RACHEL MARKS

RACHEL MARKS

Rachel Marks, Artemis, performance au Musée de la Chasse et de la Nature, Paris, 16 mai 2018. Courtesy artiste. Photo Tomasz Namerla

PORTRAIT / Portrait de l’artiste Rachel Marks initialement paru dans la revue Point contemporain #14

« Au panier, au panier ! La Nature déchire ses manuscrits, démolit sa bibliothèque, gaule rageusement ses derniers fruits. »1
Francis Ponge

Plusieurs années de soulèvements intérieurs ont amené la pratique de l’artiste américaine Rachel Marks vers la transcription d’un lien véritablement sincère avec la nature. Une relation qui passe avant tout par un oubli de soi, de sa propre individualité, de son histoire personnelle et sociale. Si l’exposition The Poetry of Earth curatée par Ché Morales lors du Spring Break Art Fair de New York (2018) a marqué une nouvelle étape dans le travail de Rachel Marks, c’est qu’elle a su y créer un environnement où les visiteurs ont eu le sentiment de retrouver un éden perdu, d’entrer dans le Jardin de la connaissance, de recouvrer leur propre nature. Une expérience qui passe par la prise de conscience de notre corps dans un environnement qui fait sens, de pouvoir entendre à nouveau le bruit de nos pas, de ressentir le souffle du vent ou l’intensité du soleil sur sa peau, de retenir sa respiration quand la fragilité se présente à nous sous la forme d’une fleur ou d’un papillon, et plus encore d’en goûter la toute magnificence avec le même émerveillement qu’un enfant, un poète ou un scientifique. Si le génie de l’homme est supérieur à celui de la Nature, en matière d’art2, il apparaît pour Rachel Marks préférable de célébrer cette dernière et de s’effacer devant sa créativité.

Emportée par les tourments de la nature, ses puissantes colères comme ses apaisements, Rachel Marks nous fait vivre à travers des performances toujours très incarnées les manifestations d’une nature vivante. Ses chorégraphies en racontent les cycles de vie et de mort, nous font le récit d’une humanité qui évolue dans la rupture, ne pouvant vivre sans avoir la maîtrise de son environnement, sans invoquer des bouleversements. Si une dramaturgie est bien présente, elle est celle d’une nature maternelle écorchée vive à laquelle seule une douceur, une attention peut apporter une forme de répit.  Pour la performance Artémis (Musée de la Chasse et de la Nature, 2018), Rachel Marks évolue dans un amoncellement de bandelettes de papier rouge. Elle nous raconte ce lien de sang que nous pouvons avoir avec la nature à travers le mythe du jeune homme Actéon qui vit la déesse chasseresse, incarnation d’une nature innocente et sauvage, se baigner nue. Une nudité que l’artiste arbore elle-même souvent dans ses performances, apparaissant nue ou simplement revêtue d’un tissu neutre ou de peinture, ainsi libérée de tout indicateur socio-culturel. Elle nous rappelle ces figures féminines mythologiques ou fantasmagoriques qui évoluent dans la nature, la pansent, en connaissent le langage secret et festoient avec les êtres qu’elle abrite. Elle nous ramène à la faveur d’une danse dans son giron, nous aide à regagner sa confiance. La danse permet ce rapport délicat, gracieux et spirituel avec la nature. Les mouvements coordonnés en lien avec les éléments permettent au corps de se transcender et d’atteindre un infini. Des danses en forme d’offrande que l’artiste exécute dès ses premières performances sous un ciel bienveillant. Un rapport au ciel, pour cette artiste qui a vécu sur les étendues des plaines américaines, qui est très présent dès ses premières peintures sur disques vinyles December 22, 1986, Orsid Meteor Shower (2015), ainsi que dans les œuvres du projet The Sky is not the limit (2015).

Explorer une autre présence du soi qui passe par le retour au monde animal, telle est l’expérience que poursuit Rachel Marks avec ses travaux autour de la métamorphose. Elle devient, le temps de la Nuit des musées (performance Metamorphosis, musée de la chasse et de la nature, Paris, 2017) ce papillon migrateur, métaphore d’une animalité terrestre, rampante qui, en se transformant, devient plus léger, délicat, et atteint une forme de beauté insoupçonnée. L’artiste ne perd pas espoir en l’humanité, poison pour la nature mais qui, en se transcendant, peut encore atteindre une beauté, et ainsi retrouver ce lien perdu avec la nature. La vraie voie montrée par l’artiste est la beauté, cet ultime recours capable de changer le monde. Une relation qui la porte au cœur d’une nature qu’elle recompose par fragments au sein de son exposition personnelle Innergration à under construction gallery Paris en 2017.

« Une fois, c’était une mouche, une autre fois, un églefin,
un scarabée, un catalpa, que sais-je, cette mère-là
vous pondait toutes sortes d’enfants différents qu’elle élevait pêle-mêle et d’ailleurs tout ça s’entre-dévorait.
– Pas de suite dans les idées, disait-on. Mais si, mais si, ripostait la mère, je cherche toujours à faire mieux.
»3 Norge

