UN AUTRE MONDE /// DANS NOTRE MONDE

UN AUTRE MONDE /// DANS NOTRE MONDE

Magdalena Jelelová, The Essential Is No More Visible, 1994
Projet Atlantic Wall – Danemark.
Diasec, caisson lumineux, 185 x 124 x 5 cm. Collection agnès b.

Un projet curatorial de Jean-François Sanz

« Afin de qualifier mon intérêt pour ce mouvement si particulier, 
je crois que le terme de dévorant serait assez approprié. »
Jean-François Sanz

Le projet curatorial Un autre monde /// dans notre monde mené par Jean-François Sanz depuis trois ans, ambitionne d’interroger notre rapport au réel en se référant à un mouvement culturel, le réalisme fantastique qui, bien qu’ayant eu une très forte audience pendant les années 60, a aujourd’hui complètement disparu des manuels comme des mémoires. Un mouvement et ses multiples ramifications que ce troisième volet du cycle d’expositions co produit par le Fonds de dotation agnès b. et enrichi de nombreux travaux d’artistes pour certains issus des collections du Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur et du Frac Grand Large-Hauts de France, remet au centre de l’actualité et des questionnements contemporains du réel et de la réalité tant dans les domaines scientifiques que culturels. 

« Ce qu’il faut être, pour être présent, c’est contemporain du futur. »Louis Pauwels et Jacques Bergier

Le réalisme fantastique est une incitation à « débusquer le fantastique au sein même de la réalité » : c’est ainsi que Jean-François Sanz synthétise le propos de l’ouvrage fondateur du mouvement écrit par Jacques Bergier et Louis Pauwels, Le Matin des Magicien étendu à la revue Planète puis au Nouveau Planète, Nexus, Les Muses,… des revues qui ont posé les fondations d’une contre-culture à la fois savante et populaire, loin des cénacles de l’intelligentsia, préconisant la méfiance envers ce qui pouvait paraître comme définitivement acquis. Une culture qui, sans hiérarchisation des savoirs, s’enrichit de toutes les curiosités « à travers les sciences du passé comme du présent, à travers les cultures, les arts »2 et qui part du principe que tous les champs de recherche, même s’ils ne sont encore que de l’ordre de la fiction, sont bons pour éveiller notre conscience à l’inconnu. Destinée à tous, elle interpelle sans cesse son lecteur, le prenant à partie ou l’impliquant même dans ses investigations, cherchant ouvertement à s’adresser au plus grand nombre en associant dans un même récit comme La guerre secrète de l’occulte3, la poésie, la peinture, la littérature, aux sciences, à l’espionnage industriel et à l’occulte à travers la notion de clairvoyance4. La recherche scientifique passe autant par la prospection que par la prédiction, elle se nourrit de l’imaginaire pour trouver ses pistes de recherche et atteindre ainsi des « vérités extraordinaires »5. Le scientifique, à l’image de Bergier lui-même, se fait chercheur, travaille pour les services de renseignements, il est aussi littérateur, poursuit ses investigations dans les différentes strates d’espace et de temps, interroge le visible et l’invisible, les vestiges du passé comme les futurs potentiels et plausibles, s’ouvre toujours à d’autres formes de connaissance, celles de la radiation, de la spectrométrie, de la télépathie et de tout ce qui peut explorer la matière du réel. Une manière de fédérer les savoirs qui se retrouve dans Le Nouveau Planète qui, dans un même numéro en octobre 1969, propose entre autres à son sommaire une étude sur le sommeil, une réflexion sur la science allemande, tente de percer pêle-mêle le mystère de La Joconde, celui des pulsars, de la communication avec les morts, de la voiture de demain, du monde des années 2000, mais aussi la question de l’art contemporain avec Pierre Restany affirmant que « dans la société scientifique de demain l’artiste sera l’ingénieur de la métamorphose technologique et le poète du temps libre […] ». Une ouverture en forme d’éveil, qui passe par la possibilité d’avoir des rôles interchangeables, le poète pouvant se faire scientifique, le scientifique détective, et ainsi de suite dans cette quête de la connaissance où chacun est capable de pressentir notre devenir. Ce terme de « clairvoyant » rend accessible un réel plein de promesses insoupçonnées. Une manière de « refuser les règles du jeu »6 qu’impose le quotidien et de garder, pour ceux qui n’ont pas encore « éteint la lampe » comme le dit Alain-Fournier, une étincelle dans le regard, une ouverture d’esprit, « un autre état de conscience »7.

Cette quête d’un autre monde dans notre monde est une quête mesurée, elle-même scientifique, qui nécessite des connaissances et des compétences, la dextérité de l’arpenteur, mais aussi la capacité de développer une conscience aigüe du réel. Point de démarche improvisée, rien ne devant être laissé au hasard, l’investigation est aussi poétique, métrique, car il s’agit de traquer les indices d’une autre réalité, prendre des embranchements qui ne figurent pas sur la carte ou de la hauteur pour étudier le labyrinthe du quadrillage urbain. 

