SERGE LHERMITTE CONVERSATION AVEC ANNE GIFFON-SELLE

SERGE LHERMITTE CONVERSATION AVEC ANNE GIFFON-SELLE

Anne Giffon-Selle : Peux-tu resituer dans leur contexte d’apparition le cycle des quatre oeuvres concernant les mutations du travail : Et Dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse, La stratégie du phasme, À la poursuite de l’extension des échanges, un clair-obscur qui tarde et Lean Me ? 

Serge Lhermitte : Et Dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse est la dernière pièce d’une trilogie débutée en 1999, sur la question de l’organisation des temps de travail. La loi sur les 35 heures et ses différents rebondissements en fonction des alternances politiques m’ont permis de produire deux séries La vie de château (1999-2001) et La R.T.T. vous va si bien (2001-2007), questionnant les défauts et avantages d’une réduction obligatoire du temps de travail pour une certaine catégorie sociale du monde salarial. Et Dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse (2007-2019) est le dernier volet de ce triptyque. Il est né de la volonté politique d’affirmer que l’emploi salarié n’est plus la panacée, que la question même de sa durée n’a plus grand sens et que seul auto-employabilité et l’auto-servitude de l’individu ont un avenir. L’auto-entreprenariat, le statut allégé de la T.P.E. , s’est développé à cette période, ouvrant le champ des nouvelles formes de salariat (non revendiquées) qu’utilise aujourd’hui Uber ou Deliveroo. Quand j’entreprends ce projet, c’est le secteur de la construction, avec ses cascades de sous-traitance, qui fait appel à ce nouveau statut de travailleur. C’est donc à partir de ce secteur, de discussions et de rencontres avec des ouvriers du bâtiment ayant tenté l’aventure de l’auto-entreprenariat que le projet s’est construit. 

À la poursuite de l’extension des échanges, un clair-obscur qui tarde est née avec la nouvelle alternance de 2012. Nouvelle alternance, nouveau paradigme : l’auto-entreprenariat ne semble pas, finalement, être la solution amenant vers le plein emploi. L’économie de la connaissance et particulièrement son industrie semblent en être le salut. Une résidence à Saint-Nazaire, au Centre de Culture Populaire, me donne l’occasion de travailler dans ce bassin de savoir-faire technologique qui entoure le chantier naval STX. L’entreprise sort tout juste d’une phase difficile, qui a laissé des traces dans l’esprit des salariés : c’est d’ailleurs une discussion avec l’un d’eux qui amènera l’idée d’une autre pièce, La stratégie du phasme.

Lean me utilise le même rapport à l’organisation du travail que Et Dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse. Ces oeuvres révèlent une même volonté d’autonomie face au salariat mais les deux pièces placent les travailleurs à chaque bout de l’échiquier social, l’une convoque une économie nouvelle faite d’un savoir qui est en recherche d’une mise en application, l’autre n’offre que la force de travail et un savoir-faire connu et partagé par un grand nombre. Dans les deux cas les travailleurs partent les mains vides, les uns de leur salon, les autres de leur véhicule ; mais tandis que les premiers lèveront au final et à plusieurs reprises des millions d’euros, les autres pour la plupart raccrocheront les clefs et tenteront autre chose.

Ton travail naît tout d’abord d’une recherche très rigoureuse et quasi sociologique, effectuée à la suite de constats économiques, sociaux et politiques, pour ensuite s’éloigner de cette approche dans une mise en oeuvre des images tout aussi rigoureuse par tes choix plastiques mais éloignée du simple constat, de l’esthétique documentaire. Comme le montre bien Hystérie blanche, tu t’autorises même un traitement fictionnel de l’objet source. Comment tes oeuvres concilient-elles ces deux approches, comment passes-tu de l’une à l’autre ?

