SOPHIE CALLE ET SON INVITÉE SERENA CARONE : Beau doublé, Monsieur le marquis ! Musée de la Chasse et de la Nature

SOPHIE CALLE ET SON INVITÉE SERENA CARONE : Beau doublé, Monsieur le marquis ! Musée de la Chasse et de la Nature

Investir un espace tel que le musée de la Chasse et de la Nature n’a rien d’aisé. Pour Beau doublé, Monsieur le marquis !, Sonia Voss, la commissaire d’exposition, a voulu que dialoguent avec ce lieu aux collections très riches plusieurs aspects du travail de Sophie Calle et notamment « l’alliance de solennité, d’humour et de sublimation qui font sa spécificité », à laquelle s’ajoute « le jeu permanent du vrai et du fantasme ». Connaissant bien le musée pour y avoir déjà présenté, en 2015, les œuvres du photographe américain George Shiras(1), Sonia Voss n’a cependant pas conçu cette exposition comme une rétrospective, même si l’on y retrouve plusieurs travaux emblématiques de l’artiste tels que Suite vénitienne (1980), Dommages collatéraux. Cœur de cible (1990-2003) et Liberté surveillée (2014). Elle a su donner aux œuvres de Sophie Calle et de son invitée Serena Carone une résonance très intime tout en développant le caractère singulier des liens qui peuvent se développer avec le monde animal.

Quel a été le premier lien ou aspect du travail de Sophie Calle qui vous a décidé à proposer cette exposition au musée de la Chasse et de la Nature ?

Cette proposition n’était pas une évidence a priori. Le point de départ a été une œuvre de Sophie Calle intitulée Où pourriez-vous m’emmener ?, présentée au BAL en 2014, dont une partie, Liberté surveillée, consiste en une série de photographies d’animaux circulant au-dessus et au-dessous des autoroutes par des passages aménagés – ces images sont issues de caméras automatiques installées par des associations de chasse pour recenser les migrations des populations animales locales. En examinant plus avant le travail de Sophie Calle, je me suis rendue compte qu’une œuvre comme Suite vénitienne a également un rapport avec la chasse. Au début de son parcours d’artiste, Sophie Calle s’est intéressée à la filature, qui est une variante de la chasse, de la traque, et qu’elle a déclinée dans plusieurs de ses œuvres : elle a notamment suivi des inconnus dans la rue, s’est fait suivre elle-même par un détective… Elle possède par ailleurs une importante collection d’animaux naturalisés, avec lesquels elle vit et auxquels elle attribue les noms de ses proches. Un ensemble de bonnes raisons qui m’ont incité à l’inviter à exposer au musée de la Chasse et de la Nature !

La présence de ces animaux ne rejoint-elle pas les figures de la mort et du deuil qui sont aussi présentes ici ?

Le thème de la mort est en effet très présent dans son œuvre, surtout ces dernières années, depuis la mort de son père Bob Calle, de sa mère et de son chat Souris. Tous ces morts et ces fantômes qui l’accompagnent tissent des liens avec les collections du musée. D’ailleurs, Sophie Calle a dédié cette exposition à son père décédé il y a deux ans, dont elle dit qu’il a toujours été le premier à poser son regard sur ses œuvres. Non seulement elle est devenue artiste pour lui plaire, mais son jugement avait pour elle une grande importance. Une pièce au rez-de-chaussée parle de la panne d’inspiration qui l’a frappée à sa disparition.

Dans les collections du musée, un autre aspect entre en résonance avec le travail de Sophie Calle : le fragment de récit. Ici, chaque œuvre, tapisserie, peinture ou animal naturalisé, narre une histoire, part du réel pour tendre vers un imaginaire…

Tout à fait. L’un des aspects passionnants du travail de Sophie Calle repose sur la frontière poreuse entre le réel, le potentiel de récit qu’il contient et les souvenirs qu’on en a. Dans ses Histoires vraies, on ne sait jamais quelle est la part de vécu et ce qui relève de l’élaboration narrative. Je ne suis pas familière du monde de la chasse, mais j’ai appris en fréquentant le musée que chaque chasse est une construction. L’exposition Safaris qui a été présentée récemment mettait justement cela en avant : la chasse est une mise en scène, qui tend à ramener le chasseur à un état supposé de primitivité en lui faisant croire qu’il évolue dans un environnement sauvage.

Comment avez-vous pensé la mise en place des œuvres dans le musée ?

Quand j’ai approché Sophie Calle, elle a été séduite par l’idée d’exposer ici. Elle est beaucoup intervenue, ces dernières années, dans des lieux qui ont une existence et un caractère propres comme l’Église des Célestins à Avignon ou la maison de Freud à Londres. Elle aime adapter ses œuvres aux lieux et les réactiver par ce biais. Au départ, très prudente sur ce que le musée pourrait lui inspirer, elle nous a dit qu’il était peu probable qu’elle ait des idées pour des œuvres nouvelles. Finalement, au fil des mois, elle s’est prise au jeu. Elle a invité Serena Carone, qui est à la fois une amie et une artiste qu’elle admire, et dont l’univers, très habité par le monde animal, résonne de façon beaucoup plus évidente avec le musée. Se sont peu à peu imposées certaines idées qui ont notamment donné naissance à des séries que Sophie Calle a créées spécifiquement pour l’exposition, Le Chasseur français et À l’espère, qui se trouvent au deuxième étage.

