DENIS BRUN, HOW CREEP IS YOUR LOVE, VIDÉOCHRONIQUES, MARSEILLE

DENIS BRUN, HOW CREEP IS YOUR LOVE, VIDÉOCHRONIQUES, MARSEILLE

Denis Brun : Loving through

Faire : Denis Brun pourrait considérer comme sienne cette posture artistique.

Inscrit dans un rapport de sensibilité exacerbée au monde, Denis Brun s’imprègne profondément des images – fixes ou en mouvement –, des objets, des sons, des pensées qui habitent le monde et interfèrent avec sa sphère émotionnelle.
Ces éléments viennent nourrir une base de données – ou devrions-nous dire un vivier tant ces entités sont rendues vivaces et actives par leur mise en présence – enrichie des ready-made mentaux de l’artiste. Denis Brun y puise afin de créer ses oeuvres qui viennent, en retour, alimenter cet espace ressource.
L’artiste restitue au monde ces artefacts – qu’il considère comme des ready-made, des éléments plastiques – au moyen de montages, d’assemblages, de recompositions et de transformations, le tout dans une grande profusion artistique.
Chez Denis Brun, l’acte créatif relève d’un processus où s’entre-mêlent reconstructions – qui trouvent peut-être leur origine dans l’éclatement de la psyché – et constructions à partir d’entités appartenant à la sphère de l’affect. Pour Denis Brun, artiste prolifique, faire relève d’une nécessité ; créer s’inscrit dans un processus vital. C’est dans la dynamique du corps investi dans l’agir que le souffle ne peut s’interrompre.

Les collages papiers, les montages vidéos, les assemblages sculpturaux, les peintures réalisées par l’artiste s’articulent autour de l’expérience d’une dynamique d’un rapport harmonieux entre l’espace, la couleur et la forme. Denis Brun conçoit le concept d’harmonie au sens platonicien du terme : cette juste proportion d’éléments au sein d’un ensemble, qui peut conduire à la composition d’entités contradictoires, a une dimension objective et collective. C’est dans ce rapport dynamique à l’harmonie que les emprunts d’images, d’objets, de musiques, populaires prennent tout leur sens qui relève du commun.

Nous retrouvons ce rapport dynamique aux images dans What you see is what you get (2010), étoile molle dissymétrique affublée d’images de mode, de corps, d’objets design issus de magazines. Toutes ces images ayant pour l’artiste la même valeur esthétique, ce dernier n’active aucun choix conscient. La disposition centrifuge des images tente de donner de la tenue à une étoile hollywoodienne que les matériaux utilisés – papier aluminium, ruban adhésif comme moyen de plastification – rendent peu glorieuse et décadente.

L’idée des ‘‘décalcomanies au feutre indélébile sur sac plastique’’ vint à Denis Brun en 2000 ou 2001 alors qu’il venait d’acquérir un disque microsillon chez un disquaire d’Anvers. L’excitation de l’achat – exacerbée par la difficulté d’acheter des disques dans son enfance – fit poser un regard aiguisé sur le sac plastique blanc enveloppant l’objet convoité qui, au lieu de dissimuler ce dernier, déplaçait – de part sa transparence –, en donnant partiellement à voir le visuel imprimé sur la pochette du vinyle, l’objet sonore dans le registre de la forme.
Dans cette série d’oeuvres, Denis Brun décalque les pochettes de sa collection de vinyles débutée à la fin des années 1970 sur le recto et le verso d’un sac en polyéthylène blanc. Par l’usage de la pochette et du geste consistant à repasser, Denis Brun se place au-dessus de l’objet et le met à distance. Il tente ainsi de s’affranchir de l’objet et parler de musique à travers des formes silencieuses et graphiques. Mis sous cadre, le sac plastique se trouve animé par une multitude de plis qui lui confère le statut de bas-relief. Par une sorte de télescopage de la pensée – termes employés par l’artiste – Denis Brun propulse, par rebonds successifs, la musique populaire vers un motif sculptural.
L’importance de l’usage du sac plastique dans l’oeuvre de Denis Brun tient au fait de jouer le rôle d’interface entre le monde et les objets qui l’habitent. L’interface semble ici être une tentative de surpasser l’objet et l’image, de déplacer la musique, les objets vers d’autres supports, introduire ces derniers dans d’autres rapports au monde.
L’interface semble également opérer comme un jeu de désubjectivisation d’objets appartenant à la sphère émotionnelle de l’artiste.

