SHARING PERAMA – Épiphanie

SHARING PERAMA – Épiphanie

RECIT / Sharing Perama par Valérie Toubas et Daniel Guionnet

Texte initialement publié dans le numéro hors-série de Point contemporain Épiphanie – L’évidence de la Grèce – décembre 2019

« Si on ne peut changer le monde, alors changeons le regard qu’on lui porte. » Barbara Polla 

L’histoire que Barbara Polla a nouée avec Perama est celle d’une ville, d’un pays, d’un lieu, d’une vie et se partage dans le présent, à la fois dans le récit et à travers les interactions qui se nouent avec notre propre vie et les nouvelles rencontres qu’elle engendre. Le projet SHARING PERAMA est une invitation à vivre une aventure humaine, presque amoureuse, avec une ville loin de tout attrait touristique. Tous les amateurs du théâtre le savent : plus l’espace est dépouillé, plus le lien entre la pièce et le public sera fort. C’est un même attachement que nous développons avec la ville de Perama, une des plus pauvres de Grèce depuis que les chantiers navals ont fermé, avec la crise. L’aventure à laquelle nous sommes conviés, une aventure qui nous laissera forcément des marques, est à la fois impossible et miraculeuse. Elle nous mettra à l’épreuve, nous demandera d’apprendre à regarder l’autre au-delà des préjugés, des codes sociaux, de la logique des classes, de toutes ces barrières géographiques et territoriales qui compartimentent nos sociétés occidentales. Une histoire à vivre comme une odyssée où nous apprenons autant de nous-mêmes que de l’autre, où nous réintégrons un corps social non comme un étranger mais, dans ce pays où l’accueil de l’autre est vécu comme un don, comme un invité. Si nous connaissons tous l’histoire ancienne de Thèbes ou de Troie, Perama nous raconte une histoire contemporaine. 

Barbara Polla a 16 ans quand elle découvre Perama emmenée avec ses deux frères et sa mère par un père philhellène passionné, à travers la Grèce des années 60. Une histoire qui commence à l’adolescence comme un voyage initiatique dont elle s’aperçoit aujourd’hui combien il a marqué sa pensée, orienté ses choix et a été essentiel à ce qu’elle est devenue. Une longue histoire comparable à une traversée, celle menant de Genève où son père avait un poste dans l’enseignement vers Athènes. Une longue histoire, plus longue encore pour Barbara car elle sera celle de la traversée de l’enfance innocente vers le monde adulte, celui des incompréhensions, de l’injustice sociale, politique, celui des chaos inextricables, tels que seul notre monde est capable de les générer.  

Partis à cinq dans la voiture familiale, le périple à travers la Grèce devait durer un an. Un projet longuement mûri ce qui n’épargne pas les aléas des étapes improvisées, à la belle étoile ou chez l’habitant. Des étapes pendant lesquelles la mère de Barbara, dite AMI, ouvre son chevalet et peint. La langue n’est pas une entrave ni pour les parents, ni pour les enfants, qui ont étudié déjà le grec ancien. Afin de communiquer, parents comme enfants apprennent le grec moderne durant leur voyage. L’arrivée à Athènes se situe à l’automne 1966 : il importe de se préparer à passer l’hiver dans la ville des musées. Mais la ville se révèle trop chère pour le budget familial. Le voyage se prolonge alors vers Le Pirée, puis au-delà en direction de Salamine et du golfe Saronique. La recherche d’un logement accessible conduit finalement la famille à Perama, zone portuaire qui permet le passage vers l’île de Salamine. Perama dont le nom signifie « passage » surplombe le détroit. De ses hauteurs, il y a 2500 ans, Xerxès a suivi la bataille de Salamine et la défaite des Perses. AMI s’émerveille et veut rester là : elle fera de l’alignement des coques des bateaux un inépuisable sujet de peintures. 

