Julien Discrit

Julien Discrit

Chez Julien Discrit, la carte est en même temps récit et projection. Elle traduit l’expérience du monde d’un seul, tout en se gardant de vouloir instaurer une quelconque structure valable pour tous. « La cartographie n’est pas un exercice purement formel mais une façon de réfléchir, qui matérialise autant le visible qu’elle renvoie à l’invisible », se plaît à rappeler l’artiste. « Elle n’est pas adéquation au modèle mais représentation possible, c’est-à-dire mise en forme du réel ». S’il mobilise la géographie comme tentative de décrire et circonscrire le monde, s’il produit lui aussi des cartes, des systèmes d’enregistrement et de mesure, c’est en subjectivisant ces données qu’il fait oeuvre d’artiste. La carte et les systèmes de mesure font émerger du sens, bien que ce sens là ne soit pas celui du positivisme. Ce qui est produit n’est pas vérité d’adéquation, mais vérité intime. Et le sens est alors à comprendre comme direction et comme orientation à travers l’incertitude de l’existence. De manière significative et bien qu’il se défie des références trop unilatéralement ancrées dans l’histoire de l’art et des formes, Julien Discrit cite parmi ses points d’ancrages le tableau de Jan Vermeer Le Géographe. S’y matérialise en effet un certain type de rapport au monde, dont le sujet du tableau fait dès lors office de personnage conceptuel. Penché sur sa carte, les instruments de mesure à la main, un géographe laisse filer son regard par la fenêtre ouverte et s’abîme dans la contemplation d’un lointain. Mesure et imagination, rationalité et onirisme s’allient et se diffractent au prisme de cette figure centrale.

A ce titre, l’une des meilleures introductions au système de pensée de l’artiste est peut être son film Marathon Life (2005), où l’on retrouve mêlés les arpentages externe et intime du monde. A l’image, un marathonien avale les kilomètres en monologuant sur son existence à la première personne. Durant une quinzaine de minutes, son pas se fera plus lourd, plus lent. Son récit également s’acheminera vers les épreuves de la maturité puis de la vieillesse. A la durée de la course correspond en effet la durée de la vie du personnage à l’image, comme une fable philosophique qui incarnerait la distinction établie par Henri Bergson dans son Essai sur les données immédiates de la conscience entre « temps » (mesure externe) et « durée » (ressenti intime). Bergson rappelle que le temps, quand bien même il se distingue des sentiments intérieurs, reste néanmoins une construction humaine. Le temps est un « fantôme d’espace », c’est-à-dire qu’il ne fait que transférer au domaine de la conscience pure ce que nous avons l’habitude d’observer dans l’espace, l’étalant devant nous comme un paysage et le rendant par conséquent mesurable comme lui. Lorsque Julien Discrit cartographie l’île construite par l’empire Disney pour faire revivre des folklores de piraterie (Never Neverland, 2005) ou qu’il rejoue le coup du Canard/Lapin de Wittgenstein par des cartes de relief inversées (le livre Etats Inversés, 2016), l’espace lui-même devient aussi aléatoire et subjectif que l’est la durée. Comme chez le géographe de Vermeer, la carte n’est que le support où viennent s’arrimer les lambeaux de rêve, ceux-là même qui viennent donner volume et couleur au tracé initial.