Denis Brun met également en oeuvre un processus de médiation dans le cadre de la réalisation de ses peintures. Pour ce faire, il utilise des images de l’iconographie populaire : des personnages de bandes dessinées (Mickey dans Evil Michael, 2015 et Sick of it all (Black Bad B heavier), 2011 ; les Rapetou dans Home run (IA vs fuckbuddies), 2011), des dessins qui pourraient être issus de logos (une panthère noire dans U Turn, 2009). Utilisant de la peinture acrylique, il repasse sur ces images projetées sur un support papier fixé au mur. Il intervient ensuite, de façon plus intuitive, directement sur le support avec des pastels, de l’encre de Chine et/ou des paillettes. Prenant en photographie la peinture obtenue à ce stade, il réintervient sur celle-ci grâce à un logiciel de photomontage et incruste, superpose ou juxtapose d’autres images issues de son vivier. Les modifications opérées sont reproduites à nouveau grâce au même procédé de projection et l’artiste peut à nouveau réagir directement sur l’oeuvre. Denis Brun procède par des allers-retours successifs entre photomontage et projection jusqu’au stade final de création qu’il identifie comme étant atteint en photographiant à nouveau la peinture et en testant l’équilibre et l’harmonie de la pièce en utilisant les possibilités de renversements axiaux du logiciel de photomontage.

Pour créer ses peintures numériques (Wize up, Wizzard, N.Y. 1, LAURENT.O, 2006), Denis Brun utilise des images de sa base de données ou d’autres visuels glanés sur internet sans se préoccuper de leur caractère esthétique. Cette indifférence esthétique n’est pas sans rappeler celle de Marcel Duchamp. Le filtrage informatisé de l’image permet ensuite à l’artiste de satisfaire sa quête consciente d’harmonie. Selon la manière dont l’image filtrée évolue, l’artiste poursuit sa création en introduisant des touches de couleurs numériques, filtrant jusqu’à l’obtention du stade final de l’oeuvre dont l’artiste s’assure en opérant de la même façon que pour les peintures acryliques. Qu’il s’agisse des peintures acryliques ou numériques, la création dynamique de Denis Brun ne peut s’affranchir de l’usage itéré des interfaces.
De 2004 à 2007, Denis Brun réalise plusieurs voyages aux Etats-Unis qui sont autant d’occasion de filmer New York et Los Angeles. Dans la vidéo Overman (2006) – dont les prises de vue ont été réalisées par le cinéaste expérimental américain Michael Masucci – l’artiste glisse dans Los Angeles sur un longboard de deux mètres de long créé par Denis Brun lui-même. L’artiste a reproduit sur ce dernier le mystérieux « rosebud » prononcé, au moment de mourir, par le magnat de la presse Charles Foster Kane, personnage de fiction joué par Orson Wells dans le film intitulé Citizen Kane (1941). Ce mot est associé au drame de la destruction, par les flammes, de la luge que Kane, enfant, avait baptisé « rosebud » et qui portait cette inscription. A travers cet emprunt, Denis Brun évoque un drame personnel, celui de ne pas voir une promesse tenue : celle de l’achat d’un skateboard pour un des noëls de son enfance.
Vêtu d’une sorte d’uniforme constitué d’un blazer et d’un bermuda noirs, Denis Brun porte un masque blanc lissant toute expression émotionnelle. Il circule ainsi, seul, propulsé par son skate dans la ville à la manière d’un non héros. Il semble que personne ne le voit.
Overman est un film nostalgique construit comme un prétexte pour filmer les paysages de la ville et déclarer son amour à Los Angeles. L’artiste y met en scène la rencontre entre émotion et non émotion mais interroge également la manière dont le monde extérieur peut s’inscrire dans un drame personnel et dont l’intériorité peut rejaillir au-dehors.
Cette vidéo semble emblématique, à travers le masque, du rapport que l’artiste entretient avec le monde. Le masque ne s’apparente pas ici à une quelconque recherche d’identité mais à une transformation de celui qui le porte. Pour l’historien d’art Carl Einstein cette « métamorphose lui permet de saisir radicalement ce qui est extérieur à lui […]. C’est pourquoi le masque n’a de sens que s’il est inhumain, impersonnel […]1. » Dans Overman, Denis Brun abandonne son être à la ville. Il est Los Angeles, il se sent Los Angeles. Le masque peut se lire également comme une interface qui permet, par la transformation de l’individu, le passage vers le monde extérieur.
Ce masque lisse et blanc, Denis Brun l’utilise également lorsqu’il se produit dans des performances musicales sous le pseudonyme de Toshiro Bishoko. Il peut également porter un masque mortuaire péruvien acheté à Los Angeles en 2006. Ces masques/interfaces lui permettent d’agir de manière décomplexée et d’interagir avec l’espace extérieur.
L’usage de l’interface tient une place prépondérante dans le processus de création de Denis Brun. Qu’il s’agisse du sac plastique, du logiciel de photomontage, du masque, l’interface chez Denis Brun n’isole pas mais permet d’établir un rapport au monde inouï. Elle offre l’opportunité, par un retour vers l’oeuvre ou l’extérieur, au regard de se construire. Elle met à distance toute immédiateté. L’interface – comme le fait symboliquement le masque – accompagne l’oeuvre dans sa transformation jusqu’à son stade final.