Les chantiers navals de Perama, dans les années 1960-1970 Peinture à l’huile de AMI. Œuvre désormais présentée dans la Mairie de Perama Courtesy Barbara Polla
Les chantiers navals de Perama, dans les années 1960-1970 Peinture à l’huile de AMI. Œuvre désormais présentée dans la Mairie de Perama Courtesy Barbara Polla

La ville de Perama est née de deux grands mouvements de migrations. Le premier en 1922, à la fin de l’Empire ottoman, les migrants venant d’Asie Mineure ; le deuxième se situe elle dans les années 1950 au moment des grands échanges entre la Turquie et la Grèce. Dans les années 1960, Perama bien que très active avec ses nombreux chantiers navals n’en restait pas moins très pauvre : essentiellement un bidonville, dans la où les maisons, faites de tôle ondulée, de bois et de carton étaient construites pendant la nuit par plusieurs familles réunies afin que le toit soit posé au matin, pour se conformer à la loi locale qui dit que « toute construction dotée d’un toit est une habitation qu’on ne peut détruire ». Trouver un  logement libre semble bien compliqué et la famille s’adresse dans un premier temps au poste de police. Dans cette hospitalité grecque qui fait que toute réponse est un geste de bienvenue, l’officier désigne la cellule des gardes à vue, en mentionnant qu’elle est disponible pour la nuit et que la porte restera ouverte… Mais L’histoire de ce voyage commence vraiment avec la rencontre avec le Pope Giorgios Dimitriadis, « Un homme extraordinaire, qui a voué toute son existence aux autres ». Comme l’abbé Pierre qui est d’ailleurs venu lui rendre visite, le Pope connaît, aide et aime tout le monde, surtout les enfants pour lesquels il a construit un refuge où leur sont distribués une soixantaine de repas tous les jours. Au-dessus du refuge se trouvent quatre chambres que le Pope propose à la famille de Barbara : en contrepartie, elle et son frère aîné aideront à servir les repas. Les après-midi sont consacrés à la visite des musées d’Athènes et les soirées, dans cette famille libre mais non engagée politiquement, où l’on ne parle davantage de Nietzsche, de Goethe, de Kandinsky et de la culture grecque que des misères du monde, on parlait, on écrivait, on lisait, des poèmes de René Char notamment, un ami des parents. La vie à Perama acquiert une dimension un peu magique avec la figure charismatique du Pope aux cheveux longs, d’une grande prestance avec sa soutane noire, qui vient tous les jours au refuge. Il devient pour Barbara « la première figure du bien extra familial ». 

Le Pope Giorgios Dimitriadis avec les enfants de Perama devant le refuge qu’il a créé pour eux. Début des années 1960  Courtesy Yiannis Lagoudakis, Maire de Perama
Le Pope Giorgios Dimitriadis avec les enfants de Perama devant le refuge qu’il a créé pour eux. Début des années 1960 Courtesy Yiannis Lagoudakis, Maire de Perama

L’histoire bascule le 21 avril 1967 lorsque les colonels prennent le pouvoir en Grèce. Le Pope est arrêté et emprisonné très vite. Un geste incompréhensible qui déboussole complètement Barbara, laquelle n’avait à l’époque n’avait aucune notion politique et ne comprenait pas que le régime d’extrême droite des colonels ne pouvait souffrir la présence et l’aura d’un pope de gauche à Perama. Ses parents lui enjoignent d’aller rendre visite au Pope en prison : « Tu comprendras, ainsi. ». Elle n’a que 17 ans, elle n’est pas grecque, mais elle se rend effectivement en prison avec la fille du Pope. Elle se souvient très précisément de son échange avec le Pope, défait, en larmes, debout aux côtés de dix hommes dans une cellule de deux mètres sur deux. S’adressant à elle, il lui dit, en grec : « Tu vois, Barbara, nous sommes dix ; nous ne pouvons pas tous dormir à la fois, donc quatre d’entre nous se couchent pendant que les autres attendent qu’ils finissent de dormir ». Le Pope n’est plus le même et en l’espace d’un instant, Barbara aura compris comment la prison peut détruire un homme. De ce qui a suivi, elle ne se souvient plus. La mémoire est étrange, car si certaines choses y sont ancrées très précisément, d’autres n’y laissent aucune trace… Même si elle sait que son propre père a agi en faveur de la libération du Pope, elle ne l’a jamais revu. 

