BRUNO SERRALONGUE, POUR LA VIE

BRUNO SERRALONGUE, POUR LA VIE

Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo

ENTRETIEN / entre Bruno Serralongue et Xavier Franceschi à l’occasion de l’exposition Pour la vie, jusqu’au 24 avril 2022, Frac Île-de-France Le Plateau, Paris

Commissaire de l’exposition : Xavier Franceschi

Xavier Franceschi : Il y a plus d’une façon d’interpréter le titre que tu as choisi pour l’exposition – Pour la vie – et j’aurais tendance à en retenir avant tout l’aspect positif… Peux-tu nous dire ce qui t’a conduit à ce choix ?

Bruno Serralongue : Oui, tu as raison de souligner l’aspect positif. Je ne sais pas si c’est une exposition joyeuse mais elle est pleine de vie. Le titre est aussi un pied de nez à une certaine manière de penser la photographie comme un embaumement, une mise à mort du sujet photographié. Là, j’insiste au contraire sur le plein de vie de ces personnes photographiées, fières d’elles-mêmes et de la lutte qu’elles mènent. Et elles mènent une lutte pour la vie, pour une amélioration, une transformation, un changement ou encore une reconnaissance de leur vie, individuelle mais avant tout collective. Car si Pour la vie est au singulier, il s’agit bien plutôt de montrer des vies et des luttes dans leurs diversités, aujourd’hui comme hier (le diaporama de la série Les Manifestations date de 1995).

XF : C’est vrai qu’on est loin d’une mise à mort du sujet… En l’occurrence, Pour la vie est aussi le titre que tu as donné à la première photographie qui ouvre l’exposition et qui reprend l’intitulé d’un projet pour le moins actif et vivant…

BS : Oui. Pour la vie est un emprunt direct au « Voyage pour la vie » organisé par les indiens zapatistes à travers toute l’Europe. Annoncé publiquement le 1er janvier 2021, le Voyage a été repoussé à cause de la pandémie de Covid et des tracasseries administratives au Mexique, mais il a finalement lieu et est en cours au moment où j’écris ces lignes. Concrètement, une délégation de 170 indien.ne.s. zapatistes parcourent différents pays d’Europe à la rencontre de collectifs qui luttent « en bas et à gauche » contre le capitalisme et l’oppression qu’il fait subir aux corps et aux esprits. Comme l’énonce le premier communiqué de presse, il s’agit de « réaliser des rencontres, des dialogues, des échanges d’idées, d’expériences, d’analyses et d’évaluations entre personnes qui sont engagées, à partir de différentes conceptions et sur différents terrains, dans la lutte pour la vie. Après, chacun continuera son chemin, ou pas. Regarder et écouter l’autre nous y aidera peut-être, ou pas. Mais connaître ce qui est différent, c’est aussi une partie de notre lutte et de notre effort, de notre humanité ». C’est aussi le programme de cette exposition. Voilà pourquoi cette photographie devait l’ouvrir. Au moment où elle a été prise (29 mai 2021), elle annonçait le Voyage mais maintenant, au moment de l’exposition, elle en conserve vivant l’écho et souhaite à sa manière prolonger le Voyage .

Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Franck pendant une reconnaissance sur un site de construction du Bayou Bridge Pipeline, Rayne, Louisiane, juillet 2018
Courtesy de l’artiste et galerie Air de Paris, Romainville © Bruno Serralongue

XF : Tu as très vite eu l’idée que l’exposition s’organise autour d’une série de portraits – des portraits d’hommes et de femmes que tu as pu photographier au cours de ta carrière –, ce qui permet de revisiter l’ensemble de ta production et les projets entrepris depuis les années 90. Est-ce à dire que, peut-être plus que d’habitude, tu as eu envie de rendre hommage aux différents protagonistes de ces luttes que tu te plais à décrire ?