Lorsque Denis Brun appréhende ce qu’il nomme ‘‘basse couture’’, il le fait à la manière d’un D.J. remixant ces échantillons/samples de tissus. Les robes qu’il réalise prennent pour modèle un patron de robe chasuble de la taille 42 datant de 1998. Dans les robes O.R.B. 1, O.R.B. 2, O.R.B. 3 (2018), Denis Brun combine des motifs d’oiseaux avec un tissu tramé de lignes. Les robes ‘‘basse couture’’ apparaissent comme autant de variations sur une série. Pénétrables par les corps, elles ont, pour l’artiste, le statut de sculpture. Suspendues à des branches de figuier, doublée avec de la toile à peindre, O.R.B. 1, O.R.B. 2, O.R.B. 3 s’affichent comme des peintures.
Si les lustres de Denis Brun peuvent faire référence au Porte-bouteilles (1914) suspendu de Marcel Duchamp, comme les robes ‘‘basse couture’’, il est possible de les considérer comme des remix ou des variations sur une série. C’est sous le titre de Big Century qu’a été présentée la première version d’un entremêlement de porte-manteaux perroquet et de guirlandes lumineuses (exposition Fan Club 3000, 3BisF, 2007). Un autre modèle de porte-manteaux perroquet a servi pour la réalisation de la version présentée en 2014 à la Galerie Giacobetti Paul (New York). Le choix de porte-manteaux stylisés pour la version de 2018 présentée dans l’exposition How creep is you love (Vidéochroniques) apparaît comme une façon d’inscrire le temps à travers les formes issues du design industriel.
A ces exemples, s’ajoutent les différentes variations sur les skateboards et les battes de baseball. Ainsi, pourrions nous avancer que Denis Brun sculpte à la manière d’un D.J.

En combinant des objets, des images et des sonorités, Denis Brun construit, comme il l’énonce luimême, une grammaire personnelle. Dans les oeuvres de l’artiste, le montage – qui dit davantage que ce qui est mis en proximité – s’apparente à une forme d’écriture où se télescopent les idées et les émotions.
Le regardeur/auditeur, sollicité par des objets, images et sonorités qui participent du registre du commun, se voit offrir la possibilité de s’approprier ce langage.
L’oeuvre de Denis Brun participe bel et bien d’une écriture de rapports entre espace, forme et couleur.

1 Carl Einstein, La sculpture nègre, Paris, L’Harmattan, 1998, p.45.

 

Texte Christiane Armand, 8 février 2018. Tous droits réservés.

 

 


Denis Brun
Né le 28-10-1966, à Désertines (03)
Vit et travaille à Marseille

www.denisbrun.com

 

Denis Brun, vue de l'exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun
Denis Brun, vue de l’exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun

 

Denis Brun, vue de l'exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun
Denis Brun, vue de l’exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun

 

Denis Brun, vue de l'exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun
Denis Brun, vue de l’exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun

 

Denis Brun, vue de l'exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun
Denis Brun, vue de l’exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun

 

Denis Brun, vue de l'exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun
Denis Brun, vue de l’exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun

 

Denis Brun, vue de l'exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun
Denis Brun, vue de l’exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun

 

Denis Brun, vue de l'exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun
Denis Brun, vue de l’exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun

 

Denis Brun, vue de l'exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun
Denis Brun, vue de l’exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille. Photo Denis Brun

 

 

Visuel de présentation : Denis Brun, All We Ever Wanted Was Everything… Skateboard, bougies, équerres, 76x66x22cm, 2018. Vue de l’exposition How Creep Is Your Love, du 15 février au 14 avril 2018, Vidéochroniques, Marseille www.videochroniques.org