CONSTANZA PIÑA ET CHLOÉ DESMOINEAUX

CONSTANZA PIÑA ET CHLOÉ DESMOINEAUX

Crédits : Lucie Perret, Artagon

ENTRETIEN / Constanza Piña et Chloé Desmoineaux
par Cléo Verstrepen

Une invitation de Constance Meffre pour DDA CONTEMPORARY ART

C’est au sein de son FluidSpace, espace transféministe de rencontre, d’expérimentation et de hacking situé dans les locaux d’Artagon à Marseille, que j’ai rencontré Chloé Desmoineaux accompagnée de Constanza Piña dans le cadre de leur résidence avec D.D.A. Contemporary Art. Les deux artistes y poursuivent les activités entamées au sein de la Malvada Cyborg, un laboratoire expérimental de création et de réflexion technoféministe. Elles travaillent actuellement à la création d’un oracle reposant sur des notions telles que la symbiose, la métissage et la contagion. Ce jeu de cartes convoque des figures inspirantes de par leur manière de se connecter au monde qui les entoure : une trentaine d’êtres cyborg, monstrueux et queer à investir comme des supports de divination, de jeu ou de réflexion.

Photo : Lucie Perret, Artagon

Comment vos parcours et projets respectifs vous ont-ils amené vers une pratique technoféministe ? 

Chloé Desmoineaux: J’ai fait les Beaux-Arts de Bourges et d’Aix en Provence. Depuis que je suis sortie de l’école, je fabrique des installations interactives et je travaille beaucoup autour du détournement du jeu vidéo : je donne des ateliers, j’organise des expositions, autour des queer games, de l’importance de diversifier les narrations et représentations au sein du jeu vidéo mais aussi des technologies, de la science-fiction et de la place que tiennent diverses communautés du jeu artistique et expérimental dans cette démarche. J’ai aussi une pratique de curatrice – j’organise des événements autour du jeu vidéo indé et expérimental, toujours à travers un prisme transféministe.

D’un point de vue politique, l’une et l’autre (Constanza et moi) nous sommes en contact avec pas mal de collectifs féministes, queer, hacker, ce qu’on peut appeler les réseaux technoféministes. Constanza est nomade et en contact avec beaucoup de différents réseaux.

Constanza Piña : Mon travail se concentre sur l’exploration du bruit dans sa dimension sonore, sociale, culturelle et politique et sur la façon dont le queer s’exprime à travers le bruit. J’explore la pseudo-science et les connaissances ancestrales effacées par la colonisation.

Je travaille avec l’électronique depuis douze ans. Je fabrique des synthétiseurs, des antennes, des vibrateurs et autres expériences techniques que la science laisse de côté. Depuis 2013, je fais des recherches sur les Khipus (ordinateurs textiles préhispaniques d’Amérique du Sud), un système de calcul présent de la culture Caral à la période Inca. Je travaille aussi avec l’électrotextile. Actuellement, j’enseigne l’électronique aux femmes et aux dissidents. Depuis cinq ans, j’organise la rencontre technoféministe Cyborgrrrls à Mexico (Cyborgrrrls.net).

Crédits : D.D.A Contemporary Art

Vous avez imaginé ensemble La Malvada Cyborg, un laboratoire expérimental, transféministe de création et de réflexion sur les corps et les machines. Que permet ce format et quels genres de recherches et d’activités y menez-vous ? 

Chloé Desmoineaux : Nous avions la volonté de mettre en pratique et sous la forme de jeux différentes théories féministes, intersectionnelles, et des points de vue technofeministes découverts ces dernières années. De créer quelque chose de physique, de se mettre en action, pour sortir de la simple théorie et pour la rendre également plus accessible. 

Constanza Piña : La Malvada Cyborg est un outil créatif qui inclut diverses perspectives féministes telles que l’intersectionnalité, le technoféminisme, le transféminisme, le féminisme spéculatif, entre autres notions qui nous intéressent toutes les deux. L’idée était d’explorer ces idées de manière ludique.

