Sarah Carp et Delphine Schacher, En résonance

Sarah Carp et Delphine Schacher, En résonance

Delphine Schacher, Petite robe de fête, 2013. Courtesy artiste

EN DIRECT / Exposition En résonance, Sarah Carp et Delphine Schacher, jusqu’au 07 février 2020, Galerie du Théâtre du Crochetan, Monthey (Suisse)
par Julia Hountou curatrice de l’exposition

À la croisée du reportage et de la mise en scène, l’univers poétique de Sarah Carp et Delphine Schacher dépeint la singulière beauté des êtres humains en lien avec la quiétude de la nature. Partant de l’intime, elles élaborent des narrations photographiques atemporelles propres à toucher chacun de nous. À travers leurs images au caractère pictural manifeste et teintées d’une suave mélancolie, elles parviennent à saisir avec une grande délicatesse les émotions qui passent sur un visage, la particularité des corps ou la douceur de la lumière. Travaillant toujours à la clarté naturelle, elles cherchent toutes deux dans le quotidien le plus simple le moment où quelque chose de mystérieux paraît susceptible d’advenir. 

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Entrer « en résonance » signifie se sentir touché, affecté voire bouleversé par autrui, un paysage, un éclairage, une atmosphère… Ce phénomène implique la qualité de notre rapport au monde selon différents niveaux de connexions possibles : avec l’autre, avec des objets et détails incongrus… avec la vie et l’environnement en tant que tel, grâce à une capacité d’écoute, d’attention, de respect, d’empathie… autant de prédispositions dont sont pourvues les deux photographes.

Sur le mode du dialogue et de la réciprocité, l’exposition fait entrer en résonance les images des deux artistes : la série Roots de Sarah Carp et Petite robe de fête de Delphine Schacher. Totalement mêlés au point de se confondre, leurs clichés dénotent leur aptitude à se laisser interpeller semblablement par le monde. Au-delà des similitudes de style ou de forme, notons leur manière commune d’approcher les modèles et les paysages, selon une démarche intimiste et contemplative. Leur parenté esthétique est manifeste. Leur exigence artistique, leurs thèmes de prédilection et leurs procédés techniques (photographies en argentique1) dialoguent harmonieusement ; elles traitent ainsi d’intimité, d’enfance, d’innocence, de fragilité, de simplicité, de ruralité, d’attente, de nostalgie, de mémoire, de racines, de filiation, d’absence… 

Toutes deux sensibles aux infimes détails du décor ou aux indices révélateurs de la nature humaine, elles se muent en témoins sensibles de ce qu’elles observent. À l’affût de la poésie du quotidien, elles privilégient souvent les éléments incongrus qui constituent la richesse de l’existence, par le biais de séries qui combinent les portraits aux scènes d’extérieur et d’intérieur (chambres, mobilier…), magnifiant la vivacité des « petits riens » qui s’intensifie sous leur regard. Si elles aiment saisir les instants sur le vif, leurs clichés sont composés de façon réfléchie tout en restant ouverts à la fugacité d’une atmosphère, aux événements insolites susceptibles de surgir.

Tels des petits contes

L’accrochage des photographies par groupes restreints ou séquences crée divers récits propices à la rêverie, semblables à de petites saynètes. Le mélange des genres qui constitue leurs univers photographiques respectifs leur permet de raconter différentes histoires qui varient selon leurs associations. Tel un puzzle d’émotions et d’ambiances lumineuses, leurs courtes narrations se composent et se décomposent au gré de leur sensibilité, tout en laissant place aux regardeurs qui peuvent à leur tour élaborer leurs propres scénarii selon leurs perceptions et interprétations personnelles. 