De retour en Suisse, peu après, Barbara décide d’étudier la médecine. Prendre soin des autres. Toujours très occupée, la vie passe : médecin, mariée et mère de quatre enfants, elle conduit à l’Hôpital universitaire de Genève une carrière académique puis devient directeur de recherches à l’INSERM et dirige un laboratoire à la Faculté Cochin à Paris. Elue politique pendant douze ans, elle s’engage pour la liberté, puis devient galeriste, écrivain, commissaire d’expositions. Une vie marquée par un engagement constant pour les femmes, les artistes, l’art, la vie. Le Pope est et reste un modèle, tout comme Franco Basaglia, psychiatre italien qui, dans les années 1970, nommé directeur du plus grand asile d’Italie (1200 patients y sont internés), a préparé pendant des années des prises en charge alternatives avant de faire voter à Rome en 1978 la Legge 180 qui interdit l’internement psychiatrique. Des modèles qui confèrent à Barbara la certitude qu’il faut changer la prison, si ce n’est l’abolir dans sa réalité actuelle, pour la remplacer par des solutions moins criminogènes. 

Barbara arrive aujourd’hui à cet âge où l’on réfléchit sur l’itinéraire de sa vie, où l’on veut en comprendre et expliciter ses propres choix. Le temps a passé : il reste encore celui de l’action, mais dans une nouvelle temporalité qui a à faire avec la mémoire, avec une mise en perspective d’un parcours tout entier. Dans cet effort de pensée rétrospective, fouillant les étapes d’une vie pour en trouver le sens, il devient évident que l’année passée dans la ville de Perama est une clef de compréhension multiple car tout lui est lié. Barbara comprend qu’elle s’est engagée dans la médecine parce qu’elle voulait prendre soin des autres – comme le Pope – dans la politique pour défendre la liberté, qu’elle est devenue galeriste pour placer l’art au cœur de la vie des gens et qu’elle organise aujourd’hui de multiples expositions « art et prison » comme une nouvelle manière de faire de la politique avec l’art : pour a liberté, toujours. Les événements de 1967 en Grèce ont profondément marqué cet esprit alors vierge. Dans ses écrits, dans sa poésie, ses expositions sur la thématique art et prison lcomme dans sa propre vie, la liberté est le fil rouge qui a accompagné toute son existence. 

L’entrée du refuge, désormais transformé en jardin d’enfants, en 2019 Photo Valérie Toubas
L’entrée du refuge, désormais transformé en jardin d’enfants, en 2019
Photo Valérie Toubas

Retourner à Perama et donner en retour quelque chose à cette ville devient à la fois une évidence et un élan vital. Lorsqu’elle y est retournée, il y a cinq ou six ans, elle a retrouvé une ville qui a beaucoup changé même s’il reste encore quelques maisons de l’époque : le bidonville est désormais une banlieue d’Athènes. Elle se questionne, alors : « Qu’offrir quand on n’a ni argent ni pouvoir ? Quand, en revanche, on a de l’art ? » La première idée a été de monter une biennale mais voilà que la prestigieuse Documenta vient s’installer à Athènes en 2017… Plutôt que d’envisager une manifestation ponctuelle, Barbara réfléchit alors à un contenu aussi éclairant que son passage, 50 ans plus tôt, dans cette ville, un passage qui a guidé toute sa vie. Elle s’imprègne de la ville, réapprend le grec, regarde, écoute, réfléchit. 

La configuration de la ville est telle qu’elle sert essentiellement de transit aux travailleurs pressés qui tous les jours rejoignent Athènes sans s’arrêter ne serait-ce que pour prendre un café. Penser qu’ils feront une halte pour visiter une exposition est utopique. Elle se dit alors que, tout comme les habitants, cette foule empruntant les transports verrait en revanche des œuvres placées sur leur trajet. S’impose alors à elle le nom de Robert Montgomery, qui installe ses œuvres dans l’espace public : l’artiste construit, sur la base de ses propres poèmes toujours inspirés de l’histoire du lieu, des sculptures lumineuses composées de LED. Sensible à l’écologie, anti-consumériste et pacifiste, l’artiste a notamment été sélectionné pour réaliser les œuvres destinées à célébrer, en Angleterre, le centième anniversaire de la fin de la Grande Guerre – ou plutôt, selon la tradition britannique, le premier jour de la paix : le 12 novembre 2018. Autour de Robert Montgomery, en 2018, Barbara initie le projet SHARING PERAMA.

