Sophie Hasslauer

Sophie Hasslauer

PORTRAIT D’ARTISTE /  Sophie Hasslauer
par Leïla Couradin

Sophie Hasslauer est peintre. Qu’elle réalise des sculptures, des performances, des installations, des photos ou des vidéos, tout est toujours « peinture ». Depuis ses premiers croquis d’enfance, reproductions chargées d’admiration envers l’Œuvre de Léonard de Vinci, Sophie Hasslauer n’a eu de cesse de questionner l’histoire de la peinture et ses différents paradigmes. Que la toile soit successivement considérée comme un espace de représentation – une « fenêtre ouverte sur le monde » disait Alberti à la Renaissance – ou bien un support bidimensionnel sur lequel est apposée de la matière colorée, l’artiste s’y réfère invariablement.

Pourtant sous nos yeux, pendant près de dix ans, ce sont des objets sculpturaux familiers qui surgissent du réel. Un parpaing, une gomme, un carton, une raquette de ping-pong, un skate. Si chacun d’entre eux s’inscrit dans un répertoire spécifique de formes, faisant parfois référence à la culture populaire ou au designcontemporain, ces objets contredisent, non sans humour, un aspect essentiel souvent lié à leur fonction. Lecarton s’avère rigide et le parpaing mou, la gomme en peinture solidifiée trace un trait et le skate en cristal menace de se briser au moindre choc. Sur les vitres de la voiture installée l’été, pour son exposition monographique, dans la cour du centre d’art Passages, le givre ne fond jamais.

Lorsque Joseph Kosuth expose, dans les années 60 – près de 40 ans après les premiers ready made de Duchamp – une chaise, son image et sa définition, la matérialité de l’objet s’efface au profit de son seul concept, faisant glisser l’expérience esthétique dans le monde des idées. Sophie Hasslauer opère elle une modification paradoxale de la matière, métamorphosant radicalement l’appréhension des objets. 

L’écart se creuse alors entre ce qui est donné à voir et ce qui est donné à penser. Ce trompe-l’œil induit une lecture en deux temps, la simple reconnaissance d’un objet du quotidien puis la perception du détail le rendant parfaitement inutilisable. L’artiste introduit un trouble, un doute, un grain de sable dans les rouages imbriquant la forme et son usage, évoquant notamment le travail de Mathieu Mercier. Pour Marc Bertrand, l’humour et l’ironie, qu’il qualifie de frères et soeurs, ont en commun leur vocation à reposer sur « une relation complexe entre réel et idéal »1. Au delà de la blague potache – rappelant les calembours visuels du collectif bordelais Présence Panchounette –, Sophie Hasslauer fait du rire, à travers des créations diverses, une véritable arme de subversion, qu’elle utilise pour interroger l’art et son espace de réception. 

Si la présence formelle des œuvres n’était pas si forte, l’on pourrait presque y déceler une démarche d’ordre tautologique. Les pièces font office de définition d’elles-même, soit par la négation de leurs caractéristiques essentielles, soit par leur dimension autotélique : dans In unpredictable future, le cartel de l’œuvre de Mircea Cantor est agrandi, reproduit et présenté dans un caisson lumineux aux dimensions exactes de l’image originale. L’œuvre se garde de stratégies discursives, tout en évoquant les théories du langage chères à Kosuth. La faute d’orthographe serait-elle un clin d’œil malicieux ? Dans la série Absorption, sous-titrée dumb(idiot ou muet), un capitonnage monochrome étouffe le discours d’un public loquace. Le cadre ovale, format privilégié des portraits ou des miroirs, n’invite ici à aucune observation de soi ou du monde. Silencieuses, ces œuvres rappellent à nouveau l’art conceptuel : « Art-as-art is nothing but art » disait Ad Reinhardt. 

Dans la pratique de Sophie Hasslauer, les sculptures-objets, installations et performances, s’avèrent être de plus en plus « picturales ». Elles nous rappellent que lorsque l’artiste réunit une musicienne et trois danseurs·ses pour transposer dans l’espace et en musique – à l’aide d’un ensemble d’instruments expérimentaux en peinture solidifiée – toutes les questions soulevées par ce médium2, elle peint. De l’utilisation systématique des couleurs primaires en aplat chez Mondrian aux nuages colorés d’Ann Veronica Janssen et aux films d’Ulla Von Brandenburg en passant par les premiers monochromes de Klein inspirés des ciels de Giotto, Stéréochrome, à l’image de toute l’Œuvre de Sophie Hasslauer, est traversée par l’histoire de la peinture. En réemployant ces codes, l’artiste contorsionne sujets et formats, transpose techniques et outils, interroge matières et supports. Si elle qualifie volontiers sa pratique de travail de la main, la relation à l’œuvre n’en est pas moins d’ordre conceptuelle et esthétique ; Sophie Hasslauer est peintre. 

1 Marc BERTRAND, « L’humour dans on ne badine pas avec l’amour », dans L’ironie : hommage à René Bourgeois, Grenoble, Université Stendhal, 1991. 
2 Stéréochrome, [Red phrase DW], 2022

Leïla Couradin

©️Sophie Hasslauer
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