[ENTRETIEN] Lionel Sabatté

[ENTRETIEN] Lionel Sabatté

Entretien avec Lionel Sabatté artiste plasticien et sculpteur depuis son atelier.

Artiste : Lionel Sabatté, né à Toulouse en 1975. Vit et travaille à Paris et Los Angeles. Diplômé de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris (2003).

 

Les œuvres de Lionel Sabatté marquent les esprits tant par les matières dont elles sont composées : poussière, peaux mortes, rognures d’ongles, liquide de fer rouillé, thé ou béton recouvert de curcuma, que par les liens presque anthropologiques qu’elles entretiennent avec nos origines : celle de notre condition, de notre animalité, de notre rapport à l’environnement minéral et organique, de notre socialisation, mais aussi de la construction même du langage, de l’étymologie des mots. Ce qui caractérise le travail de Lionel Sabatté est une forme de justesse. Chacune des manières dont vous l’abordez le nourrit et le renforce. Ces œuvres sont un hymne au vivant, sont empreintes d’une poésie née d’un perpétuel état d’émerveillement.

Entretien avec Lionel Sabatté réalisé le 11 octobre 2015 avec l’assistance de Lisa Toubas :

Lors de l’exposition Le Mur, La collection Antoine de Galbert(1) étaient présentés plusieurs de tes dessins. Peux-tu nous parler de l’importance de ce médium dans ton travail ?
Antoine de Galbert considère mes œuvres sur papier qui font partie de sa collection comme des peintures. Elles datent du temps où j’étais aux Beaux-Arts, entre 1999 à 2003 où j’ai beaucoup utilisé la peinture. Mes travaux ont pris par la suite deux voies distinctes. J’ai travaillé à la peinture à l’huile sur toile mais j’ai aussi développé un autre versant plus axé sur le dessin, avec par moments une dimension sculpturale où interviennent des matériaux tels que le béton ou la poussière. Le dessin est au carrefour de mes pratiques.

L’échafaudage introspectif du 28/05/2013 – 2013 Mine de plomb, béton, brûlure, poussière et vernis sur papier Arches 46 x 61 cm.
L’échafaudage introspectif du 28/05/2013 – 2013
Mine de plomb, béton, brûlure, poussière et vernis sur papier Arches
46 x 61 cm.

Que te permet d’exprimer le dessin dans tes œuvres ?
Le dessin est de plus en plus présent dans mes dernières sculptures ajourées qui sont comparables à des échafaudages. Il permet une forme de spatialisation des œuvres avec la recherche de lignes particulières : celles des dos de mes herbivores en thé et en ciment, mais aussi avec la recherche d’un équilibre. Toutes les sculptures en pièces de un centime ont aussi une structure apparente. On retrouve des formes de gribouillis dans l’espace qui étaient présents dans mes premiers dessins. La pratique du dessin dévie dans ma peinture vers quelque chose de l’ordre de la fluidité et du hasard, alors que dans mes autres travaux, notamment ceux en poussière, je me tourne plus vers la figuration, vers la silhouette humaine ou animale.

 

Parenthèses et suspensions (…), 2013 Galerie Municipale Jean-Collet, Vitry-sur-seine Vues d’exposition - Photos © Rebecca Fanuele
Parenthèses et suspensions (…), 2013
Galerie Municipale Jean-Collet, Vitry-sur-seine
Vues d’exposition – Photos © Rebecca Fanuele


Comment s’est développé ton bestiaire, quels liens unissent les différents animaux que tu représentes ?
Les petits loups en poussière sont les premiers animaux que j’ai représentés. Ils marquent mes débuts dans la sculpture. Pour l’anecdote, ma toute première sculpture en poussière était un double des clefs de chez moi que j’ai fait en rentrant aux Beaux-Arts et que je distribuais aux autres étudiants. Le petit morceau de poussière de ma maison est ensuite devenu un loup. Le lien à l’intime, le rapport à l’autre, la notion d’échange que l’on retrouve dans l’utilisation de pièces de un centime, ont été présents dès mes premiers travaux.

 

Licorne de mai / Licorne d’avril – 2015 Ferraille, béton, curcuma, fibres végétales Vue d’exposition, Biennale de Sologne – 2015.
Licorne de mai / Licorne d’avril – 2015
Ferraille, béton, curcuma, fibres végétales
Vue d’exposition, Biennale de Sologne – 2015.


