Raphaël Barontini, Bal Violon

Raphaël Barontini, Bal Violon

Vue d’exposition Bal Violon de Raphaël Barontini
Espace 29, Bordeaux
Photo Wang Yiyang

EN DIRECT / Exposition Bal Violon de Raphaël Barontini, commissariat Pierre-Antoine IRASQUE, jusqu’au 30 novembre 2019, Espace 29, Bordeaux
par Julie Crenn

They think they know
They say now more than ever
I think they forget
What our history is
What we do, what we made.
Jamila Woods – Muddy – Legacy! Legacy! (2019).

En 1878, Henry Morton Stanley publie Through the dark continent (« À travers le continent mystérieux »), un ouvrage par lequel il raconte son voyage en Afrique équatoriale entre 1874 et 1877. Le journaliste britannique, connu pour avoir retrouvé l’explorateur David Livingston, traverse l’Afrique équatoriale d’est en ouest accompagné de plusieurs centaines d’hommes. Il poursuit alors l’exploration de ce qu’il nomme le Dark Continent, le continent mystérieux ou le continent noir. Au fil du temps, les études sociologiques vont attribuer à la formule une autre signification. Parler du continent noir c’est faire état de situations, d’histoires, de corps, de paroles, de mémoires, d’actions volontairement invisibilisés. Le continent noir induit un tabou, un déni, un non-dit, un trauma, une blessure que les dominant.e.s taisent, contrôlent et cachent. Tous les corps et toutes les luttes pensées en marge de récit dominant forment les archipels d’un continent noir que de nombreux.ses auteur.e.s et artistes s’emploient à réhabiliter.

Depuis plusieurs années, Raphaël Barontini s’emploie à donner une visibilité picturale, poétique et politique aux visages et aux corps de l’histoire noire. En ce sens, il fouille l’iconographie d’une histoire de l’art globale et plus spécifiquement celle du XVIIIème siècle où cohabitent les Lumières et l’esclavage. Par là, il met à l’honneur les figures emblématiques et anonymes écartées des récits nationaux. L’artiste hybride les iconographies : bourgeoisie européenne, cours africaines, imageries populaires, archives ethnologiques et anthropologiques. La créolisation fait partie intégrante de son processus artistique : mixer pour relier, mais aussi pour faire apparaître des fractures inhérentes à une histoire violente. Il met ainsi en œuvre la poétique de la Relation chantée par Édouard Glissant, où les cultures, les récits, les traditions, les corps sont entrelacés. Sur des bannières, des toiles sur châssis ou encore des drapeaux, Raphaël Barontini manifeste une constellation noire flamboyante, joyeuse, fière, majestueuse et généreuse. Il participe ainsi à une réhabilitation plastique des traditions populaires européennes et caribéennes telles que la procession, le charivari et le carnaval. Des fêtes populaires qui sont vectrices d’Histoire, d’oralité et de transmission d’imaginaires créolisés.

À Bordeaux, important port négrier français entre 1672 et 1837, Raphaël Barontini a choisi de se concentrer sur l’histoire des héros de la révolution de Saint-Domingue (1791-1804). Le 14 août 1791, Dutty Boukman, esclave et prêtre vaudou, organise une cérémonie au Bois Caïman. Il réunit des marrons, sacrifie un cochon et leur fait boire le sang de ce dernier1. Croyant à une invincibilité collective, Dutty Boukman amorce le soulèvement. Quelques jours plus tard, de nombreux affrontements ont lieu dans le nord, les insurgés tuent leurs maîtres et leurs familles. Boukman meurt au combat. Sa tête, pensée invulnérable, est exposée au Cap. Il est le premier héros de la révolte des esclaves contre les colons français qui a permis l’établissement de la première république noire libre : la République d’Haïti. Une indépendance proclamée par Jean-Jacques Dessalines (1758-1806), qui, au service de Toussaint Louverture (vers 1743-1803), fut lieutenant- général durant la révolution. Toussaint Louverture est la figure emblématique de la résistance anticoloniale et de l’indépendance. Si le récit de son histoire comporte des manques, nous savons qu’il était descendant d’esclaves, qu’il a été affranchi à la fin des années 1760, puis à la mort de Dutty Boukman, qu’il aurait repris l’organisation de l’insurrection des esclaves dans le nord de l’île. Après plusieurs victoires et une avancée glorieuse de Louverture et son armée d’hommes libres, il connaît une sévère défaite en 1802 face à l’armée française. D’abord assigné à résidence, il est ensuite déporté en métropole où il va mourir la même année. Avant son départ forcé, il a dit : « En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté, mais il repoussera, car ses racines sont profondes et nombreuses. » En 1804, Jean-Jacques Dessalines déclare l’indépendance, se proclame gouverneur général à vie et devient, sous le nom de Jacques 1er, l’empereur d’Haïti. Jugé autoritaire, trop influencé par la culture coloniale et friand de privilèges à excès, il est assassiné par ses généraux en 1806 à Pont-Rouge. L’empire s’évanouit avec lui, pour donner naissance à la République d’Haïti dont Henri Christophe est devenu le premier président en 1807.