Pour ce faire, nous avons commencé à élaborer une série de cartes basées sur des entités humaines ou non humaines, telles que des êtres mythologiques, des plantes, des animaux, des êtres quantiques, des êtres numériques, des planètes. 

Avec ces cartes, nous voulions raconter des récits non hégémoniques, c’est-à-dire créer des légendes et des histoires qui ne mettent pas les hommes cis au centre. L’idée était de créer un oracle avec ces cartes afin d’envisager un avenir collectif différent, un avenir hybride, symbiotique et cyborg.

Pour ce faire, nous devions nous éloigner de l’image du cyborg transhumaniste [humain/machine/guerre] et le considérer davantage comme un hybride : spirituel/symbiotique/parent. Nous avons examiné certaines mythologies où il y avait l’idée d’humains plus transcendants, mélangés à des animaux, des dieux ou des pouvoirs naturels. Des sortes de cyborgs, mais pas des robots. Nous voulions donc aborder ces mélanges et explorer la monstruosité. Après avoir examiné ces mythologies, nous avons réalisé que nous partagions un désir de vengeance avec plusieurs figures féminines. Nous avons pensé que ce désir de vengeance pouvait être canalisé dans un acte créatif collectif, nous l’avons donc appelé l’oracle de la cyborg maléfique (Malvada Cyborg).

Le format laboratoire de la Malvada Cyborg a permis aux participant.e.s de contribuer à d’autres contenus, comme une autre façon d’activer le jeu et d’enrichir l’outil.

Chloé Desmoineaux : Nous avons développé les cartes pour faire un simili jeu. Puis nous l’avons testé sur internet pour un atelier en ligne avec la bibliothèque de Genève. Nous proposions aux participant.e.s d’explorer nos références, de faire un tirage de carte puis de venir créer les leurs. Ensuite, nous avons fait un atelier-résidence à l’Antre Peaux de Bourges. Cette fois, nous avons utilisé les cartes pour lancer l’atelier, comme un outil, une base de réflexion. Puis nous avons proposés différents petits ateliers d’exploration méditative de l’espace où vit son cyborg intérieur, de modelage manuel d’une prothèse en silicone qui nous permettrait de communiquer ou de se lier à lui, des initiations et de l’exploration électroniques pour augmenter ces prothèses et enfin l’écriture d’un petit texte qui présentait son propre cyborg ainsi que la réalisation de cartes personnalisées qui représenterait leur cyborg. Tout cela documenté sous forme de fanzine voir (https://chloedesmoineaux.surf/Atelier-Alain-fournier). Puis nous avons également présenté ces recherches lors d’ateliers au Mexique organisé par l’UNAM. Cette fois, nous avons développé des petits outils, comme des tirages de cartes et des paniers virtuels dans lesquels piocher des extraits de théories diverses, des descriptions d’être vivants étranges, des extraits de textes et manifestes technoféministes pour permettre aux personnes d’inventer des fictions spéculatives. Les ateliers étant online, à cause de la pandémie nous avons exploré des ressources plus théoriques.

Crédits : DDA Contemporary Art

Pour cette résidence à Artagon, vous poursuivez votre travail sur les cartes avec la création d’un oracle. Comment cette envie est apparue au sein de la Malvada Cyborg ? Quels sont pour vous les liens entre cartomancie, pratique divinatoire et technoféminisme ? 

Chloé Desmoineaux : On voulait offrir une expérience ludique en utilisant les cartes. Lors de mes ateliers j’utilise beaucoup de jeu de cartes-outils que j’ai créés ou que d’autres artistes ont créés, comme T.I.N.A que nous avons conçu avec Lesli.e Astier, ou bien le Post Growth Toolkit de Disnovation. Le système combinatoire proposé par les cartes permettent de mettre en relation des éléments de science-fiction, de fiction spéculative ou des éléments de narration féministes. Cela génère des associations d’idées inattendues qui sont un bon point de départ pour la création de jeu ou d’écriture/invention d’histoires sortant de récits hégémoniques redondants. L’oracle matchait bien avec ces idées de cartes-outils. Le potentiel spéculatif du tirage d’oracle. Cela permet de spéculer ou de projeter des futurs possibles, désirables ou non et ancrés dans la réalité, à partir de figures inspirantes, ou qui nous enseignent sur la science-fiction féministe. Le tirage de tarot ou d’oracle permet ce genre d’activités. 