En réalité, toutes ces questions sont aussi et avant tout des questions de représentation. Comment produire une représentation du monde dont le représentant, c’est-à-dire celui qui produit la représentation, ne s’exempterait pas ? Tel est bien l’un des grands points d’achoppement de la pensée contemporaine. Représenter, c’est toujours se décoller de l’adhérence aux choses ; s’élever suffisamment pour parvenir à une vision surplombante. Représenter, c’est alors aussi forcément penser le monde non comme totalité mais comme feuilleté. C’est aussi et surtout présupposer qu’une telle position, celle du retrait, soit initialement possible. Dans son magnum opus publié en 1819, Arthur Schopenhauer tente de parvenir à une explication complète du monde qui relierait épistémologie, métaphysique, esthétique et éthique. Pour ce faire, il mobilise la puissance exploratoire de deux concepts clés : la Volonté et la Représentation – qui donnent à l’ouvrage son titre, Le Monde comme Volonté et comme Représentation. Pour lui, héritant de Kant autant qu’il en produit la critique, le monde est pure Volonté en même temps qu’il ne nous apparaît uniquement en tant que Représentation. La dissociation entre deux plans, les choses en soi et les choses pour nous, se perpétue. Cependant, Schopenhauer reconnaît déjà l’existence d’un « désir de vie aveugle et sans but » qui relie aussi bien les humains que les animaux, les plantes et les minéraux et qu’il désigne par le concept de Volonté.

En cela, Schopenhauer anticipe les critiques portées à Kant par les philosophies du Réalisme Spéculatif et de l’Ontologie Objet. Emergeant au seuil du millénaire qui s’ouvre, ces pensées sont portées par la nécessité de concevoir un monde où l’homme ne serait plus au centre. Alors qu’éclot la prise de conscience de l’activité irréversible de l’humain sur son milieu, la position post-structuraliste qui cantonne son plan d’analyse aux seules interactions des groupes humains n’est plus tenable. Elle demande à être élargie et approfondie, et si ses conclusions se révélaient n’être pas assez malléables pour embrasser l’échelle du monde entier, purement et simplement abandonnée. De fait, les pensées écologiques et spéculatives qui ont succédé au post-structuralisme ont instauré une guerre sans ambages entre l’un et l’autre niveau d’analyse. Qui n’est pas dans un camp est automatiquement dans l’autre. Qui n’est pas ami est ennemi. Aux structures sociales, politiques ou langagières, s’opposerait alors, irrémédiablement, le plan de l’univers comme totalité. S’il est certes urgent d’élargir le spectre, l’opposition en tant que telle est trop simpliste et le curseur entre l’un et l’autre niveau plus mobile que ce qu’un premier aperçu pourrait laisser à penser. On en revient alors au processus de subjectivisation des systèmes de mesures, et surtout de leur individuation1.

En épelant à l’encre invisible révélée à la lumière UV par un détecteur de présence que « ce qui n’est pas visible n’est pas invisible » (What is not visible is not invisible, 2008), Julien Discrit aborde aussi, par-delà le visible, la duplicité inscrite dans toute chose. L’installation murale fait certes d’abord référence au fait que pour exprimer l’invisible, il faut d’abord inventer les systèmes permettant de le faire se manifester. On le comprend, le succès du protocole est en même temps son échec : si l’on parvient à faire se manifester l’invisible, c’est qu’on l’a déjà rendu visible. Cette oeuvre, cependant, est également porteuse d’un second sens plus latent. Comme nous l’avons souligné précédemment, opposer purement et simplement les deux plans, le social et le naturel, n’est tenable qu’au moment de la prise de conscience. S’il faut certes sortir d’une position anthropocentrée, si un changement de paradigme s’annonce bel et bien comme une déchirure, s’installer dans le nouveau paradigme implique une pensée de la nuance plutôt que de la rupture, de la différenciation de degré plutôt que de l’incommunicabilité des structures. A partir d’une photographie de L’Ange de Nagasaki (2018), élément architectural détruit lors de l’explosion de la seconde bombe atomique en 1945 qui fut par la suite offert à l’UNESCO, l’artiste réalise une modélisation du visage atomisé dont il comble les parties manquantes en marbre blanc. Intitulée Kintsugi, la pièce fait elle-aussi se télescoper les temporalités, orientant l’imagination et la matérialisation d’une image mentale vers le passé d’une origine lacunaire plutôt que vers la réalisation d’un projet – sans toutefois que l’une ou l’autre dimension ne cessent d’échanger entre elles.