BS : En 2010, lors de mon exposition au Jeu de Paume, j’avais déjà tenté une coupe transversale dans mes séries pour repérer et mettre en avant des éléments communs à toutes. Il s’agissait d’un nouveau classement qui dépendait peu des événements photographiés mais qui a permis de montrer que l’élaboration d’un répertoire de l’action collective était (est) à l’œuvre dans mon travail. Dans ce répertoire, il y avait déjà un mur dédié aux portraits mais il était peu développé. Depuis je l’ai augmenté. Mais je ne sais pas si le terme portrait est adapté. Il s’agit d’individus à qui j’ai demandé de poser là où je les ai rencontrés, et l’environnement dans lequel iels se trouvent est aussi une information importante de la photographie. Il ne s’agit pas de montrer la psychologie d’une personne mais d’affirmer sa présence.

XF : Qu’ont en commun les différentes luttes dans lesquelles s’inscrivent ces hommes et ces femmes ?

BS : Toutes et tous se sentent écrasés par quelque chose que nous pouvons nommer néolibéralisme et qui met en péril leurs vies. Cela prend des formes différentes en Inde, aux USA ou encore en Afrique et en Europe mais le mal-être qui les pousse à agir provient de là, un sentiment d’écrasement, d’expulsion de sa propre vie, contre lequel il faut lutter en mettant son corps en jeu. C’est ça le point commun : il faut prendre la rue, l’espace public et le tenir par les corps en résistance.

Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
à droite : Deux hommes, zone des dunes, Calais, juillet 2007. Série Calais, 2006-2020
Ilfochrome, collage aluminium, capot Plexiglas. Collection Frac Île-de-France, Paris
© Bruno Serralongue
à gauche : Condemn World Bank, WSF Mumbai, 2004. Série World Social Forum, Mumbai, 2004
Ilfochrome, collage aluminium, cadre verre et bois. Courtesy de l’artiste et galerie Air de Paris, Romainville
© Bruno Serralongue
Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo

XF : Nous n’allons peut-être pas parler de chacun des personnages en question, de leur engagement particulier – ce qui serait en même temps extrêmement instructif –, je voulais juste que tu dises deux mots sur le pasteur Harry Joseph dont l’une des photographies le représente, sur le combat qu’il mène…

BS : Le pasteur Harry Joseph officie et habite une petite localité, Saint James, située le long du fleuve Mississipi entre New Orleans et Bâton Rouge. Cette zone géographique entre ces deux villes est appelée « Cancer Alley » car on y trouve la plus grande concentration d’usines pétrochimiques des USA. L’environnement est extrêmement pollué; le fleuve Mississipi sert de voie de navigation aux super tankers qui chargent et déchargent du gaz et du pétrole acheminé depuis les sites d’extraction jusqu’aux terminaux maritimes par des oléoducs. On trouve là le plus fort taux de leucémie parmi la population, une population souvent africaine-américaine qui n’a pas d’autre choix que d’habiter à proximité des usines pétrochimiques car les loyers y sont bas. Le pasteur Harry Joseph lutte contre le plus récent des oléoducs à avoir été construit, le Bayou Bridge Pipeline, dont le terminal arrive à Saint James. Pour lui, comme pour les membres de sa communauté, c’est une nouvelle source de mal-être, un risque supplémentaire de voir se développer des cancers mais aussi un risque environnemental majeur. Mais surtout, par sa lutte, le pasteur Harry Joseph dénonce le racisme environnemental dont lui et les minorités raciales sont victimes aux USA (c’est vrai en France aussi. C’est ce que montre l’ensemble des Toxic tours réalisés en 2014-15 en amont de la Cop 21 à Paris et visibles dans la vitrine du Plateau). Le « je ne peux plus respirer », les derniers mots soufflés par George Floyd écrasé sous le genou du policier blanc Derek Chauvin qui l’a tué, est un cri que les habitants de Saint James poussent eux aussi à travers la figure du pasteur.

Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo

XF : Nous pouvons relier cette photographie à une autre dans l’exposition, où la fonction des objets peut osciller entre outils de jardinage et armes de défense : cette étrange pièce de métal formant un angle droit…

BS : Oui, tout à fait. Cette photo d’un V-Tube fait partie de la même série sur les Water Protectors que celle du pasteur Harry Joseph. Il s’agit d’une barre de métal soudée dans laquelle un.e militant.e peut glisser ses mains de telle sorte qu’iel ne peut plus les enlever (il y a des menottes à l’intérieur). Ces V-Tube sont utilisés lors d’actions directes menées contre des sites de construction du Bayou Bridge Pipeline, notamment par Mak K. Tilsen, poète et activiste Lakota qui s’est enchaîné à une excavatrice arrêtant le travail des ouvriers pendant une journée.