C’est l’ancrage dans le monde réel qui est le déclencheur d’envies, ce sont les histoires que je raconte dans ta première question qui me fascinent, me questionnent, m’inquiètent parfois : est-ce à tort ou à raison ? Que nous disent le politique, les médias, les économistes, les intéressés eux-mêmes ? Prend-on en compte les paramètres géopolitiques ou ne sont-ils que des prétextes ? Veut-on faire bouger les lignes ou au contraire s’y conformer, et de quelles lignes parle-t-on au fait ? Ce sont toutes ces questions et les quelques éléments de réponse que j’ai pu glaner qui forment le socle de mes pièces, ou en tout cas le point de départ. Ensuite c’est « oublié » pour plonger dans la matière première de mon « sujet ». Lorsque j’entame Hystérie Blanche je suis encore dans les questionnements de À la poursuite de l’extension des échanges, un clair-obscur qui tarde : que doit faire l’État pour aider au maintien ou au développement de technologies et d’industries de pointe, quelles aides mais aussi quelles infrastructures développer, etc. J’ai donc continué à me poser cette question lors d’une résidence chez 2Angles à Flers en Normandie, en posant mon regard non plus sur un présent en construction mais sur ce qui avait pu être développé dans un passé plus ou moins éloigné. C’est donc le système Chappe et la tour qui le supporte qui deviennent dans un premier temps le sujet d’étude ; visites (sur l’axe est-ouest : Alsace-Normandie), recherche, documents de colloque, site Internet… On peut trouver notamment sur Internet des images de tous ordres, des gravures, des cartes postales mais aussi des photographies des vestiges, des tours reconstruites avec leurs mécanismes remontés qui en font parfois des bâtiments patrimoniaux. Ces tours Chappe, pourtant mal connues, sont assez bien documentées pour peu que l’on cherche à les connaître. Cet efficacité de l’outil Internet, sa capacité à rassembler les informations, les localisations, les images, me montrent qu’il n’y a aucune nécessité de faire une énième photographie document, ni même documentaire. Ce constat m’ouvre alors tout un éventail de formes photographiques possibles. Tout est donc remis à plat, autant pour pouvoir parler de ce système Chappe que poser la question du document comme matière première à un regard ou à des interprétations multiples. La tour devient document (la maquette) et le document (la photographie de studio ou en milieu naturel) devient l’objet d’interrogation formelle. À partir d’un même objet, l’ensemble combine une installation de cinq séries, dont quatre photographiques. Bien sûr, il n’est plus question, dans l’installation, de l’histoire de ces tours Chappe : du premier système de communication à distance, de leur création il y a 250 ans lors de la Révolution française, de leur développement par le Comité de salut public, de leur détournement à des fins spéculatives lors de la première révolution industrielle et de leur fonctionnement pendant 70 ans, ce qui est plus que remarquable pour une technologie de communication.

Toutes tes images photographiques sont prises dans un dispositif découlant de choix très précis : par exemple, le « manège à images » de À la poursuite de l’extension des échanges… renvoie à la chaîne de montage et l’effort physique pour les manipuler à la chorégraphie gestuelle des ouvriers au travail. Et ce « manège » s’accompagne toujours d’une alternance de vues nocturnes du paysage industriel et de néons reprenant les contours d’objets emblématiques d’une relation plus intime des hommes à leur travail. De même que dans une exposition, le module de Et Dieu créa la T. P. E. ne peut être entouré de ses représentations photographiques qu’une fois démonté. En quoi l’image photographique seule ne semble pas suffire, semble incomplète ? Est-ce une façon d’aller au-delà de la représentation pour transcrire/transmettre un état du monde à la fois politique et économique (public) et social (privé), de construire cet « espace critique » évoqué par Emmanuel Hermange dans un texte de 20091, celui intrinsèque à l’oeuvre et celui qu’elle crée lors de sa monstration ?

Là encore, je vais tenter de déplier les espaces. Dans les propos d’Emmanuel Hermange « l’espace » est celui de l’oeuvre, mais pour répondre à ta question il me semble qu’il faut rajouter à l’espace de l’oeuvre celui de sa monstration. C’est en effet pour moi une donnée importante dès le début du processus : je ne produis pas d’image photographique pour un support papier que ce soit une revue ou un livre photographique. D’ailleurs, mon travail, bien qu’il s’agisse d’images, est très difficilement reproductible. L’oeuvre est pensée pour être expérimentée, traversée, manipulée, parfois piétinée. Elle est conçue pour un espace d’exposition tridimensionnel et pour le public qui s’y trouve. Partant de ce principe, qui est une contrainte de diffusion mais également une liberté de création, je peux activer l’image, lui donner un contrepoint, la faire dialoguer avec des éléments tangibles (des fiches de paye) ou des objets abstraits entre design et sculpture.
Cette volonté de mettre en confrontation ou d’utiliser d’autres éléments que la photographie seule, n’est pas juste une figure de style ou un quelconque désir refoulé d’artiste. Il correspond, me semble-t-il, à une lecture post-moderne de la société, à une impossibilité de décrypter et de comprendre aujourd’hui le monde du travail, les changements organisationnels de la société ou encore l’action des décideurs, par le prisme d’une seule science humaine : l’économie, la politique, la sociologie, l’anthropologie ou encore l’écologie, etc. L’ensemble des sciences et des savoirs doit être convoqué pour tenter d’avoir une vision globale. Comment donc penser qu’un seul médium artistique pourrait réussir ce qu’aucune science humaine ne saurait faire ? Comment imaginer qu’une photographie, amputée de tout texte, pourrait toucher ou même pointer la complexité de ces questionnements ? Je ne pense pas pour autant que j’y parvienne mais le fait d’affirmer l’incomplétude du médium affirme l’impossibilité d’une réponse autoritaire et dogmatique. Elle ne fait qu’affirmer l’ouverture d’un espace critique.