C’est ce lien que tu révèles en composant une meute de loups, un troupeau de licornes ou de boucs ?
Je travaille sur le groupe avec cette idée de représenter le corps social. Hormis pour le serpent, je compose généralement des populations et forme un troupeau, une meute. Je prépare actuellement un troupeau avec du béton et du curcuma qui sera présenté dans un Centre d’art en Suisse(2) qui est un ancien abattoir où l’odeur du sang est par endroits encore présente.

Est-ce que le terme de « merveilleux » pourrait qualifier ton bestiaire, et plus globalement ton travail ?
Enfant ou adolescent, je dessinais des sortes de monstres très bizarres, en général avec de gros yeux, inspirés des « Livres dont vous êtes le héros ». Je cherchais alors à faire des créatures encore plus étranges que dans ces livres. Ces premiers dessins ne sont pas si éloignés de ceux que je peux faire maintenant, au point que si on les mettait côte à côte on verrait un lien assez fort. Aujourd’hui, je recherche plutôt le merveilleux que le monstrueux, à composer « une monstruosité merveilleuse ».

 

Échafaudage d’un quotidien – 2015 Huile sur toile 195 x 195 cm.
Échafaudage d’un quotidien – 2015
Huile sur toile
195 x 195 cm.


Que recherches-tu désormais dans cette « monstruosité merveilleuse » ?
Si mes œuvres sculptées ont toujours été plus réalistes, mes peintures donnent accès à d’autres mondes. C’est ce qui fait le lien avec les créatures fantastiques. Sommes-nous sur terre, dans l’eau, dans l’espace, sur une autre planète ? Certaines formes sont reconnaissables sans pouvoir en déterminer la nature, qu’elle soit animale, minérale, microbienne… L’important est que l’on ressente le lien avec le vivant. Même enfant, à la différence avec les autres enfants qui dessinaient des voitures, avions ou bateaux, je dessinais toujours des choses vivantes. Mes oiseaux en oxyde sont un hommage au vivant car tout animal respire et la respiration est basée sur des réactions d’oxydation. Elle leur permet de tirer de l’énergie et de vivre. On retrouve aussi ces phénomènes d’oxydations dans les grottes.

 

Printemps 2015 Fresnes, peaux mortes, ongles, colle, vernis 310 x 600 x 600 cm Muséum d'histoire naturelle de la Rochelle, "Echafaudage sur le ressac" – 2015 / Photo ©Rebecca Fanuele.
Printemps 2015
Fresnes, peaux mortes, ongles, colle, vernis
310 x 600 x 600 cm
Muséum d’histoire naturelle de la Rochelle, « Echafaudage sur le ressac » – 2015 / Photo ©Rebecca Fanuele


Parler du vivant introduit une notion de temps. Quelle place occupe cette notion dans tes travaux ?
Les vieilles branches d’olivier et les bourgeons de peaux mortes de mon œuvre Installation de Printemps donnent l’illusion de la vie et matérialisent ce rapport au temps. Une pièce de un centime induit par son passage de poche en poche, un même rapport au temps et sera pour des archéologues le témoignage d’une civilisation. Dans mon enfance, j’ai été profondément marqué dans les grottes préhistoriques par les silhouettes d’animaux.

La peinture pariétale est ma première révélation artistique et a influencé mon travail par sa monumentalité, l’aspect hasardeux des parois, ce lien avec la vie.

Le rapport à l’histoire, celle de l’art ou de la science, est très présent dans mon travail, parfois même d’une manière exagérée car en évoquant l’histoire du vivant, je me réfère à des créatures qui ont 3 millions d’années. Cette histoire que je raconte dans mes œuvres est très étendue. Je pourrais même la qualifier de fantasmée.

Vue d'exposition La Constance des Alizées, Bouc en thé noir, Institut Français de l’île Maurice – 2014
Vue d’exposition La Constance des Alizées, Bouc en thé noir,
Institut Français de l’île Maurice – 2014

Cherches-tu à nous faire ressentir avec tes œuvres le même émerveillement que celui éprouvé devant une fresque datant de 20 000 ans ?
Par les matières utilisées, le thé qui est végétal, la poussière, et les formes du bouc, du loup, qui, sans anachronismes, auraient pu être représentés à l’époque où les hommes vivaient dans des grottes, je donne à mon travail une sorte d’universalité. J’aime pouvoir me dire que l’on peut être ému tout autant par mes dessins que par ces dessins préhistoriques. Dans cette histoire du merveilleux, il y a tout un hommage pour le vivant qui est lié à l’émerveillement par rapport à ce qui nous entoure. Dans les temps reculés, sans les explications scientifiques, tout était peut être merveilleux. J’essaie de retrouver, y compris avec le petit bout de peau morte qui peut dégouter, cette part de merveilleux qu’il peut y avoir dans un pétale de fleur.

