ROXANE DAUMAS [ENTRETIEN]

ROXANE DAUMAS [ENTRETIEN]

Au cœur de Marrakech, un immense complexe hôtelier de près de 600 chambres dont la construction a été stoppée impose son architecture. Un ecomonstro parmi d’autres monstres écologiques présents au Maroc qui attirent particulièrement Roxane Daumas sensible à leur monumentalité et à la présence qu’ils font peser sur l’environnement. Des édifices jamais utilisés et dans un état d’abandon total qui n’entrent pas dans la définition de la ruine, mais marquent plutôt un avortement, celui d’une société dictée par la spéculation immobilière. Roxane Daumas tire de ces mastodontes de béton des Polaroids, et des dessins. Pour sa deuxième résidence à Jardin Rouge, Fondation Montresso* au Maroc, l’artiste a produit une série de dix-sept dessins de grands, moyens et petits formats auxquels s’ajoutent pour la présentation d’octobre six moyens formats et un grand format supplémentaire, qui rendent compte d’un rapport intime avec ces corps architecturaux qui, bien qu’inertes, continuent à évoluer dans le temps et qui constituent dans les paysages où ils se trouvent, au Maroc mais aussi en Europe et partout dans le monde, une sorte de mirage de la « civilisation ».

 

« Je triture l’image photographique toujours dans le sens du dessin au point de la détériorer complètement. Le dessin me fait accéder à l’intériorité de ces bâtiments. » Roxane Daumas

 

Photographies polaroids, peintures aquarellées, dessins à la pierre noire, ton approche des monuments peut tout autant relever de l’instantané que de la durée. Que traduit cette différence de médiums ?

Ma première approche d’un bâtiment comme celui situé à Marrakech est la déambulation. J’en fais le tour, recherche les points de vue intéressants et les saisis avec un Polaroid. Ce sont ces nombreuses images qui sont les premières traces d’un futur travail de dessin. Je reviens très souvent sur les lieux, augmentant cette recherche au Polaroid d’une pratique photographique classique, qui elle aussi a pour destination unique de nourrir mon travail de dessin.

 

N’est-ce pas là une forme d’enquête avec cette dimension littéraire qui rappelle les récits de Pérec ou de Robbe-Grillet ?

Il y a en effet cette recherche de bâtiments souvent perdus au milieu de paysages extraordinaires. J’ai fait une première résidence à Jardin Rouge en octobre 2016 avec un travail de peintures aquarellées sur des images d’incroyables architectures abandonnées que j’avais collectées sur les routes calabraises qui m’amenaient en Sicile. Au Maroc, j’ai retrouvé des architectures à la fois inattendues dans le paysage et mortifères. Il en existe en Roumanie, en Croatie, en Grèce et plus proche de nous à Aix-en-Provence. Elles suscitent un sentiment d’inachevé avec cette question immédiate de se demander ce qui a pu se passer, est-ce que des gens sont morts, quelles sont les circonstances qui ont contribué à l’abandon des chantiers ? Avec le travail au polaroid que je réalise en extérieur, je pose comme le ferait un écrivain, le contexte… Pénétrer et photographier ces architectures me permet de conquérir ces lieux, d’y projeter ma propre expérience de ces espaces. C’est une forme d’appropriation. Les Polaroid contextualisent les bâtiments, on est dans la sphère publique, les plans intérieurs dessinés par la lumière relèvent davantage de la sphère privée.

 

Une investigation que tu poursuis à l’intérieur des bâtiments…

Dans ces architectures, je réalise des séries de photographies sous exposées afin de chercher les points de lumière qui s’infiltrent à l’intérieur. Je ne cherche pas à souligner une ligne architecturale, le tracé initial de l’architecte, mais à rendre compte d’une masse, et avec elle d’une pesanteur. Cela rejoint ma conception du dessin qui n’est pas un travail sur le trait mais sur la valeur. Quand je dessine, je ne pense qu’à la lumière. Mes premières prises de vue relèvent d’une recherche sur cette lumière qui dessine l’architecture, la sculpte. Elle fait apparaître certains éléments et en enfonce d’autres dans l’obscurité la plus profonde. Il m’arrive de reprendre certaines parties de mes dessins et de leur donner encore plus de noirceur. Ces architectures offrent une double lecture, sociétale tout d’abord qui est très négative, puis esthétique avec une beauté fascinante. Je travaille sur de grands formats avec un cadrage serré qui donne un sentiment d’oppression sans jamais ouvrir les espaces vers l’extérieur. 

 

Tu y introduis une réelle dimension psychologique…

Est toujours omniprésente une forme de double jeu d’attraction et d’angoisse, d’ouverture et d’enfoncement. Et on ne sait jamais si une ouverture ne va pas au final aboutir sur un enfermement, déboucher sur une aliénation car je construis mes dessins de manière à emprisonner le regard. Ces sensations passent par ce rapport au corps, celui de l’architecture avec ses courbes et contre-courbes, ses dédales. Le premier lien entre les deux est sans doute la notion de portance, et dans le dénuement des murs, la mémoire de l’empreinte du veinage des planches en bois qui ont servi aux coffrages.