La majorité des militants qui mènent la lutte contre les oléoducs aux USA font partie des Premières nations. Pour elles et eux, le Black Snake (l’oléoduc) est un péril écologique mais il est aussi le symbole de l’ingérence de l’État fédéral sur leurs territoires. Les oléoducs passent à proximité ou sous les réserves indiennes. Les fuites, et il y en a souvent, font courir un risque de pollution majeure pour les cours d’eau et pour les terres agricoles exploitées par les peuples autochtones. Mais surtout, leur lutte est anticoloniale. De nombreux traités ont été signés entre l’État fédéral et les différentes nations indiennes au cours des trois derniers siècles, garantissant aux peuples des Premières nations des territoires sur lesquels leurs souverainetés s’exercent. Y faire passer un oléoduc sans leur consentement est une agression visant à nier leurs droits à vivre sur leurs territoires selon leurs propres lois. Un slogan peint sur une petite maison dans la réserve de Standing Rock au Dakota du Nord le rappelle, « They’ve been trying to get rid of us since 1492 » (ils essaient de se débarrasser de nous depuis 1492). Lutter contre les oléoducs c’est lutter pour la vie, contre l’effacement.

Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo

XF : Pour reprendre l’ordre – si j’ose dire – et le fil de l’exposition, peux-tu nous parler de cette projection dans la première salle, Les Manifestations, et son mode si particulier de présentation ?

BS : Les Manifestations est constituée de photographies prises en décembre 1995 et janvier 1996 à Paris à l’occasion des grandes grèves et manifestations contre la réforme des retraites conduites par le gouvernement Juppé. La série est constituée de 679 diapositives. Pendant plusieurs années, je n’ai pas su quoi faire d’un nombre si important d’images. Fallait-il trier, choisir pour garder les quelques meilleures ? Mais qu’est-ce que cela veut dire, les meilleures ? Je n’ai jamais su ! Ce qui fait que pour cette série comme pour toutes les autres, je n’applique aucun choix après la prise de vue. Je considère toutes les photographies comme bonnes. Du coup se posait le problème du nombre. Ce sont des diapositives donc la projection s’est imposée mais entre le moment de la prise de vue et la première fois que l’on m’a demandé d’exposer cet ensemble (2000), j’ai réalisé que ce n’était plus tant l’événement déclencheur qui importait (la réforme des retraites) que la manifestation en tant qu’une des formes du répertoire collectif de la lutte sociale. Alain Badiou dans Le Siècle (2005) l’écrit très bien. Il affirme que la manifestation a été au 20ème siècle l’une des « formes dominantes de la matérialité collective ». Il poursuit « Qu’est-ce qu’une « manif » ? C’est le nom d’un corps collectif qui utilise l’espace public (la rue, la place) pour donner le spectacle de sa propre puissance ». Pour Badiou, la manifestation est « la fête ultime du corps dont s’est doté le « nous », l’action dernière de la fraternité ». C’est beau et juste.
Pour ne plus avoir à insister sur l’événement de départ, j’ai considérablement ralenti le diaporama pour que, dans la durée totale de l’exposition, chaque diapositive ne puisse être vue qu’une seule fois. Une fois ce protocole posé, à chaque fois que l’œuvre est montrée, je pense à un dispositif particulier. Pour le Plateau s’est imposée l’idée que les diapositives devaient être projetées dans l’espace et non sur un mur et que les images devaient entrer en relation avec le public de l’exposition. D’une certaine manière, je souhaitais réaliser un transfert vers le spectateur, qu’il fasse revivre, métaphoriquement, ces diapositives par son corps qui doit littéralement aller à la rencontre des images, les traverser. Le spectateur se met en route avec les manifestant.e.s, il devient un.e manifestant.e.

XF : Tu as voulu intégrer à l’exposition un dispositif sonore qui interagit avec les pièces photographiques. Pourquoi ? Est-ce la première fois que tu proposes cela ?

