LES HEURES GRISES

LES HEURES GRISES

Vue d’exposition Les Heures Grises Galerie Ségolène Brossette, commissariat Madeleine Filipi, photo Christophe Beauregard

EN DIRECT / Exposition Les heures grises
Une proposition de Madeleine Filippi
Marielle Degioanni, Léo Dorfner, Michele Landel
jusqu’au 30 avril 2022, Ségolène Brossette Galerie, Paris

Les heures grises

« Nous sommes deux ombres et deux solitudes. Qu’un grand amour sombre dans des habitudes »
Luigi Tenco, « Ciao Amor, ciao »

Après l’exposition Divagations amoureuses inspirée du livre de Roland Barthes Fragments d’un discours amoureux, Les Heures grises est le second volet d’une réflexion sur la solitude amoureuse. Alors que le premier volet témoignait de l’errance et de la douleur des uns à chercher à faire Un avec l’Autre, à l’image du mythe de l’androgyne de Platon ; Les heures grises comme l’indique le titre évoque : l’après, la fin, de cet état de fusion. C’est un état mélancolique d’une passion dévorante passée. Usuellement perçue comme un moment éprouvant et d’une intense et morbide monotonie, c’est aussi un temps de latence propice aux fantasmes où le désir se tapit dans l’ombre et interroge le manque.

D’œuvre en œuvre, le paradigme de l’ennui dans le couple se révèle au spectateur. Prisonniers ensemble d’un quotidien, le couple vivant ses heures grises apparait tel des ombres dans le travail de Michele Landel ; chez Léo Dorfner c’est du côté de l’esthétique du fragment sur lequel il faut s’attarder, avec notamment ce travail de composition et le recours au noir et blanc qui laisse apercevoir une faille du temps. En effet, lors de ces heures grises on se retrouve devant la mollesse du présent face au souvenir de l’allégresse du passé.

A la première déambulation dans l’exposition, on est saisi par les notions d’intime, de mélancolie et de douleur qui offrent un véritable tempo. Il est surtoutquestionderythmedanscette exposition. Des scènes du quotidien de Michele Landel à celles de Léo Dorfner, il s’opère comme une accélération entre le rapport au charnel et la douleur de la monotonie. Marielle Degioanni, va plus loin encore. Avec une subtile poésie elle joue avec l’aspect sensuel intrinsèque à sa démarche et lui ajoute une violence végétale, à travers le recours à la symbolique des plantes rampantes qui détruisent tout sur leur passage. Violence que l’on peut d’ailleurs déjà entrevoir avec la présence de cactus chez Léo Dorfner. Une subtile métaphore de ces gestes du quotidien et de l’intimité qui viennent dévorer les histoires de cœur qui se ternissent.

Approchez… Regardez de plus près les coutures… Concentrez-vous sur les jeux d’assemblages… Avez-vous remarqué cette métaphore de la transformation ?
Elle met en évidence un élément important, à l’opposé de cette première compréhension de l’exposition. Loin d’être au crépuscule de l’histoire du couple, ces heures latentes, grises parfois pénibles ou dangereuses pour le couple, exhortent aussi à sortir de la monotonie, à une irruption du désir. Tout simplement, d’aller à la recherche d’émotions qui torpilleraient à nouveau notre cœur.

L’histoire de l’art s’est peu intéressée à l’ennui dans le couple, mais plutôt de manière générale en convoquant l’idée de mélancolie, comme en témoigne la gravure de Dürer Melencholia, quelques peintures naturalistes ou plus proche de nous les œuvres de Modigliani ou Hokney par exemple. Pour comprendre ce qui se joue durant ces heures passées avec l’autre et qui ne grisent plus notre quotidien, il faut se pencher du côté des philosophes tels que Platon, Schopenhauer ou encore Spinoza. Tandis que les deux premiers s’accordent sur le fait que l’amour rime avec désir et que son absence, le manque, amène- lui à l’ennui, pour Spinoza le désir n’est pas juste le manque mais puissance de jouir. Non pas d’un point de vue sexuel, mais en lien à son concept « de puissance d’agir » comme il l’évoque dans son livre Éthique. Ces heures grises seraient un présent précieux donné aux amoureux pour prendre conscience de leur puissance de jouir. Aristote ne disait-il : « Aimer, c’est se réjouir » ? Autrement dit, ce moment de l’histoire d’amour, qui ne demande plus rien à l’autre, où l’on dépose les masques est peut-être plus important que l’étape précédente de recherche de fusion avec l’autre, puisque que les amoureux accèdent enfin à l’amour sans restriction, sans crainte. Un moment finalement sécurisant permettant à chacun d’être soi. Pas de vainqueur ni de vaincu, juste deux êtres qui peuvent accéder à un voyage vers la compréhension de soi. Ce qui peut être difficile à gérer, puisque rappelons le, la mélancolie est un des premiers symptômes de la dépression, elle impose un retour sur soi et d’une compréhension de ses propres paradigmes. Qui souhaiterait souffrir de se retrouver dans cet état transitoire qu’est l’ennui ?

Et c’est ici que se pose le véritable enjeu de l’exposition. Ces heures grises sont propices à l’imagination et à la compréhension de soi et de l’autre de manière plus honnête, sans faux-semblants présents lors de la quête amoureuse, sans rien attendre en retour. Ainsi, chacun à sa place, les artistes de l’exposition cohabitent sans se bousculer, dialoguent sans s’interposer comme un couple vivant ces heures grises pour mieux se révéler.

Dès lors, cette exposition se mue en une expérience phénoménologique de l’ennui dans le couple. Libre au spectateur, quel que soit sa position sur le sujet d’en redéfinir les enjeux.

Madeleine Filippi

Vue d'exposition Les Heures Grises Galerie Ségolène Brossette, commissariat Madeleine Filipi, photo Christophe Beauregard
Vue d’exposition Les Heures Grises Galerie Ségolène Brossette, commissariat Madeleine Filipi, photo Christophe Beauregard