Tout comme l’apparition de l’invisible est suspendue à son envers visible, et inversement, le global et le social entretiennent une relation d’échange. Cet échange est celui qui est propre à l’interface ou à la membrane : il s’agit d’une zone de contact poreuse. Cette zone de contact entre global et social, quelle est-elle ? Formuler les éléments de réponse à cette question est l’un des grands défis de l’époque, ultime, possiblement insoluble et par là même inépuisable source d’énergie créatrice. L’une des pistes potentielles, l’un des noms possibles de cette membrane pourrait bien se donner à nous en suivant la piste de l’individuation. L’individuation commence avec l’individu mais ne s’y arrête ni ne s’y restreint. L’individuation n’est pas l’individu, mais le processus par lequel émerge l’individu. Ce processus est constant, coextensible à la durée de la vie elle-même et par sa relation constante d’échange avec le milieu, échappe à ce que Pierre Bourdieu vilipendait comme « la vieille mélopée conservatrice du clos et de l’ouvert »2. La pensée de l’individuation est aussi récente que le changement de paradigme auquel nous entendons la faire correspondre. Derrière le terme, il faut ainsi entendre résonner l’évolution de la conception de l’intellect, c’est-à-dire de la manière dont l’humain se rapporte à son environnement et l’influence qu’a celui-ci sur l’évolution de ses facultés mentales elles-mêmes.

Dans son livre Métamorphoses de l’intelligence. Que faire de leur cerveau bleu ? paru en 2017, la philosophe Catherine Malabou esquisse une théorie de l’intelligence qui intègre l’automatisme plutôt que de lui opposer l’autonomie. Au niveau du cerveau se répercute ainsi la même problématique de la mesure et de la subjectivité, étudiée cette fois au niveau des développements de l’intelligence artificielle. Prenant acte de cet horizon proche, Catherine Malabou explique qu’il est dès lors possible d’élargir la théorie bourdieusienne de l’habitus3 aux machines, à savoir aux ordinateurs de demain dotés d’Intelligence Artificielle. Bourdieu révolutionne en effet déjà la conception de l’intelligence en l’extirpant d’un phénomène mesurable (l’impasse des psychologues et des tests de QI) pour en démontrer le caractère à la fois biologique et social. Il n’y a pas de déterminisme génétique mais un « processus de formation pratique et plastique de l’habitus », résume Catherine Malabou, qui « requiert une mise en relation entre instances hétérogènes – nature/culture ou biologie/histoire. Cette mise en relation apparaît bien comme une possible définition de l’intelligence »4. Au cours des dernières années se sont en effet développés des programmes comme Human Brain et Blue Brain, qui en cartographiant le cerveau humain entendent à terme parvenir à produire une conscience artificielle elle-aussi en mesure de se transformer, de s’auto-réparer et de réagir aux stimuli. Pour le dire en un mot : d’entretenir des échanges avec un milieu.

D’ici quelques années, le couple assimilation-accommodation ne décrira plus uniquement l’intelligence naturelle mais également l’Intelligence Artificielle. Dès lors, il sera tout aussi possible de la concevoir comme un processus d’individuation, alors même qu’on ne puisse plus identifier d’individu en tant que tel. Ce processus d’autonomisation et de distinction d’une entité distincte d’un corps organique se retrouve dans la partie la plus récente du travail de Julien Discrit. En cohérence avec le reste de son corpus, ses dernières oeuvres traduisent dans le champ du visible les évolutions que nous venons de pointer. Il y a d’abord la photographie Mu (2018), qui à l’image d’une mue de cigale collectée il y a presque dix ans fait correspondre le Zen qui lui donne son titre ; élargissant – autonomisant – le résidu d’un corps individué aux ressorts du monde à ce vide, ce rien qui en constituerait selon la pensée japonaise le centre. De manière plus explicite, Pensées (2018) montre des formes et des dessins arborescents inscrits dans le sable en utilisant de la silice. A l’évidence, leurs motifs compliqués semblent relever d’un « dessein » qui ne peut être celui d’une intelligence sinon supérieure, du moins naturelle. Ces tracés rhizomatiques, lorsque produits de main d’homme, visent pour l’artiste à faire entrer en collusion les intelligences humaines, naturelles et artificielles. Il souligne ainsi le moment historique qui est le nôtre, où ces frontières s’effacent progressivement et où l’indistinction n’est qu’une affaire d’années.