Constanza Piña : J’aime beaucoup travailler avec des éléments culturels et techniques locaux et lorsque nous avons créé cet oracle, nous étions à Marseille, où il y a une tradition du Tarot.

J’avais déjà comme référence les cartes ou feuilles de « santería » que l’on trouve par exemple au marché Sonora de Mexico. Nous avons également eu l’idée de créer notre autel numérique, en créant des images pour des personnages mystiques qui n’ont pas vraiment de représentation sous forme d’image.

Nous avons donc réfléchi à la pratique de l’oracle également dans le monde numérique. Nous avons été inspirées par les ateliers d’écriture de science-fiction féministe de notre chère Helen Torres et avons voulu repenser le passé comme une construction pour l’avenir. Repenser la culture techno-naturelle à travers le féminisme : l’oracle est génial pour ça.

Ce que nous avons fait avec ce projet, c’est de mettre en lumière les histoires et les mythologies des femmes et des personnes non binaires qui ont un rapport avec la magie, la science et la technologie. Montrer aussi que ces personnes sont plus que de simples corps féminins, qu’elles sont assujetties et opprimées. L’ensemble du projet tente de s’affranchir des récits patriarcaux et néolibéraux, tels que la figure du héros, l’argent, le pouvoir, la propriété, la domination, la monogamie et le décentrement du regard humain.

Comment se compose l’oracle et quelles ont été vos sources d’inspiration techniques, théoriques, artistiques ou mythologies pour les personnages représentés ? Quels usages et quels modes de diffusion imaginez-vous ?

Chloé Desmoineaux: La plupart de ces cartes portent sur des histoires pas forcément très connues. Des récits de féminicides. Il y a aussi pour nous cette idée de venger, venger l’entité de la carte, en lui rendant honneur, en racontant son histoire.

Constanza Piña : Il y a des entités de différentes cultures, mais aussi des virus informatiques, des êtres virtuels comme Eliza, l’une des premières intelligences artificielles, des personnages quantiques, comme le chat de Schrodinger, résultat d’une expérience de pensée. Il y a aussi des personnes qui ont réellement existé, comme Baba Vanga, qui a reçu des pouvoirs surnaturels tels que la clairvoyance, ou Nina Kulagina, qui pouvait déplacer des objets. Dans presque toutes nos cartes, elles représentent deux types d’entités en même temps, elles peuvent être humaines et animales, déesses et minérales, spirituelles et végétales. Par exemple, Sedna (une des cartes). C’est intéressant car il s’agit d’une déesse inuite, l’histoire d’une femme inuite qui est devenue une déesse après que son père lui ait coupé les doigts et l’ait jetée à l’eau. Lorsqu’elle est tombée dans l’eau, le sang de ses doigts coupés a donné naissance à tous les animaux de la mer. C’est aussi le nom de l’une des planètes les plus éloignées du système solaire. Elle est l’une des rares à être nommée d’après une mythologie non grecque et non romaine, de sorte que toutes les futures découvertes spatiales autour de lui seront nommées d’après des divinités inuites. 

Pour le moment, nous avons utilisé l’oracle dans des laboratoires collectifs, mais l’un de nos objectifs est de pouvoir imprimer cet oracle et le distribuer. Nous voulons qu’il serve d’outil aux personnes qui veulent créer de la science-fiction, se projeter dans le futur ou approfondir leurs connaissances sur les cyborgs. Nous essayons d’avoir un oracle qui utilise des codes de divination, nous travaillons sur les différents types de tirages et les lectures possibles. Mais en fin de compte, nous aimerions disposer d’un oracle avec lequel nous pouvons également jouer d’une manière différente. Toujours cette envie de générer des outils techniques pour le plaisir et l’amusement.