En faisant de son propre corps son premier moyen d’expression, elle le retire du fait social, des jugements, le rendant invisible par le recouvrement de pigments de peinture pour le ramener à son animalité première, le donner à la Nature en faisant de lui un réceptacle. Elle incarne alors un corps naturel d’avant la chute. Un épisode qui marque le premier abandon de l’espace naturel et qui a fait de l’homme ce hors nature, soucieux de subsister et de prospérer. Par son approche même, l’artiste nous interroge sur un art et une culture qui n’a eu de cesse de s’opposer à la Nature, de la défigurer et qui, le rappelle Herbert Marcuse, va jusqu’à « affecter ses « valeurs » instinctuelles »4 . Or, la nature est liée à la connaissance, par le papier elle lui fournit sa matière, elle donne consistance à l’écrit. Les travaux de l’artiste se préoccupent du vivant et de ses manifestations, nous montrant qu’il est possible de s’exprimer sans dénaturer notre environnement et en aimant sa troublante variété. Ses projets commencent le plus souvent par des recherches documentaires sur les espèces aujourd’hui disparues, s’émerveillant de découvrir « des espèces de plantes, d’arbres, d’insectes, de papillons que je n’avais jamais vues et dont je ne soupçonnais pas même l’existence. » Dans ces installations Rachel Marks réunit des papillons venant des États-Unis et des plantes indonésiennes, faisant le lien sur cette diversité dont la disparition entraîne une forme de dégénérescence et notre propre anéantissement.

Cette recherche d’une unité primordiale a commencé pour Rachel Marks par un travail sur la langue, la tentative, à travers le son des mots, de créer un vocable commun, universel. Que ce soit l’œuvre Solar System (2015) ou sa déclinaison performée Solar System Melody (2016), c’est l’existence d’une mélodie commune que recherche l’artiste, une fréquence audible et compréhensible par tous. Une notion d’immersion, avec toujours ce plaisir d’être submergée par une mélodie dépassant les frontières, une évocation cosmique où se devinent, sous les différences apparentes, notre attachement à l’autre et une forme évidente de fraternité. Une exploration qui se déploie désormais dans des œuvres comme Libro de la naturaleza (2017) où chaque tronc composé de pages de livres venus de toutes origines, devient une sorte de livre ouvert, un socle de connaissances, métaphore de ce langage que développent les arbres entre eux5. L’installation immersive Naturae Liber présentée au Children’s Museum of the Arts, New York (2019) raconte cette capacité des arbres à communiquer et à échanger comme une bibliothèque vivante. Les feuillets suspendus au plafond rappellent les phylactères, ces banderoles sur lesquelles, sous la plume des enlumineurs, se déploient les paroles prononcées par les personnages représentés. Les œuvres de Rachel Marks rappellent le raffinement de cet art médiéval, travaillant à partir de matériaux fragiles comme les ailes de papillon, ou s’imposant une répétition des gestes (déchirure et collage de feuilles de papier), avec cette idée de propagation qui est une loi naturelle. Le rapport à la nature passe par l’entreprise laborieuse, la minutie portée à l’ouvrage qui astreint à une concentration, une humilité. Une manière de s’obliger à une certaine soumission, celle d’une temporalité en lien direct avec la durée du jour, la fatigue du corps,… une disposition à se perdre dans une immensité dont elle-même ne connaît pas l’issue, n’ayant jamais la certitude de pouvoir la mener à son terme. « Un travail qui germe et qui pousse comme une plante », nous dit l’artiste et qui peut, tout au long de sa durée, évoluer dans ses formes. 

Rachel Marks effectue un travail sur l’organique, en lien direct avec la nature, qu’elle ne peut totalement contrôler. Une collaboration qui passe par une chimie naturelle quand elle expérimente les propriétés de la chlorophylle pour la réalisation de vitraux. Une démarche au caractère scientifique qui rappelle l’approche du naturaliste curieux de comprendre les mécanismes de la nature. Rachel Marks se voit comme une scientifique-artiste avec une affinité particulière, dans le toucher, l’odeur, pour les matières et les objets anciens qui portent en eux une histoire et qui ont rapport à l’écrit. De ses premières performances, French Identity (2013) où elle disparaissait sous des pages de livres ou sous des feuilles de papier journal (under construction gallery, Paris, 2015), à la découpe méthodique des mots, le livre tient une place prépondérante dans la pratique de Rachel Marks. L’encyclopédie sur les animaux, les herbiers, sont souvent le premier contact savant que nous avons avec la nature. Le livre en recense la diversité, en révèle la richesse. Dans ses dessins, Rachel Marks s’attache à reproduire les différentes plantes découvertes lors d’une résidence au Brésil, qu’elle hybride avec des ailes de papillon, prenant le contre-pied d’un système de production qui engendre toujours la plantation des mêmes essences de bois ou des mêmes espèces de plantes, avec cette idée de redonner vie à une nature qui, sous le joug de l’Homme, n’en finit pas de mourir.

1 Francis Ponge, « La Fin de l’automne », in Le Parti pris des choses, coll. Poésie Gallimard, édifions NRF, 1942. 
2 Gilles A. Tiberghien, L’art de la nature [article], in Communication « La Création », 1997, p. 137.
3 Norge, « La Nature » in Les Oignons, Poésies 1923-1988, coll. Poésie Gallimard, édifions NRF.
4 Herbert Marcuse, Eros et la civilisation, Contribution à Freud, coll. Arguments n° 18, Les Éditions de Minuit, p. 24.
5 La Vie secrète des arbres, Peter Wohlleben, Les Arènes, 2017

Valérie Toubas et Daniel Guionnet

Rachel Marks, Naturae Liber, 2019. Installation. Children’s Museum of the Arts New York. Courtesy et photo artiste
Rachel Marks, Naturae Liber, 2019. Installation. Children’s Museum of the Arts New York. Courtesy et photo artiste
Rachel Marks, Hybrids, 2019. Crayon et ailes de papillon sur papier. Courtesy et photo artiste
Rachel Marks, Hybrids, 2019. Crayon et ailes de papillon sur papier. Courtesy et photo artiste