Ma démarche consiste à voir le merveilleux là où l’on ne penserait pas le trouver. Le mouton de poussière est typique de cette recherche. Cette particule de poussière en devenant un loup et véhicule de vie, de poésie, d’idée que les gens sont de passage, acquière une dimension merveilleuse.

Plusieurs de tes œuvres portent le nom d’« échafaudage ». Peux-tu nous en dire un peu plus sur ce mot ?
La notion d’échafaudage est apparue vers 2013 dans mes premiers dessins en béton. Je l’emploie tout aussi bien pour des sculptures que des peintures.

Elle renvoie à une construction, parfois juste éphémère, qui sert à échafauder par le dessin, la peinture, la ligne, autre chose qui est de l’ordre de la théorie ou de l’imaginaire. Le mot renvoie tout autant au physique et au mental.

Mes peintures sont plus associées à une notion de « profondeur », avec leur aspect parfois très sombre qui est un hommage aux premières créatures vivantes. Le mot « infusion » est apparu petit à petit car je propose des infusions de couleurs avec ce geste de verser de la peinture sur les toiles. A un moment, je l’exécutais même avec une théière. Puis j’ai travaillé sur un bestiaire en feuilles de thé. Je me suis rendu compte que mes dernières œuvres sur toile sont aussi des échafaudages dans leur manière de se poser sur le sol, d’être moins flottantes sur la surface de la toile.

Infusion d’un éléphant – 2015 Huile sur toile 130 x 160 cm.
Infusion d’un éléphant – 2015
Huile sur toile
130 x 160 cm.

Peux-tu nous en dire plus sur cette circulation des mots entre tes œuvres ?
Les mots viennent en faisant la peinture, ou parfois juste après l’avoir finie, mais c’est toujours là. J’ai toujours cette envie de nommer les choses, surtout dans la peinture car les mots, les titres m’apportent des éléments de compréhension, d’autant plus que je recherche une forme de justesse. Ainsi dans les sculptures, il y a un lien avec l’échafaudage mais aussi la paroi, les épices. J’emploie le terme de « béton épicé » ce qui induit un rapport avec la nourriture mais aussi le voyage. Cela crée des liens entre le voyage et la sédentarité. Il y a aussi des relations plus archaïques comme avec le curcuma qui a des vertus curatrices.

Loup de mai – 2012 Moutons de poussière sur structure en métal 75 x 150 x 60 cm.
Loup de mai – 2012
Moutons de poussière sur structure en métal
75 x 150 x 60 cm.

Comment se sont passées tes premières récoltes de poussière au métro Châtelet-Les Halles ?
J’avais au départ la volonté de faire un loup grandeur nature. Mon choix s’est porté sur Châtelet qui, en raison du passage de millions de voyageurs, est relativement sale. Je me suis demandé comment ramasser cette poussière. J’ai commencé discrètement les premiers ramassages en rassemblant la poussière avec mon pied. Cela a été tout un apprentissage d’assumer les regards des passants, et d’endosser ce rôle de balayeur un peu fou d’autant plus que c’est un travail assez long. Il a fallu que j’explique aux agents de sécurité ce que j’allais faire de cette poussière.

Comment as-tu assumé cette part de « folie » ?
J’avais en tête des grandes figures de l’art, comme Opalka qui a fait des décomptes toute sa vie, Régis Perray un artiste Nantais qui balayait devant les pyramides. Je me disais que moi aussi je pouvais le faire d’autant plus que ce balayage ne se verrait pas dans la pièce finale. Le contexte du ramassage, savoir que chaque jour des millions de personnes passent est important. Si je devais exprimer cette multitude au travers d’une pièce d’art conceptuel pur, je ferais une sorte de cube rassemblant ces millions de personnes sous forme de poussière. Rétrospectivement, j’avoue que cette expérience de ramassage a été assez fantastique. Je prépare un projet à Los Angeles où je vais mélanger de la poussière de Los Angeles et du métro que j’aurai apportée pour un ensemble varié d’oiseaux.

Poussière volatile du 14/10/15 – 2015 Poussière sur structure métallique 15 x 20 x 22 cm.
Poussière volatile du 14/10/15 – 2015
Poussière sur structure métallique
15 x 20 x 22 cm.

