[PORTRAIT] SOPHIE KITCHING

[PORTRAIT] SOPHIE KITCHING

« J’ai un rapport direct et intuitif avec la matière et les matériaux, souvent industriels, que je choisis de travailler. Je les transforme d’un geste assez spontané, une façon pour moi de m’inscrire physiquement à l’intérieur d’un paysage mental par la mise en place de reliefs. » Sophie Kitching

Le travail de Sophie Kitching questionne d’un point de vue performatif (Je me suis rappelé cent fois, Paris, 2014), photographique (série Escape, Paris, 2014), pictural (série Over Watkins, New York, 2015-2016), ou par la mise en place de dispositifs (Days in Between, New York, 2015) la frontière entre intérieur et extérieur, intime et étranger, organique et formel. Des pièces souvent sculpturales dont l’ordonnancement agit de manière sensible sur le spectateur qui prend alors conscience de l’importance du positionnement de son propre corps dans l’espace. Un caractère scénographique que l’on retrouve dans les installations de l’artiste où le contexte originel dans lequel elles s’inscrivent se voit transformé pour créer de nouvelles dynamiques.

 

Days in between, 2015. Série de 11 stores vénitiens vinyle. Projections vidéo, feuilles d’or, papier, c-print, tubes argon, lampe halogène, tube fluorescent Dimensions variables. Courtesy Sophie Kitching.
Days in between, 2015. Série de 11 stores vénitiens vinyle. Projections vidéo, feuilles d’or, papier, c-print, tubes argon, lampe halogène, tube fluorescent. Dimensions variables. Courtesy Sophie Kitching.

 

Sophie Kitching imagine des environnements dans lesquels le spectateur est invité à évoluer, guidé par des points d’intensité variables. Days in between se compose d’une série de stores alignés, métaphores de fenêtres. Les stores déploient ici leurs qualités d’objet sculptural, dessinant un « entre-deux espace », une ouverture possible. Support de projections vidéos et d’images, ou dotés de leurs propres sources de lumière, ils deviennent, par un jeu sur l’orientation des lamelles, l’expression d’un paysage.

La pièce re- (2015-16) composée d’un néon posé sur une branche et immergé dans un vivarium est lui aussi un « paysage résumé ». Le préfixe « re- » fait référence aux sept variations du souvenir de l’expérience de contemplation du paysage américain par l’écrivain français Chateaubriand. La diffraction de la lumière évoque cet état de grâce et sa dimension spirituelle, très intime. Sophie Kitching condense avec cette pièce pourtant conceptuelle, la composition même du paysage et l’image de l’écrivain face à la nature. Une manière de concentrer une sensation dans un même objet qui puise sa luminosité autant de l’intérieur que de l’extérieur.

Une expérience que Sophie Kitching met littéralement en scène avec l’installation La Nuit de Chateaubriand (2015). L’artiste rejoue « la nuit américaine » de Chateaubriand en matérialisant cette expression employée habituellement dans le domaine cinématographique pour désigner une technique permettant de filmer de jour une scène censée se dérouler de nuit. Prenant la forme d’un piédestal baigné dans une atmosphère bleue, la sculpture s’accompagne de sons, bruissements de feuillages, chutes d’eau enregistrés dans les environs de la maison de Chateaubriand à Châtenay-Malabry, ainsi que d’une boucle sonore, composée en collaboration avec l’organiste Adam Bernadac. Son interprétation à l’orgue vient habiter l’installation et renvoie à une vision presque panthéiste de la nature.

 

Over Watkins III, 2015 d’après Carleton Watkins, ‘Cascades between the Vernal and Nevada, Yosemite’, 1861. Huile, gouache, graphite, encre sur impression, 28 x 35 cm. Courtesy Sophie Kitching.
Over Watkins III, 2015 d’après Carleton Watkins, ‘Cascades between the Vernal and Nevada, Yosemite’, 1861. Huile, gouache, graphite, encre sur impression, 28 x 35 cm. Courtesy Sophie Kitching.

 

Pour les séries Over Watkins (2015) et Golden Watkins (2016), le travail de Sophie Kitching trouve sa source dans les photographies des paysages immenses et « sublimes » de Yosemite prises par Carleton Watkins au milieu du XIXe siècle. Des paysages qui font écho à ceux parcourus par Chateaubriand à la fin du XVIIIe siècle, alors âgé de 23 ans, et dont il déclinera le souvenir dans ses « nuits américaines ». Ces paysages, bien qu’elle ne les ait jamais traversés, Sophie Kitching en fait l’expérience par sa réappropriation des images de Watkins et du récit de Chateaubriand. En témoigne la série de peintures à l’huile Écritures (2015) réalisées sur des photographies des couvertures intérieures des livres de Chateaubriand dont sont issues les différentes versions des « nuits américaines ».

« Intervenir directement sur les reproductions de Watkins m’a paru être une évidence. Après avoir tant regardé ces images, j’ai eu l’envie d’en comprendre la composition, de la redessiner ou de l’effacer, mais aussi de la sortir du cadre et de la prolonger. »

Sophie Kitching ne cesse de revenir à ces images de Watkins qu’elle aura l’opportunité de contempler au Metropolitan Museum of Art de New York, d’en étudier les motifs et de les réinterpréter avec, comme l’écrivain, une manière de les sonder à nouveau, d’en chercher l’harmonie. Dans les Over Watkins, elle relève les forces, les motifs statiques ou dynamiques de l’image originelle, en appliquant des touches de couleurs sur les reproductions. Le mélange des médiums comme celui des éléments minéraux, végétaux ou aqueux par l’utilisation de la gouache, de l’acrylique, de la peinture à l’huile et du pastel à l’huile, contribue à donner une dimension vibratile à ses compositions. La palette de couleurs employée témoigne elle aussi d’un désir de ne pas blesser l’image qui, avec le temps, continue de disparaître comme le souvenir des « nuits » dans les multiples réécritures de Chateaubriand.

De l’observation à l’imprégnation, parfois même jusqu’au déplacement du motif comme celui de la lune dans ses vidéos, le travail de Sophie Kitching voit progressivement disparaître l’image d’origine. Le paysage, libéré des motifs naturels, gagne une forme d’indépendance pour se projeter dans une émanation plus abstraite ou un artefact. La série de peintures sur panneaux de polycarbonate Untitled (Veranda) (2016), s’appuie sur la propriété de retenir ou de réfléchir la lumière de ce matériau pour proposer des paysages composés de seules touches de couleurs.

Une projection mentale du paysage que l’on retrouve dans la pièce Home Grown Garden (2016) composée à même le sol de l’appartement-atelier new yorkais de l’artiste. Un « jardin » regroupant des éléments issus du quotidien de l’artiste (photographies, miroirs, lumières, vivarium,…), créant un espace dans lequel son corps peut s’inscrire, comme une réminiscence de ses travaux sur photographies. Installée dans un espace de vie qui devient parfois espace d’exposition, cette pièce évolue au gré du rayonnement du soleil dans la pièce, des visites que reçoit l’artiste, et matérialise ainsi ce jeu sur les frontières qui anime tout le travail de Sophie Kitching.

Texte initialement paru dans la revue Point contemporain #3 © Point contemporain 2017

Sophie Kitching
Née en 1990, Île de Wight, Royaume Uni.
Vit et travaille à Paris et New York.
Diplômée de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, Paris.

www.sophiekitching.com

 

Visuel de présentation : Sophie Kitching, Mirror 1, (détail) 2016. Huile sur mylar, 30 x 30 cm. Courtesy Sophie Kitching.