YANN LACROIX – LA TRAME S’ÉPAISSIT

YANN LACROIX – LA TRAME S’ÉPAISSIT

Yann Lacroix, Summer days have gone, 2019, huile sur toile, 240 x 380 cm

PORTRAIT D’ARTISTE / Yann Lacroix
A l’occasion de l’exposition personnelle The Plot Thickens, Les Églises – Centre d’art de la Ville de Chelles

Yann Lacroix– La trame s’épaissit.
Par Henri Guette

Au moment de poser la première couche de peinture, Yann Lacroix n’a encore rien arrêté de ce que sera la composition de la toile. Si le peintre semble avoir des sujets de prédilections et que l’on retrouve des éléments d’architecture et des motifs floraux, aucun dessin ne préexiste. La montée en couleur se fait progressivement et le temps que la peinture sèche, l’artiste passe d’un tableau à l’autre, d’un format à l’autre. Plus que d’un travail en série, il faut parler d’un travail en réseau. Les peintures s’influencent entre elles, qu’il s’agisse d’un rapport chromatique ou d’un rapport de composition. Le titre de l’exposition The Plot thickens révèle à cet égard un processus, une méthode. Si on le traduit, il suggère une intrigue ou une trame qui s’épaissit, se complexifie. Le motif dans le tapis, cher à Henry James, n’est pas loin ; l’idée que le “secret” de l’artiste réside dans un nœud particulier du tapis et que seuls ceux qui l’observent avec attention peuvent le voir ou le deviner.  L’enjeu dans les peintures de Yann Lacroix est celui de l’apparition de l’image dans un moment où précisément elle est omniprésente. L’artiste compose avec une banque d’images où ses propres photos voisinent avec des centaines d’autres mais ce qui déclenche un tableau n’est pas précisément l’instant photographique.  

L’évocation picturale d’une meurtrière, d’un rebord, d’une résille dessinent des filtres. Le regard est sans cesse mis à distance, questionné. La peinture est cosa mentale semble rappeler Yann Lacroix qui travaille le cadre tant sur la forme que sur le fond. Une peinture à cheval sur deux tableaux ou la croisée du châssis appuyé par quelques traits agissent sur notre perception. Le modèle de la fenêtre d’Alberti est écarté sans être pour autant rejeté comme s’il disait encore quelque chose de notre rapport occidental au sens de la vue. Qu’est ce que l’architecture rend visible ? Les multiples serres qu’a pu peindre l’artiste montrent la lumière plus que des plantes et les ruines ou infrastructures délaissées que l’on retrouve délimitent des espaces plus qu’une temporalité passée. Le peintre ne revendique pas la ruine comme un trope romantique, à la fois monument et aboutissement, mais comme une des couches mémorielles avec lesquelles on peut composer quand on retourne le tableau (Junk Space, 2020). Quand on fait de la peinture, on fait en effet avec une histoire qu’il convient de dé-naturaliser.

Avec L’invention du paysage, Anne Cauquelin liait l’histoire du paysage avec celle de la perspective. En montrant comment la peinture avait rendu perceptible la notion de paysage et en analysant parallèlement comment la conception de nature avait évolué en fonction de ses représentations, la philosophe avait particulièrement insisté sur l’artifice du cadre. Yann Lacroix n’en est dupe à aucun moment, comme le montre des larges mouvements de pinceaux ou des coulures qu’il assume et rendent son geste perceptible. Se saisissant par ailleurs du concept l’exotisme propre aux temps modernes, il représente des plantes tropicales et interroge les contours actuels d’une nature mondialisée, l’histoire coloniale des jardins d’acclimatation en sous-texte. Le nom latin d’une plante, Calathea, tient pour titre d’un tableau et dans ce tableau, le fantôme d’un chien interroge. Sa présence en même temps que son absence font écho à la manière dont se reconfigurent aujourd’hui les contours du vivant. 

Il n’y a pas de personnage dans les toiles de Yann Lacroix, mais il ne s’agit pas d’une absence. Les pommes du tableau éponyme ne sont pas celles d’un paradis perdu. L’humain est partout figuré, comme au travers de la sculpture du Baiser de Rodin, et lui donner un visage ne serait qu’une distraction pour le peintre. Le véritable sujet est celui du regard et le face à face qui doit en découler est celui avec les œuvres dont les échelles invitent à la confrontation. Une toile est un écran  plus qu’un trompe l’œil sur lequel différentes images peuvent coexister et se superposer dans Junk Space encore une foismais aussi dans The Summer days have gone où la piscine et la jungle sont mis au même niveau sans que l’on puisse savoir où l’on se trouve au juste si ce n’est devant une peinture. La projection qu’appellent ces toiles, avec les diffractions lumineuses qui par exemple dans Retour figurent des reflets, intervient à un deuxième degré non pas vers un espace mais sur un plan. Il ne s’agit donc pas de décor. 

La peinture de Yann Lacroix est comme mise en abyme, allégorie d’elle-même. Ether figure un ciel structuré par le souvenir d’un porche et à première vue ce sont les différentes valeurs de bleu qui attirent l’attention. Plus que les nuages, les rectangles de différentes teintes s’entrechoquent tout en constituant un ensemble, rappelant de façon très synthétique les considérations optiques des divisionnistes ou l’esthétique du glitch pour revenir aux technologies contemporaines sans lesquelles on ne peut comprendre le statut de ces tableaux. L’image par les processus d’ajouts ou parfois d’effacements existe à différentes intensités et n’est plus forcément au cœur du tableau. Ce sont bien les aplats ocre, réflexion d’un soleil brûlant sur un toit de tôle, qui interpellent à la vue de Sun Kissed, plus que des végétaux plus ou moins dessinés, c’est la couleur et la capacité d’abstraction du regard qui est sollicitée. Une percée qui rappelle le sentiment existentiel du soleil frappant le sol et la tête et l’importance des sensations dans le processus artistique. La trame s’épaissit, se complexifie aussi bien de représentations et de mémoire que d’imagination. Yann Lacroix aime à parler d’un tableau comme d’un voyage qui l’emmène plus loin, ailleurs ; l’aventure de la peinture a bien remplacé la peinture de l’aventure. 

Henri Guette

Yann Lacroix Calathea, 2020, 212 x 174 cm
Yann Lacroix Calathea, 2020. Huile sur toile, 212 x 174 cm
Yann Lacroix India Song-oil on canvas-185 x 160 cm-2018
Yann Lacroix, India Song, 2018. Huile sur toile, 185 x 160 cm
Yann Lacroix, Espace, 2020, 263 x 194 cm
Yann Lacroix, Espace, 2020. Huile sur toile, 263 x 194 cm
Yann Lacroix, Junk space-2020-huile sur toile-270 x 220 cm
Yann Lacroix, Junk space, 2020. Huile sur toile, 270 x 220 cm