Dans le sillage familial

Si Sarah Carp – en quête de ses racines – se rend à plusieurs reprises à Glendarragh (la Vallée des Chênes) entre 2003 et 2012 en Irlande, à trente kilomètres au sud de Dublin, Delphine Schacher séjourne à deux reprises en Transylvanie en 2011 et, en automne 2012, à Bradut, petit village de minorité hongroise pour réaliser sa série. Touchée par le récit de voyage de son père qui s’y était rendu en 1991 après la chute du régime Ceausescu pour fêter le jumelage de leur commune avec un village roumain, elle s’intéresse à la Roumanie depuis son enfance. « C’était la première fois que mon père voyageait si loin, et la première fois que je l’ai vu pleurer, ému par ces gens et leurs conditions de vie difficiles » explique-t-elle. Grâce à la photographie, elle décide de partir sur les traces de son père. Pourvue d’une collection iconographique que ce dernier avait rapportée de son voyage, elle recherche les villages et les gens qui y figuraient afin de les photographier à nouveau vingt ans après.C’est ainsi qu’elle rencontre les jeunes filles présentes sur les images de Petite robe de fête. Frappée par leur grâce et leur délicate douceur nichées au cœur des étendues agrestes, elle les photographie patiemment.

D’origine irlandaise, la grand-mère de Sarah Carp, décédée en 1999, a vécu en Irlande quelques années avant d’immigrer en Suisse. C’est naturellement au travers de sa pratique que la photographe a cherché à s’imprégner de son histoire, alors qu’elle lui a transmis sa passion pour l’art. Au fil de ce parcours sentimental, elle observe son entourage immédiat tout en dépeignant une Irlande rurale sur le déclin.

Toutes deux attentives aux décors domestiques, Sarah Carp et Delphine Schacher saisissent des photographies encadrées ou fixées au mur, reflets de ce que fut la vie de sa famille (pour Sarah) ou celle des modèles (pour Delphine). Témoins du passé, les souvenirs ensevelis remontent ainsi à la surface. Telles des invitations à rouvrir un album photo, des carnets de notes, ou à relire des correspondances, leurs photographies nous convient tout en subtilité à faire appel aux souvenirs personnels. De même, leur regard se pose sur quelques objets familiers – importants stimuli mémoriels – qui matérialisent des fragments de vie passée.

Introspections poétiques

Proches et modèles portraiturés par les photographes paraissent absorbés dans d’insaisissables pensées. On les retrouve, de profil, de dos, tête baissée, occupés à quelque tâche simple. Peu d’entre eux nous regardent ; et lorsqu’ils nous font face, ils ferment souvent les yeux ou portent un regard las sur ce qui les entoure. L’inclinaison du visage et les paupières mi-closes traduisent une certaine mélancolie. En captant ces diverses émotions, Sarah Carp et Delphine Schacher sondent les mouvements de l’âme. À travers leurs portraits, elles tentent de faire surgir la réalité psychique, intérieure de leurs modèles. Particulièrement sensibles à ces instants de vérité où les masques tombent, elles semblent mettre à nu leurs sujets en les révélant dans toute leur humanité, leur humilité, leur profondeur ou leur vulnérabilité. 

Privilégiant l’introspection au fil d’un voyage intérieur poétique, les deux photographes extraient du quotidien, par petites touches sensibles, des moments intimes et essentiels, et leur confèrent une dimension universelle.

1 Sarah Carp travaille le plus possible en argentique, avec un vieux Rolleiflex. Delphine Schacher quant à elle, a utilisé un appareil argentique moyen format : Mamyia 6×7.

Extrait du texte de Julia Hountou, docteure en histoire de l’art

Sarah Carp, Old Orchard, 2011
Sarah Carp, Old Orchard, 2011. Courtesy artiste
Sarah Carp, Fallen Pears, Série Roots, 2011
Sarah Carp, Fallen Pears, Série Roots, 2011. Courtesy artiste
Delphine Schacher, Petite robe de fête, 2013
Delphine Schacher, Petite robe de fête, 2013. Courtesy artiste

Sarah Carp
Née à Zurich en 1981
Diplômée de l’Ecole de photographie de Vevey
Mère de deux petites filles, elle vit et travaille principalement en Suisse
Sarah Carp

Delphine Schacher
Née à Nyon en 1981
Diplômée de l’Ecole de Photographie de Vevey
Delphine Schacher