Jean-François Sanz rappelle qu’il ne s’agit pas de donner crédit à des manifestations paranormales ou surnaturelles, mais d’avoir un regard décalé, en modifiant les points de vue sur le réel afin de saisir cette dimension proprement fantastique du monde. L’exposition propose comme son sous-titre nous l’indique, « une évocation contemporaine du réalisme fantastique » à travers les œuvres d’une cinquantaine d’artistes et aussi des interprétations différentes d’un mouvement qui n’a cessé de se redéfinir tout au long de son existence comme en témoigne la succession des numéros de la revue Planète. De manière ambitieuse, l’exposition laisse l’opportunité à chacun d’aborder ce mouvement avec pour point de départ une citation de Teilhard de Chardin nous incitant à fortement « relativiser » nos champs de connaissance : « À l’échelle du cosmique, seul le fantastique a des chances d’être vrai. »

L’exposition se construit sur une brèche que laisse supposer non une rupture mais une mise en relation des mots « réalisme » et « fantastique ». Si le mouvement a eu un immense succès dans les années 60 s’exportant dans de nombreux pays avec des tirages comme le rappelle Jean-François Sanz à 100.000 exemplaires pour la revue Planète, du spectacle vivant, des visites guidées, etc. c’est qu’il apportait une véritable respiration dans un paysage sociétal et politique pris dans les guerres d’indépendance, oppressé par la rivalité des blocs Est-Ouest (un sujet d’ailleurs omniprésent dans les publications du mouvement), dans une vision progressiste d’une science autocentrée, sans visée humaniste et engagée dans la course à l’armement nucléaire. De l’ouvrage Le Matin des Magiciens à la revue Planète à la maquette novatrice, ce mouvement s’est caractérisé par sa capacité à tisser des liens entre toutes les sciences, penser le futur mais aussi à aborder de front des questions d’actualité comme le numéro 11 qui s’ouvre sur la guerre du Vietnam. Aborder le réalisme fantastique aujourd’hui revient à reposer l’association de deux mots dont l’usage s’est profondément modifié sinon rationalisé. Il existe bien d’autres lois que celles des hommes, pour ne pas dire forces, et qui sont celles d’une Nature dont on ne connaît pas encore tous les secrets et qu’il importe de réinterroger pour donner une autre destinée à l’humanité que la destruction. Des questions qui subsistent aujourd’hui à travers le transhumanisme, les études sur les capacités cérébrales, la recherche des origines, ou des civilisations… S’appuyant sur une importante recherche à la bibliothèque nationale mais aussi à la bibliothèque de Saint-Germain-en-Laye sur les fonds de Paul Bergier, c’est dans le présent que se concrétise le projet curatorial de Jean-François Sanz avec « cette édition marseillaise [qui] met davantage le focus sur la dimension contemporaine du projet, la dimension historique demeurant présente en filigrane à travers certaines pièces d’époque (dont par exemple une lettre originale de Jean Cocteau adressée à Louis Pauwels à propos du Matin des magiciens).»8

Pour cette troisième édition, le projet profite des plateaux d’exposition du Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur pour faire coexister des œuvres dans un environnement immersif et, à la manière de la revue Planète, opérer des rapprochements entre les thématiques, les démarches et les approches, invitant même les artistes à intervenir directement sur place. Des œuvres venues pour beaucoup des collections du Frac Paca mais aussi du Frac Grand Large qui accueillera en 2020 le quatrième opus de l’exposition. Redonner à voir et penser ce mouvement aujourd’hui et comprendre comment il a pu se ramifier, resurgir dans la pensée des artistes contemporains et des jeunes générations est cruciale à un moment où les notions de « réel » et de « réalisme » sont souvent assénées comme la nécessité d’une prise en compte et d’une soumission aux éléments statistiques du réel. 

Par ce projet curatorial, Jean-François Sanz nous montre comment a émergé une culture populaire et comment celle-ci continue à coexister avec le discours de l’establishment scientifique. Il nous donne à voir une brèche dans un état d’urgence, dans un climat de crise permanent, dans une soumission aux contingences de nos réalités. Avec la multiplication des occurrences du mot « réalisme » dans les discours officiels, celui-ci s’est doté d’un « caractère injonctif, indiscutable »9, relevant d’un sérieux forcément irréfutable s’appuyant sur des discours d’autorité intimidants. Or, nous dit Aragon, il faut une certaine ivresse de cœur pour sonder l’inconnu. Et s’il est devenu indispensable de s’incliner devant « la force des choses »10 autant que celle-ci nous vienne de la part encore inconnue de notre monde… comme nous y invite avec justesse ce cycle d’expositions.

1 Louis Pauwels et Jacques Bergier, Le Matin des magiciens, Éditions Gallimard, 1960
2 Jean-François Sanz
3 Jacques Bergier, La Guerre secrète de l’occulte, éditions J’ai Lu, 1978 
4 Ibid
5 Ibid.
6 André Hardellet, La Promenade imaginaire, Éditions Gallimard, 1974
7 Jacques Bergier et Louis Pauwels, Le Matin des Magicien, éditions Gallimard 1960. Chap. IX 
8 Le réalisme fantastique, mouvement majeur de la contre-culture des 60’s par Jean-François Sanz 
9 Stéphane Bikialo et Julien Rault, Au nom du réalisme, usage(s) politique(s) d’un mot d’ordre, Editions Utopia. 2018 
10 Ibid.

Texte Daniel Guionnet – Relecture Valérie Toubas © 2019 Point contemporain

Vues de l’exposition Un autre Monde /// Dans notre Monde – Évocation contemporaine du réalisme fantastique – Une exposition collective coproduite par le Fonds de dotation agnès b. et le Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur en partenariat avec le Frac Grand Large – Hauts-de-France. Photos Laurent Lecat pour le Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur


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