Comment situes-tu ta pratique dans l’histoire artistique de la poussière et de son utilisation par d’autres artistes ?
Même si certains artistes avaient déjà travaillé à partir de la poussière, j’ai eu des difficultés à faire accepter l’idée que j’allais utiliser ce matériau. A la différence de Marcel Duchamp qui a travaillé sur la notion de recouvrement, elle est pour moi un matériau de construction. Je recherche à ce propos un certain type de poussière, très humaine avec beaucoup de cheveux. Marcel Duchamp évoque une poussière minérale qui en se déposant laisse une patine sur le monde, se construit d’elle-même. Beaucoup de sculpteurs ont été fascinés par la poussière, Picasso, Giacometti, sur celle qui dans l’atelier donne aux éléments qu’elle recouvre un aspect sculptural, une matérialité. Quand j’ai commencé à travailler la poussière, je n’avais pas vraiment de références artistiques. Elles sont venues après.

Les chants silencieux Vents des forêts, Meuse – 2013 Photos ©DR
Les chants silencieux
Vents des forêts, Meuse – 2013
Photos ©DR

Quels sont pour toi les symboles qu’expriment les matériaux que tu utilises ?
J’utilise souvent des matériaux dits pauvres, ou considérés comme des rebuts, ou ceux avec qui on a une proximité affective car on est souvent à leur contact. Tout le monde a été en possession d’une pièce de un centime. Il existe très peu d’objets que l’on manipule et qui circulent entre nous. Il y a aussi cette idée que l’on est à la limite entre la matière et l’idée. Je suis très influencé finalement par l’art conceptuel même si mes œuvres n’ont pas l’esthétique que l’on s’en fait. Une pièce de monnaie vaut un prix, celui de son poids en matière. Si on la multiplie, il est possible de presque tout construire avec elle ; elle permet tous les échafaudages.

Peut-on évoquer l’idée d’une sédimentation ou même d’une archéologie dans ton travail ?
Au moment du passage à l’euro, je ne voyais plus les centimes de francs comme des objets habituels mais comme des petits trésors, créant ainsi un rapport nostalgique, presque affectif. En préférant me tourner vers l’avenir par l’utilisation des centimes d’euro, je me place dans une archéologie prospective. Le thé est l’ancêtre de la pièce de monnaie. Il est lui aussi lié à l’histoire de l’échange, du partage. En recouvrant le béton de curcuma, je fais en sorte qu’il nous parle de l’humain de manière forte par l’idée de soin et de protection.

Peux-tu nous parler des différents lieux dans lesquels tu présentes tes œuvres ?
J’ai fait des expositions dans des lieux très variés. Sous terre comme à l’Aquarium de Paris, dans des lieux liés à la connaissance comme au Muséum d’Histoire Naturelle, à la FIAC en 2011 et 2012,… Beaucoup de ces endroits posent la question de la définition du vivant. A La Rochelle, sont exposés des têtes réduites et des objets de rituel qui concernent nos ancêtres et qui induisent d’autres rapports à la connaissance, d’autres pensées qui me fascinent et qui sont des terrains très propices à l’art contemporain. La connaissance peut passer par l’imaginaire. L’art finalement est pour moi la connaissance par le sensible. J’aime aussi beaucoup présenter mes œuvres dans un « white cube » car j’ai beaucoup de plaisir à associer les différents types de travaux que je fais, à raconter de nouvelles histoires en connectant, comme récemment à Marseille, un oiseau, un échafaudage de béton et une peinture. Se crée alors une circulation entre les différents matériaux.

(1) Le Mur, La collection Antoine de Galbert, onzième volet de la série d’expositions consacrées aux collections privéesdu 14 juin au 21 septembre 2014, La maison rouge, 10 boulevard de la bastille, 75012 Paris. lamaisonrouge.org

(2)Centre d’Art Neuchâtel, Rue des Moulins 37, CH-2000 Neuchâtel

Prochaines expositions :

  • ÉCHAFAUDAGES D’UNE ÉCLOSION – Solo show sous le commissariat Mathias Courtet, Février 2016, La Chapelle des Calvairiennes, Mayenne
  • UN AUTRE POSSIBLE – sous le commissariat Thomas Fort, du 21 janvier à fin avril 2016, Pavillon Vendôme – Centre d’art contemporain, Clichy
  • Marellomorpha, exposition personnelle, du 30 janvier au 1er mars 2016, Galerie Eva Hober, 35/37 rue Chapon 75003 Paris

     

Pour en savoir plus :

lionelsabatte.org

Visuels tous droits réservés.

Visuel de présentation : Échafaudage d’une caresse, Vue d’exposition, Musée de Vernon – 2015.