Du sable noir semblent s’extraire les voiles et les cordages de bateaux disparus. Les voiles sont dressées telles des bannières. Au sens propre comme au sens figuré, Raphaël Barontini propose un dévoilement d’une histoire complexe qu’il est urgent de défaire de l’oubli pour la transcender et lui donner une dimension plastique. Sur la terre des îlots du continent noir, l’artiste travaille à partir de reproductions de tableaux ou de gravures représentant les résistants abolitionnistes, les généraux haïtiens, héros que le récit national met à l’écart. Transférées sur les tissus, les images officielles sont hybridées, augmentées de compositions fluides et colorées, de motifs végétaux, de tissus et d’éléments sérigraphiés. Les télescopages iconographiques s’inscrivent dans une créolisation que l’artiste expérimente lors d’une résidence à Haïti en 2013. Il assiste à un Bal Violon, un bal vaudou où les danses et les instruments résultent d’un mélange entre les cultures européennes, africaines et caribéennes. Le Bal Violon est une fête collective perpétuée dans le temps pour rendre hommage aux héros révolutionnaires. Charles Nejman écrit : « La tradition coloniale des danses de cour, du menuet à la contredanse, par exemple, est à l’honneur chez les paysans haïtiens. Plus qu’une imitation servile, une parodie cocasse des danses des colons blancs, la “contre-danse” est devenue une vraie contre-culture, la forme ironique et ludique qu’ont trouvée ces paysans pour intégrer, digérer ce qui leur était hostile ou étranger. Tel un boa, Haïti absorbe sans cesse ce qui l’attaque.2 »

L’exposition archipélique reconstitue de manière métaphorique un Bal Violon en réunissant ces figures résistantes. Un bal visuel et sonore puisqu’une nouvelle collaboration avec Mike Ladd (rappeur et compositeur américain) a donné lieu à une œuvre croisant une fanfare rara haïtienne et une musique de chambre française datée du XVIIIème siècle. Par le collage (conceptuel et plastique), Raphaël Barontini s’inscrit dans le sillage traditionnel de la peinture d’histoire, il participe ainsi à la fabrication d’un imaginaire décolonisé. Il puise dans la symbolique des matériaux, des couleurs et des motifs pour générer une célébration créole de contre-chants et de contre-histoires. À la confrontation, il fait le choix de la fête, le rituel, la poésie, la dignité et d’une nécessaire Relation.

1 Les marrons étaient des esclaves en fuite.

2 HONORIN, Emmanuelle. La musique haïtienne : grande histoire et petits dieux, in Africultures, 29 février 2004. En ligne : http://africultures.com/la-musique-haitienne-grande-histoire-et-petits-dieux-3290/

Julie Crenn

Vue d'exposition Bal Violon de Raphaël Barontini Espace 29, Bordeaux Photo Wang Yiyang
Vue d’exposition Bal Violon de Raphaël Barontini
Espace 29, Bordeaux Photo Wang Yiyang
Vue d'exposition Bal Violon de Raphaël Barontini Espace 29, Bordeaux Photo Wang Yiyang
Vue d’exposition Bal Violon de Raphaël Barontini
Espace 29, Bordeaux Photo Wang Yiyang
Vue d'exposition Bal Violon de Raphaël Barontini Espace 29, Bordeaux Photo Wang Yiyang
Vue d’exposition Bal Violon de Raphaël Barontini
Espace 29, Bordeaux Photo Wang Yiyang
Vue d'exposition Bal Violon de Raphaël Barontini Espace 29, Bordeaux Photo Wang Yiyang
Vue d’exposition Bal Violon de Raphaël Barontini
Espace 29, Bordeaux Photo Wang Yiyang
Vue d'exposition Bal Violon de Raphaël Barontini Espace 29, Bordeaux Photo Wang Yiyang
Vue d’exposition Bal Violon de Raphaël Barontini
Espace 29, Bordeaux
Photo Wang Yiyang
Vue d'exposition Bal Violon de Raphaël Barontini Espace 29, Bordeaux Photo Wang Yiyang
Vue d’exposition Bal Violon de Raphaël Barontini
Espace 29, Bordeaux Photo Wang Yiyang
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Vue d’exposition Bal Violon de Raphaël Barontini
Espace 29, Bordeaux Photo Wang Yiyang