 

N’y recherches-tu pas une forme d’intimité ?

Tout à fait. Et à travers elle une complexité car si ces espaces sont dépourvus de tout habillage, ils engagent avec celui qui les visite un dialogue très fort. Celui-ci passe par de très nombreux détails dont je rends compte dans mes dessins comme les traces de suintement des fers à béton, le vieillissement du béton lui-même qui se pare de multiples teintes ou se creuse par endroits. Le bâtiment n’est pas inerte, et si les travaux sont comme en suspens, la transformation de ces temples contemporains se poursuit d’une autre manière. J’ai toujours été attirée par le vieillissement des constructions, l’effritement de la peinture très abîmée par le temps. Ces constructions, bien que récentes, ne sont pas sans rappeler, avec leur caractère minimaliste, ce qu’il peut rester des temples grecs. Ces architectures s’inscrivent dans les territoires comme le patrimoine de demain.

 

« Je souhaite toujours restituer l’espace intérieur qu’offrent ces architectures, sans toutefois travailler sur de trop petits formats de dessin qui rendraient compte d’une sorte de préciosité. Doivent se conjuguer l’impression de pénétrer un espace de grandes dimensions et la richesse des détails qui le composent. » Roxane Daumas

 

Tu les considères comme une sorte d’organisme ?

Je suis aussi très attentive aux détails qui témoignent de la transformation de ces architectures dans le temps, qui portent les signes d’une vie. Bien qu’inertes, ces bâtiments sont bien vivants. Le dessin me permet d’en restituer le caractère évolutif. Je travaille mes dessins à la pierre noire qui est minérale. Elle a cette particularité, à la différence de la mine de plomb qui est plus grasse, d’accrocher le papier, de créer un rapport à la matière plus fort que la peinture et d’arriver à un noir très profond. Le dessin est très mat, loin du noir photographique plus brillant. Le trait est contraint en permanence. Je retrouve la même dureté que celle de l’architecture et du matériau. C’est elle que je veux retranscrire, cet enfoncement dans un espace sombre au cœur d’un environnement très lumineux. 

 

Comment sont perçus tes dessins par les habitants de Marrakech ? 

Tout le monde y projette son histoire personnelle, ce qui est paradoxal car les bâtiments étant inachevés n’ont, par définition, pas encore d’histoire. Ces intérieurs engagent un dialogue avec notre intériorité, nos sensations, nos émotions par le biais des dessins car ils constituent des espaces à investir. Et pour moi-même, le temps du dessin qui est très intensif, un dessin me demandant plus de deux semaines de travail, permet cette appropriation car j’en connais chaque recoin. Avec cette particularité qu’étant interdit d’accès et très surveillés, j’en révèle l’intériorité, le secret avec ce caractère un peu illégal d’y être entrée.

Texte Valérie Toubas et Daniel Guionnet initialement paru dans la revue Point contemporain #10 © Point contemporain 2018

 

Actualités de l’artiste  ➤ agenda-pointcontemporain.com/roxane-daumas

 

Visuel de présentation : Roxane Daumas, Architectures Inachevées – # 1, # 2 et # 3 – Marrakech – 2016. Peinture acrylique et crayons aquarellables sur châssis, 130 x 130 cm. Courtesy Fondation Montresso*  et # 2 collection privée

 

Roxane Daumas
Née en 1979 à Hyères
Vit et travaille à Marseille

www.roxanedaumas.com

Cofondatrice de Fermé le Lundi 
Espèce d’Espace Photographique Marseille

www.fermelelundi.com

 

Architectures Inachevées # 13 - l’Hôtel - Marrakech - 2017 Pierre noire sur papier Hahnemühle « Bambou » 265g, 187 x 125 cm Courtesy Fondation Montresso*
Architectures Inachevées # 13 – l’Hôtel – Marrakech – 2017
Pierre noire sur papier Hahnemühle « Bambou » 265g, 187 x 125 cm
Courtesy Fondation Montresso*
Architectures Inachevées # 16 - l’Hôtel - Marrakech - 2018 Pierre noire sur papier Hahnemühle « Bambou » 265g, 125 x 99,5 cm. Courtesy Fondation Montresso*
Architectures Inachevées # 16 – l’Hôtel – Marrakech – 2018
Pierre noire sur papier Hahnemühle « Bambou » 265g, 125 x 99,5 cm. Courtesy Fondation Montresso*

 

Architectures Inachevées # 17 - l’Hôtel - Marrakech - 2018 Pierre noire sur papier Hahnemühle « Bambou » 265g, 125 x 99,5 cm. Courtesy Fondation Montresso*
Architectures Inachevées # 17 – l’Hôtel – Marrakech – 2018
Pierre noire sur papier Hahnemühle « Bambou » 265g, 125 x 99,5 cm. Courtesy Fondation Montresso*