Pouvez-vous nous en dire plus sur ces séries ?

Toutes deux prolongent d’une certaine façon Suite vénitienne puisqu’il s’agit de travaux sur la poursuite, mais cette fois-ci amoureuse. Elles vont puiser dans la matière particulière que constituent les petites annonces : celles du Chasseur Français, vénérable revue qui a plus de 100 ans aujourd’hui, spécialement célèbre pour ses annonces matrimoniales et dans les archives de laquelle Sophie Calle est allé puiser des exemples représentatifs. Elle s’est interrogée en particulier sur les qualités majoritairement recherchées chez la femme à toutes les époques. En ressortent des annonces assez cocasses – bien qu’inquiétantes d’un certain point de vue ! Le titre de la deuxième série, À l’espère, renvoie à une technique de chasse qui consiste à attendre, embusqué, sa proie. Sophie Calle s’est inspirée là aussi de petites annonces, pour la plupart parues dans le journal Libération, en choisissant celles qui empruntent au vocabulaire de la chasse ou au monde animal : « Moi panthère cherche femme aux yeux de biche », « J’ai perdu ta trace » etc.

Comment avez-vous vécu cette expérience d’investir un tel lieu très éloigné des cimaises du white cube ?

L’exercice a été très amusant, surtout au premier étage du musée qui est occupé par les collections permanentes : tableaux, mobilier, armes anciennes, objets liés aux traditions européennes de la chasse. Le jeu a consisté à insérer des objets dans les salles, en respectant leur caractère tout en imprimant la présence de Sophie Calle. Celle-ci est parfois discrète, poétique, parfois carrément impertinente avec par exemple un soutien-gorge qui déborde d’un tiroir. Claude d’Anthenaise, le directeur du musée, nous a accompagnées dans ces dispositions souvent très subtiles. Ce qui est appréciable et même admirable chez Sophie Calle, c’est qu’elle est ouverte aux relectures, elle n’a pas une approche figée de ses œuvres. Elle peut, notamment avec ses Histoires vraies qui évoluent au fil des ans, supprimer un élément ou en intégrer un nouveau. Ainsi, nous avons pu créer entre ses œuvres et les pièces du musée des rapports toujours renouvelés, souvent surprenants, qui rendent l’ensemble très vivant.

Comment s’est instauré le dialogue entre les œuvres de Sophie Calle et de son amie Serena Carone ?

Le titre de l’exposition, énigmatique, souligne le fait qu’y sont présentées deux artistes. Je trouve très beau que Sophie Calle nous invite à regarder le travail d’une autre artiste, bien moins connue qu’elle, et qu’elle place ainsi sur un piédestal une œuvre mais aussi une histoire d’amitié. L’amitié est centrale, dans sa vie comme dans sa création. Serena Carone présente ici une trentaine de pièces, dont une a été créée spécialement pour l’exposition. D’ailleurs, celle-ci dialogue avec une œuvre de Sophie Calle également conçue pour l’occasion. Tandis que Sophie Calle a recouvert d’un drap blanc le grand ours polaire, mascotte du musée, le transfigurant en fantôme, Serena Carone a réalisé une peau de bête en céramique grandeur nature qu’elle a posée, comme il se doit, devant la cheminée d’une des salles du premier étage. Une autre pièce caractéristique de ce dialogue est le gisant de Sophie Calle. Il s’agit d’une sculpture en faïence de Serena Carone pour laquelle Sophie Calle a posé, destinée à recouvrir sa tombe. Elle est accompagnée d’un texte de Sophie Calle et entourée des animaux naturalisés de sa collection. Une installation exceptionnelle où ces animaux accèdent pour la première fois au rang d’œuvres.

(1) L’Intérieur de la nuit, exposition de photographies de George Shiras, du 15 septembre 2015 au 14 février 2016, musée de la Chasse et de la Nature Paris.

Entretien avec Sonia Voss réalisé par Valérie Toubas et Daniel Guionnet © Point contemporain 2017

 

Infos pratiques

Beau doublé Monsieur le Marquis ! Sophie Calle et son invitée, Serena Carone
Commissariat  Sonia Voss

Du 10 octobre 2017 au 11 février 2018

Musée de la chasse et de la nature
62 rue des Archives
75003 Paris

http://www.chassenature.org

Le musée est une réalisation de la Fondation François Sommer http://fondationfrancoissommer.org/

 

Sophie Calle et Serena Carone dans la salle du Cerf et du Loup. © Musée de la Chasse et de la Nature, Paris, 2017 – Thilo Ho mann
Sophie Calle et Serena Carone dans la salle du Cerf et du Loup. © Musée de la Chasse
et de la Nature, Paris, 2017 – Thilo Ho mann

 

Sophie Calle Infarctus silencieux, 2017.
Sophie Calle Infarctus silencieux, 2017.

 

Serena Carone, Ours
Serena Carone, Ours