La blancheur qui caractérise la plupart des environnements de travail que tu présentes confère à l’exposition une atmosphère atemporelle. Pourtant, l’adverbe « puis » par lequel débute le titre de l’exposition Puis vint le blanchiment des exosquelettes suggère un précédent temporel : est-ce le cas et quel est ce rapport au temps qu’entretiennent les oeuvres ? 

L’exposition que nous présentons au 19, rassemble pour la première fois depuis 2007 l’ensemble des pièces traitant des questions de l’organisation du travail. Cette exposition faisant partie des trois expositions les plus importantes de ma production sur ce sujet, elle s’inscrit dans une forme de continuité. Le choix de son titre, son rythme même, ne sont pas anodins puisque les trois titres ont un rythme similaire de onze pieds : L’inconsistance des instants oubliés, L’atonie lancinante du cri des cassandres et Puis vint le blanchiment des exosquelettes. Les différentes pièces reprennent les questionnements présents dans l’exposition du MAC VAL L’atonie lancinante du cri des cassandres, mais les problématiques de l’emploi, du partage du temps de travail, et l’arrivée du libéralisme décomplexé ont fini d’achever les cassandres. Les prédictions accomplies, un monde se meurt tandis qu’un autre apparaît et c’est dans cet entre-deux que certaines pièces ont été conçues. C’est pour cette raison que je n’associe pas la blancheur des pièces à une achromie renvoyant à la notion de pureté ou d’atemporalité, mais que je la lie plus à des notions de désuétude, d’assèchement, voire d’ossification des problématiques qui les animent.
La thématique de certaines d’entre elles n’emboîte pas le pas de la marche forcée de l’économie du travail, elle semble au contraire s’ancrer dans un monde déjà éteint. C’est autant le cas pour la dernière pièce de la trilogie (Et Dieu créa la T.P.E.) que pour des pièces plus récentes comme Requiem pour… ou la Stratégie du phasme ; qui toutes renvoient à l’ancien monde, celui d’avant 2007, de l’open space comme vestige des plateaux de salariés à la radio du travailleur isolé. Ces pièces ont perdu les couleurs que confèrent la vie et l’activité et ne présentent plus que leur exosquelette. Les autres, à l’inverse, flirtant avec l’actualité économique – de l’industrie de pointe à la création de startups – s’habillent de métal, de couleur et de mouvements.
Douze ans après ces cris que l’on ne pouvait entendre, l’exposition présente des environnements de travail entièrement blancs, des environnements dont la couleur, la vie, ont été ôtées, ils apparaissent ossifiés. Il y avait les cassandres, il ne reste que les os… Et je n’ai pu m’empêcher de faire l’analogie avec le blanchiment des massifs coralliens, symbole de la destruction par l’homme de l’équilibre naturel. En conclusion : le premier temps fut L’atonie lancinante du cri des cassandresPuis vint le blanchiment des exosquelettes.

Chaque oeuvre ou cycle naît de l’apparition d’un phénomène de société bien précis. Proposes-tu un regard rétrospectif ? N’y a-t-il pas le risque que cette inscription temporelle ne rende l’oeuvre conjoncturelle, voire anachronique ?

