ambiguïté radicale la dispose naturellement à occuper des interstices, des lieux de passage et de confusion, aux repères incertains. La performance Ici-bas dans l’eau de là, signée Milon prend place dans un lieu à cheval entre présence et absence, quelque part entre chienne et louve, là où les lumières de la conscience ne brillent plus assez pour empêcher les monstres de percer la nuit. Au seuil de la psyché, entre rêve et ivresse, elle dramatise ses agitations somnambules et parle à des entités qui habitent une mémoire sonore. Dans Je n’est pas guidé par un monstre, le trouble de ce lieu intermédiaire entre soi et soi, entre soi et l’autre en soi, entre la conscience et la psyché profonde, s’incarne dans un dangereux jeu d’équilibriste qu’elle impose à une de ses figures gémellaires, son frère Ferdinand. Ce sens de l’entre-deux la conduit plus généralement à déconstruire tout esprit de système, comme les genres et les catégories qui le structurent, une position qui se traduit dans le caractère inclassable de ses créations ou la non-binarité de ses personnages, à l’image de l’androgynie d’Anthedemos.

Cette ambiguïté inscrite au cœur de sa pensée induit donc de fait un rapport duplice au réel et à la raison qui tente d’en rendre compte. C’est que la réalité, en un sens, ne lui suffit pas. Aussi faut-il toujours qu’elle l’augmente, qu’elle l’étire, qu’elle la contorsionne, qu’elle la déréalise en somme pour qu’on cesse d’en faire la référence centrale de notre horizon de conscience. En sondant ses creux, ses plis et ses bords, là où le réel se frotte le plus à l’imaginaire, Anthedemos (Milon) renvoie dos-à-dos la force poétique de l’art et le réalisme obstiné de la parole savante. Elle préfère se tourner vers les mythes, la poésie, la mystique, l’ésotérisme ou la littérature, vers des discours souples, inclusifs et ouverts au doute. Ce rapport indiscipliné, donc libre, au savoir donne naissance à une métaphysique singulière dans laquelle la profondeur d’une interrogation existentielle contraste toujours avec la légèreté des moyens par lesquels elle se dit.

Ces espace-temps miroirs constituent enfin des extérieurs critiques, contrepoints au monde contemporain qui, à force de rationalité et de calcul, a pris les traits d’une dystopie. La dissolution du réel dans la fiction n’est alors plus à ce titre une fuite vers un asile déconnecté mais un acte de résistance à l’ordre symbolique dominant. Certaines pièces affichent d’ailleurs clairement cette intention critique. Adam et Crève, allégorie d’un néo-fascisme qui allie politique ultra-libérale et conservatisme sociétal, ou la pièce Rose hérésie, un procès en inquisition féministe sur fond de métaphysique post-théologique, conçue en duo avec Élodie Petit, œuvrent toutes deux à mettre en déroute le pouvoir et les systèmes de représentations sur lesquels il repose. Son œuvre donne de la visibilité à ce qui ailleurs est minoré, ignoré et subalterne, elle redistribue le sensible par-delà les hégémonies et déconstruit avec fureur l’autorité du capitalisme patriarcal. L’imagination devient alors pour elle le plus puissant des outils de contestation du réel. Ce réel qu’elle s’applique à fendre du creux des lèvres ou de la pointe de son glaive, qu’importe la façon, puisqu’elle en a l’ivresse.

1 Concept développé par Michel Foucault, l’hétérotopie désigne un espace concret fortement investi par des imaginaires qui l’isolent du monde ordinaire et en redéfinissent les règles, à l’image d’une cabane, d’un camp naturiste, d’une caserne, d’un asile ou encore du lit des parents. 
2 Cystite, avec Albertine Thunier, puis Ton Odeur, avec Elodie Petit.

Florian Gaité

Anthedemos, Herosyhtèse, 2020. Performance hybride © Anthedemos
Anthedemos, Hérosynthèse, 2020. Performance hybride © Anthedemos
Anthedemos, Herosyhtèse, 2020. Performance hybride © Anthedemos
Anthedemos, Hérosynthèse, 2020. Performance hybride © Anthedemos
Anthedemos, Herosyhtèse, 2020. Performance hybride © Anthedemos
Anthedemos, Hérosynthèse, 2020. Performance hybride © Anthedemos
Anthedemos, Herosyhtèse, 2020. Performance hybride.  © Anthedemos
Anthedemos, Hérosynthèse, 2020. Performance hybride. © Anthedemos Photo Philippe Deboeuclar
Marie Milon, je n'est pas guidé par un monstre, 2017. Performance © Marie Milon
Milon, je n’est pas guidé par un monstre, 2017. Performance © Milon Photo Adrianne Louet
Marie Milon, Miroir et pilori, 2015. Court-métrage © Marie Milon
Milon, Pilori et miroir, 2015. Court-métrage © Milon
Ton Odeur (Marie Milon & Elodie Petit), Rose Hérésie, 2019. Performance hybride © Camille Zéhenne
Ton Odeur (Milon & Elodie Petit), Rose Hérésie, 2019. Performance hybride © Camille Zéhenne