BS : C’est la deuxième fois, mais la première fois que le dispositif sonore se déploie dans la totalité de l’espace, sans être relié à une photographie en particulier. Il s’agit d’un enregistrement réalisé avec mon smartphone juste avant le départ de la manifestation anniversaire des 150 ans de la Commune de Paris. C’est une chorale qui chante une chanson écrite en 1880 par Eugène Pottier. J’ai gardé les derniers vers du refrain : « Ça ne finira donc jamais ?, ça ne finira donc jamais ? » et on entend aussi les applaudissements. La diffusion dans l’espace d’exposition est aléatoire, on ne l’entend pas tout le temps et jamais au même endroit, ça reste discret. En tant que spectateur je pense qu’on ne peut pas s’empêcher de formuler une question quand on entend ces mots : qu’est-ce qui ne finira donc jamais ? La lutte ou bien la répression ? Mais ces mots, j’aime à penser que ce sont les personnes photographiées elles-mêmes qui les adressent aux spectateurs de l’exposition. Et il y a les applaudissements qui sont très importants. Ces quelques mots discrets suivis par les applaudissements permettent de monter les images entre elles et d’ouvrir une narration supplémentaire.

Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
De gauche à droite :
Marcus Mitchell de la nation Navajo Diné, blessé le 19 janvier 2017 par le tir d’un shérif du comté de Norton alors qu’il manifestait contre la construction du Dakota Access Pipeline à Standing Rock. Touché à la tête, il a perdu son œil gauche ainsi que l’audition de l’oreille gauche. Protecting Mother Earth Conference, territoire de la nation Nisqually, Wa He Lut Indian School, Olympia, Washington, 1er juillet 2018
Série Water Protectors, 2017 – en cours
Impression jet d’encre, collage Dibond, capot Plexiglas Production Frac Île-de-France, Paris
Courtesy de l’artiste et galerie Air de Paris, Romainville © Bruno Serralongue
Cherri Foytlin de la nation Navajo Diné, leader du mouvement d’opposition au Bayou Bridge Pipeline et fondatrice de l’Eau est la Vie Camp. Protecting Mother Earth Conference, Wa He Lut Indian School, Olympia,Washington, 1er juillet 2018
Série Water Protectors, 2017 – en cours
Impression jet d’encre, collage Dibond, capot Plexiglas Courtesy de l’artiste et galerie Air de Paris, Romainville © Bruno Serralongue
M. Joe Shirley, Jr, Président de la nation Navajo, Salle de conférence de presse, Media Centre, Kram Palexpo, Tunis, 18.11.2005
Série World Summit on the Information Society, Tunis, 2005
Ilfochrome collé sur aluminium, cadre en bois et verre – Collection KADIST
Courtesy de l’artiste et galerie Air de Paris, Romainville © Bruno Serralongue
Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo

XF : Comment réagis-tu si on parle d’artiste engagé à ton propos ?

BS : Aujourd’hui je dirais que je suis avant tout un citoyen engagé. Et là où je m’engage, j’emmène mon appareil photographique. Mais ça a plutôt commencé en sens inverse. C’est bien à la pratique de la photographie que je dois d’avoir rejoint des luttes politiques et sociales, en France comme à l’étranger. Je suis parti en 1996 dans le sud-est mexicain, au Chiapas, faire des photographies lors d’une rencontre internationale organisée par les indien.ne.s zapatistes alors en révolte contre le gouvernement fédéral mexicain. Je me souviens très bien que le déclencheur pour partir n’a pas été le fond du mouvement zapatiste mais l’incarnation de celui-ci dans les médias français et internationaux à savoir la figure du sous-commandant Marcos. J’avais, comme tant d’autres, été séduit par la construction médiatique qui en avait été faite et je suis parti à cette réunion avec l’espoir de le photographier. Rien de très politique dans tout cela, bien au contraire, je faisais preuve d’une réelle aliénation envers le système médiatique. Mais arrivé sur place, j’ai découvert une réalité, une lutte politique, qui a durablement construit mon engagement tant politique que mon engagement pour une photographie documentaire. Depuis lors, la tâche que je me suis donnée est de prendre part à la construction de l’image de communautés en lutte dans lesquelles je m’insère. Un double engagement donc.