SHARING PERAMA a donc tout d’abord pour ambition de disposer plusieurs œuvres de Robert Montgomery dans la ville. De grandes œuvres que l’on pourrait voir de très loin et qui pourraient un réseau symbolique dans ce pays dont la pensée, traversant le temps comme les contrées, résonne encore en nous tous. Des œuvres qui guideraient les habitants, les marins, les passants, les migrants, de leurs messages. Jamais encore un tel projet artistique n’avait été pensé pour Perama. L’accomplir serait faire enfin de la ville une destination, et non plus seulement un passage, lui donner une identité à travers un art qui parle de son histoire et de ses habitants. Car combien d’Athéniens ne sont jamais encore venus à Perama ! On se prend à rêver qu’à l’image de la grande Athènes que l’art a préservé du temps et de l’oubli, l’art ancrera Perama dans le temps.  

En premier lieu, Barbara met en place une logistique et cherche des soutiens. Deux associations sont créées, en Suisse d’abord, puis en Grèce. L’Ambassade de Suisse à Athènes, le British Council en Grèce, la fondation OUTSET soutiennent le projet, tout comme le maire et le conseil municipal de Perama. Le projet prend de l’ampleur et connaît désormais de nombreuses ramifications. 

La première est cinématographique. Un jour, accueillant un visiteur grec dans sa galerie de Genève, Barbara lui demande sans préalable s’il connaît Perama. Extraordinaire coïncidence, il y a habité huit ans et y reste très attaché. Saisi par le récit de Barbara, il s’y rend à nouveau avec elle. Ils marcheront ensemble pendant des jours à travers Perama, évoquant leurs souvenirs réciproques et la mémoire des corps. Comment retrouver un endroit si ce n’est que ses propres pieds ne s’en souviennent ? Leur marche devient œuvre d’art, walking art, et leur exploration publiée1. Le visiteur est en fait un réalisateur, Christos Panagos, qui travaille aujourd’hui à finaliser le scénario d’un moyen métrage intitulé DREAMING PERAMA, coréalisé avec l’animateur chypriote Charalambos Margaritis, avec comme producteur délégué le Président des jeunes producteurs français, Benjamin Bonnet : une production helléno-franco-helvéto-chypriote. Une fois réalisé, le film sera bien sûr présenté en avant première à Cine Perama.

Valérie Toubas et Daniel Guionnet

THE PEACE BUILDERS ARE HEROES OF KINDNESS, œuvre de Robert Montgomery réalisée pour l’anniversaire des 100 ans du début de la paix après la Grande Guerre, 1918-2018. L’artiste invente avec cette œuvre les héros de demain : les héros de bonté. Heroes of Kindness.  Robert Montgomery, Londres, 2018. Courtesy artiste
THE PEACE BUILDERS ARE HEROES OF KINDNESS, œuvre de Robert Montgomery réalisée pour l’anniversaire des 100 ans du début de la paix après la Grande Guerre, 1918-2018. L’artiste invente avec cette œuvre les héros de demain : les héros de bonté. Heroes of Kindness. Robert Montgomery, Londres, 2018. Courtesy artiste
REVUE PC HS- ÉPIPHANIE EVIDENCE DE LA GRECE

Épiphanie – L’Évidence de la Grèce

ROBERT MONTGOMERY – Η ΑΡΧΗ ΤΗΣ ΕΛΠΙΔΑΣ – 20/02 – PERAMA, GRÈCE  Inauguration de l’oeuvre dans l’espace public Η ΑΡΧΗ ΤΗΣ ΕΛΠΙΔΑΣ (The Beginning of Hope) de Robert Montgomery à Perama, Grèce.

ROBERT MONTGOMERY – Η ΑΡΧΗ ΤΗΣ ΕΛΠΙΔΑΣ – 20/02 – PERAMA, GRÈCE
Inauguration de l’oeuvre dans l’espace public Η ΑΡΧΗ ΤΗΣ ΕΛΠΙΔΑΣ (The Beginning of Hope) de Robert Montgomery à Perama, Grèce.