Chloé Desmoineaux : Pour la réalisation des cartes, nous avons utilisé un logiciel libre et en constant développement appelé Electric Zine Maker qui permet de faire des fanzines. Ce logiciel est développé par l’artiste et développeur.euse, Nathalie Lawhead (http://www.nathalielawhead.com/candybox/) que j’aime beaucoup, qui s’inspire de la pop culture émergeant d’internet, l’esthétique du glitch, des fichiers indésirables, des pop-ups. Dans ses œuvres elle mixe ses expériences personnelles du trauma, des jeux poétiques, des esthétiques pixel-punk. 

Nous proposons dans les ateliers d’utiliser ce logiciel pour venir créer sa propre carte, nous aimerions aussi que les personnes imaginent leur propre cyborg ou que si elles pensent à de nouveaux cyborg à ajouter, elles nous envoient des propositions. 

A propos du FluidSpace : 

Le FluidSpace est un espace au sein des locaux d’Artagon qui m’a soutenu en me permettant d’acheter du matériel et m’a mis une salle à disposition pour se rencontrer en mixité choisie femmes et dissident.e.s du genre tous les mercredi autour de diverses pratiques des technologies (https://chloedesmoineaux.surf/fluidspace ). L’idée de ce lieu, c’est à la fois de s’émanciper d’autres fablab ou hackerspace très masculins, y développer notre propre manière d’apprendre, de manière plus horizontale, sans se faire montrer la bonne manière de faire ou se faire prendre les outils des mains. C’est davantage un lieu d’initiation et d’expérimentation et de bidouille bizarre qu’un lieu à la pointe de la technologie. C’est également un lieu où on vient discuter de la place des personnes qui ne sont pas des hommes cis blanc et hétéro dans les technologies. 

Pour le moment c’est très libre, tu peux venir avec ton projet, tes propres questions, tes envies. J’avais proposé plusieurs sujets pour le Fluid Space, mais l’idée c’est que les personnes puissent venir librement, de Marseille ou de l’extérieur, pour présenter leur travail, proposer des ateliers. Les thématiques d’autodéfense numérique féministe, de construction de radio pirate, d’écriture de jeu narratif en non binaire, de lecture partagées de textes de science-fiction ont été évoquées pour les prochains ateliers. 

Crédits : D.D.A Contemporary Art
Crédits : D.D.A Contemporary Art

CHLOÉ DESMOINEAUX – BIOGRAPHIE
Chloé Desmoineaux vit à Marseille. Inspirée par la fiction spéculative, les médias tactiques et le cyberféminisme, elle aborde à travers le détournement de jeu vidéo, la vidéo et les installations interactives des questions liées au genre, à l’identité et aux relations inter-espèce. Depuis 2 ans, son travail intègre une dimension curatoriale notamment aux côtés d’Isabelle Arvers avec laquelle elle organise les soirées Art Games Demos , mais aussi récemment pour l’Institut Français et la Gaîté Lyrique. Elle co-organise au Mucem en 2017 avec Reine Prat, Isabelle Carlier, Peggy Pierrot, Isabelle Arvers l’événement hommage« TRAN//BORDER, les enseignements de Nathalie Magnan ». Le reste du temps, elle parcourt la France pour donner des ateliers qui traversent différentes pratiques techno-feministes allant de l’initiation à la création vidéoludique et aux contrôleurs alternatifs à l’écriture de fictions spéculatives.
https://chloedesmoineaux.surf/

CONSTANZA PIÑA – BIOGRAPHIE
Constanza Piña Pardo est une artiste visuelle, danseuse et chercheuse, qui se concentre sur l’expérimentation électronique, les technologies libres et les pratiques sociales. Son travail aborde le rôle des machines dans la culture, et propose une critique du capitalisme et des systèmes techno-patriarcaux. Intéressée par le recyclage, l’artisanat et la magie électronique, elle utilise des synthétiseurs artisanaux pour explorer les fréquences audibles et inaudibles comme perceptions physiques ou bruit, en particulier dans son projet Corazón de Robota (Cœur de robotte). Par sa pratique, Constanza incarne la philosophie de la culture libre, du nomadisme, du technoféminisme et de l’anarchie électronique.
https://constanzapinadossier.wordpress.com/