XF : Je pense qu’il est également fondamental d’insister sur la dimension proprement artistique de ton travail. Tu n’es pas reporter, tu ne fais pas un travail strictement documentaire. Et cette dimension, elle réside sans doute précisément dans cet écart. Sans parler de choix d’ordre technique, des choix d’ordre formel précis : des prises de vues à la chambre, des photographies tirées dans de grands formats… Peux-tu nous dire ce qui t’a mené à ces choix ?

BS : Peut-être que pour bien répondre à cette question, il faut retourner aux origines de mon travail. J’ai étudié l’histoire de l’art à l’Université puis la photographie à l’ École Nationale Supérieure de la Photographie à Arles et enfin à la Villa Arson à Nice, où j’ai passé un diplôme de 5ème année en art. Pendant tout ce parcours scolaire, la photographie, sa théorie, son histoire, sa pratique, ont été au cœur de mes préoccupations. Les deux ensembles de photographies que j’ai réalisés pendant mes deux années à la Villa Arson sont le point de départ de mon travail artistique. L’un d’entre eux s’intitule Faits Divers (1993 – 1995). En deux mots, il s’agissait de lire tous les matins la rubrique (très étoffée) des faits divers publiée dans Nice-Matin et d’aller faire des photographies le jour même de la publication des faits divers sur les lieux en utilisant les informations publiées dans le journal comme seul guide. Bien évidemment, de l’événement dramatique ou comique, il ne restait rien, je ne tentais pas une reconstitution, je faisais une photographie constat ; dans un second temps, le texte du journal était sérigraphié sous l’image. Pour moi, il s’agissait de placer un protocole en amont de la prise de vue. J’avais toujours été intéressé par la pratique conceptuelle de la photographie et cela me permettait de tenter quelque chose dans cette direction, de mettre à distance la subjectivité du photographe (dont j’avais certainement été gavé à Arles). Mais l’intérêt ne résidait pas où je croyais, car à un certain moment j’ai commencé à réellement lire les textes et alors là, tout autre chose s’est révélé. S’est révélé un racisme ordinaire qui suinte de la rédaction des textes où les présumés coupables sont « de types très méditerranéens », ou bien encore « barbus » ; toutes des expressions auxquelles on ne fait pas attention en lisant distraitement ces faits divers (surtout lorsque l’on n’est pas une personne racisée), mais qui lorsqu’on procède à une lecture régulière et attentive sautent aux yeux. C’est là où j’ai compris que ce n’est pas seulement l’information qui compte, ce qui est transmis, mais bien sa mise en récit, je pourrais dire sa mise en scène. C’est là que tout se joue : est-ce une mise en scène aliénante ou libératrice ?

C’est à ce moment-là que j’ai décidé de m’attacher à des événements dont je livrerais une narration, par la photographie, qui allait suivre un autre impératif que celui d’informer. Pour cela, il fallait tenir compte de ce que je voyais dans la presse car ce sont aujourd’hui les médias de masse qui donnent la version officielle de l’événement, mais la photographie (l’image en général et bien sûr le texte aussi) ne se contente pas de représenter un événement ; elle le réitère, le prolonge, l’élabore, puisqu’elle lui survit. La photographie va donc définir le cadre au sein duquel l’événement va acquérir sa signification, a posteriori. Elle va rendre un événement lisible ou illisible. La chambre photographique, le grand format, le musée, la galerie et le centre d’art comme lieu de diffusion de mes photographies permettent d’élaborer une lisibilité de l’événement en contrepoint des médias.

Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo

XF : Tu évoques une photographie conceptuelle comme point de départ. D’un autre côté, il y a cette photographie « plasticienne », comme on l’a appelée en France – si présente dans les années 90 où tu as commencé à travailler –, dont tu sembles revêtir bien des habits… Comme si tu te situais quelque part entre ces deux pôles…