L’image des arborescences sur le sable en fait poindre à l’esprit une autre, ce fameux visage de sable qui clôt Les Mots et les Choses de Michel Foucault. À la pointe de son développement on trouve ainsi cette ultime image : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues (…) alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable »5. En faisant de la durée, de l’intime, de la projection et du processus les principes exploratoires du réel, Julien Discrit n’en reste pas moins fidèle à l’objectif de description du monde des sciences. Seulement, se trouve vérifiée l’hypothèse quelque peu hasardeuse que la vérité de l’artiste anticipe souvent celle des sciences dures. Avec les progrès de l’Intelligence Artificielle, pointe ultime du grand mouvement de désanthropologisation du rapport au monde, c’est toute la primauté classiciste de l’être sur la métamorphose qui vacille. Dans la conclusion de son livre, Catherine Malabou appelle ainsi à accepter « que les métamorphoses puissent se substituer à l’être ». En effet, le constat est limpide : l’Intelligence Artificielle ne rivalise pas avec l’humaine lorsqu’elle égale sa puissance de calcul mais seulement dès lors qu’elle intègre une dimension d’intelligence collective, ce qui implique la mise en synergie de compétences et l’adaptation au milieu social et naturel. Et de continuer : « l’intelligence, pure circulation d’énergie, ne consiste en fin de compte qu’en ses transformations »6. De même, l’art nous l’apprend : les systèmes de représentation ne consistent eux-aussi qu’en leurs transformations, qui ne sont pas tant celles du représenté que la main et de l’oeil qui les dessinent.

 

1  En 2005, Gilbert Simondon récapitule les sens plus anciens dont a pu être chargé le terme au fil des ans et des disciplines et lui donne sa formulation conceptuelle la plus systématique. Dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information , il décrit l’individuation comme la formation à la fois biologique, psychologique et sociale de l’individu toujours inachevé, qui en même temps qu’il se constitue donne également naissance à un milieu qui lui est associé.
2 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003 (1997), p. 192
3 Chez Pierre Bourdieu qui popularisera l’usage du terme, et dans la sociologie en général, l’habitus permet de dépasser le déterminisme des structures innées en mettant l’accent sur les dispositions acquises au contact de la société. L’habitus constitue alors un moyen terme qui évite l’écueil et de l’objectivisme, et du subjectivisme
4 Catherine Malabou, Métamorphoses de l’intelligence. Que faire de leur cerveau bleu ?, Paris, PUF ? 2017, p. 89
5 Michel Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 398
6  Catherine Malabou, Op. Cit ., p. 173

 

Texte Ingrid Luquet-Gad © 2018 Galerie Anne-Sarah Bénichou Paris

 

 

Visuel de présentation : Julien Discrit, Kintsugi, 2018, marbre de Carrare, 11,9 x 14,1 x 4,6 cm, courtesy de l’artiste et de la galerie Anne-Sarah Bénichou

 

Julien Discrit, L’Ange de Nagasaki, 2018, tirage pigmentaire, 60 x 71,5 cm, courtesy de l’artiste et de la galerie Anne-Sarah Bénichou
Julien Discrit, L’Ange de Nagasaki, 2018, tirage pigmentaire, 60 x 71,5 cm, courtesy de l’artiste et de la galerie Anne-Sarah Bénichou

 

Julien Discrit, Mu, 2018, tirage pigmentaire, 6,67 x 10 cm, courtesu de l’artiste et de la galerie Anne-Sarah Bénichou
Julien Discrit, Mu, 2018, tirage pigmentaire, 6,67 x 10 cm, courtesu de l’artiste et de la galerie Anne-Sarah Bénichou