BS : Pour moi, quand j’ai commencé, il était évident que la photographie devait être en couleur et en grand format, accrochée au mur et non imprimée dans un livre. C’est certainement une dette que je dois aux œuvres et aux débats sur la photographie en France dans les années 90 ! (C’est vrai que les photographies de Jean-Luc Moulène me paraissaient plus attirantes, modernes, que celles de Robert Frank). Mais elle ne devait pas pour autant être un tableau. C’est là que la photographie conceptuelle – celle d’un Douglas Huebler, celle d’un Ed Rusha – a été un modèle important : ce ne sont pas des œuvres exclusivement photographiques, le texte y tient une grande place et leur mode de fonctionnement est la série et non l’image unique. Donc oui, mon travail emprunte clairement à ces deux manières de penser et faire de la photographie. Contrairement à la photographie conceptuelle, généralement en noir et blanc et de petit format, je suis conscient que mes photographies en couleur, d’assez grand format, réalisées avec un appareil de prise de vue grand format et des films positifs, encadrées sous Plexiglas (depuis 2007) peuvent séduire, ou qu’au minimum un style reconnaissable s’en dégage. Le style est la reconnaissance d’un écart entre ce qui est vu (a été vu) et sa restitution. C’est essentiel. Toute photographie est une opération de réécriture du réel. Il n’y a que la photographie de presse pour vivre dans l’illusion d’une continuité absolue entre l’image et la réalité. Mais réécrire ne veut pas dire créer une fiction. C’est bien plutôt affirmer la création de relations nouvelles avec le réel afin de le penser différemment. C’est ce que j’essaie de faire.

XF : Tu adoptes une position qui finalement peut sembler assez singulière : on sent que les sujets abordés te sont chers – tu les choisis pour ce qu’ils expriment d’un monde qu’il te semble devoir combattre –, tu « couvres » les évènements en question en y assistant dans la durée – qui peut être très longue (loin du reporter qui agit dans l’instant), ainsi la série sur les sans-papiers –, et en même temps, tes œuvres traduisent une forme de distance, sans parler d’une forme quasi impersonnelle… Comment expliques-tu ce paradoxe ?

BS : À un journaliste qui l’interrogeait dans le cadre du festival Visa pour l’Image à Perpignan sur la supposée prise de conscience qu’une image de presse peut générer chez le spectateur, Jean Baudrillard répondait : « On l’a dit pour la guerre du Vietnam, et on est beaucoup revenu là-dessus. Les gens agissent en fonction de ce qu’ils sont, et non en fonction des images qu’ils voient. L’image est en prime. C’est plutôt l’indifférence qui domine devant les photos d’information. Elles sont devenues trop familières pour nous toucher. Nous sommes accoutumés. Il nous en faut toujours plus. La prolifération des images est telle qu’on a franchi un seuil critique qui interdit un décodage véritable. Perpignan reproduit cette profusion. Le public y voit des milliers de photos comme sur un écran de télévision. On ne lui donne pas de repères. Il les voit passer, ne peut les juger, faire la différence, exclure. La distance, le jugement, le plaisir de l’image est une dramaturgie à laquelle peu participent ». La distance que l’on peut repérer dans mes images permet à une autre dramaturgie d’exister. Pour cela, c’est peut-être paradoxal, mais il faut évider un peu l’image. Le vide permet au spectateur de se frayer un chemin dans l’image, ça lui permet d’imaginer, de juger, de participer.

Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
à droite : Judge Not, Support Sexual Preference, World Social Forum, Mumbai, 2004 Série World Social Forum, Mumbai, 2004
Impression jet d’encre, collage Dibond, capot Plexiglas
Courtesy de l’artiste et galerie Baronian Xippas, Paris-Bruxelles © Bruno Serralongue
Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie
Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l'exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo
Vue de l’exposition de Bruno Serralongue, Pour la vie Frac Île-de-France, Le Plateau, 2022 © Photo Martin Argyroglo

Frac île-de-France, le plateau, Paris
22 rue des Alouettes 75019 Paris
Tél. : + 33 1 76 21 13 41
info@fraciledefrance.com
www.fraciledefrance.com
Entrée libre

Calais. Témoigner de la « Jungle » (2006-2020) / Bruno Serralongue
Textes de Jacques Rancière et Florian Ebner. Bilingue FR, ENG. Éditeur : Heni Publishing. En vente au Plateau.
À l’occasion de la sortie du livre consacré à la série photographique réalisée sur les migrant.e.s à Calais, discussion avec les auteurs du livre.
Samedi 02.04.22 au Plateau
18h-20h