Non, je ne propose pas de regard rétrospectif, en tout cas je ne le vois pas comme ça. J’avance avec les mouvements de la société, ce sont ces mouvements qui me meuvent, qui font naître des pièces et en terminer d’autres. Et toutes les pièces que je montre ici ont encore leur actualité, le salariat n’est pas encore totalement mort, l’industrie de pointe est toujours à sauvegarder, les startups sont l’avenir annoncé.
Quant au conjoncturel et à l’anachronique, oui, certainement, mais avant tout j’aimerais souligner que toutes ces pièces relèvent d’une recherche formelle leur permettant d’être regardées et expérimentées de manière autonome en dehors de tout contexte. Comme il est tout à fait possible, bien que réducteur, d’appréhender le cubisme, sans se pencher sur l’histoire des sciences, et sur la géopolitique européenne et mondiale à la veille de la Première Guerre mondiale, ou encore Supports/Surfaces, sans lire les écrits politiques de ses acteurs, ou même sans connaître l’état de centralisation du pays, et le contexte post soixante-huitard dans lequel le mouvement est apparu. Mais ne pas prendre en compte ces phénomènes reviendrait à mon sens à gommer tout l’aspect humain et sociétal de la production artistique. Les créations s’inscrivent dans un contexte économique, ne serait-ce que de subsistance, et leurs auteurs bien souvent dans les débats politiques de leur époque. J’applique ce même principe de contextualisation et bien que les pièces aient leur propre autonomie, je souhaite qu’elles puissent aussi être liées à l’analyse et au ressenti d’un instant T. Il peut donc y avoir effectivement un ou des anachronismes liés aux inscriptions temporelles et conjoncturelles mais ils ne me dérangent pas car ils s’inscrivent comme des témoignages dans un document. Il me semble même que je les cherche. C’est certainement une des raisons qui motive l’écriture des textes que je livre chaque fois que j’estime une série terminée. Cela permet de les dater, de leur donner un contexte, mais aussi un parti pris, quitte à ce qu’il soit contredit par les faits bien plus tard. Car je ne cherche ni à trouver ni à me ranger à une vérité historique « constatée » a posteriori.

Tu cites autant les photographies de Paul Graham et de Richard Billingham que l’utopie architecturale d’Archigram, la People Mobile de Vito Acconci ou encore le Homeless Vehicle Project de Krzysztof Wodiczko. L’éclectisme apparent de tes références me suggère pourtant un souci de l’espace et plus particulièrement le constat du déplacement de certains curseurs délimitant espace public et espace privé. Cette question de l’espace se retrouve-t-elle, actualisée, dans des installations comme dans Lean Me et La Stratégie du phasme qui renvoient aux startups et aux open spaces ?

Oui, comme je l’ai dit auparavant, je cherche à déplier les espaces, les espaces de la photographie, de la représentation, les espaces publics et sociaux, privés et intimes. C’est le moteur de ma recherche formelle, qui est liée à une question de fond : comment travailler avec la complexité d’une question, comment travailler avec une personne en évitant de la restreindre à un seul de ces champs (social ou privé). Cela semble évident de dire qu’un travailleur est avant tout une individualité, un être possédant une autre vie sociale que celle du travail, qu’il a une vie sentimentale et familiale mais on exclut systématiquement cette dualité, dès que l’on cherche à représenter les acteurs du travail. Ils ne sont que ce qu’ils sont censés être : travailleur heureux ou malheureux, anonyme ou héros du quotidien. La sphère privée reste au dehors, persona non grata…
La stratégie du phasme est un bon exemple de ces déplacements de curseur, dont tu parles. Ce projet vient de propos ou d’images mentales que m’ont livrés certains cadres à propos de leurs collègues ou hiérarchie, des anecdotes personnelles que je n’ai pas exploitées en tant que telles, mais qui m’ont fait comprendre la possibilité d’un basculement vers des actes violents, parfois irréversibles. C’est ce qui a motivé mon envie de rechercher des images où la violence est telle que le travailleur n’est plus considéré uniquement comme un acteur du champ social, mais comme un individu réel, sorti des limites et du cadre imposés par son statut. Je pense autant à l’immolation de Mohamed Bouazizi, qui a fait de lui le symbole de toute une génération n’ayant aucun espoir d’améliorer ses conditions de vie privée, qu’à l’exaspération menant à la molestation de Xavier Broseta. Un incident qui permettra la personnification, voire l’humanisation, des politiques économiques et managériales des grandes entreprises. C’est donc l’espace symbolique de l’image qui est ici convoqué. À cela s’ajoute l’espace de présentation de ces images : l’open space sert d’espace d’exposition, un cocon qui environne ces images, mais qui est aussi là pour ce qu’il représente, un espace pour s’isoler au sein du groupe. Qu’il soit un avantage donné au n+1, qu’il réponde à la nécessité d’un isolement pour un « call » important, ou l’endroit de finalisation de dossier stratégique, il n’en demeure pas moins un espace illusoire d’individualité, que l’on sait de toute façon éphémère. Dans La stratégie du phasme, les espaces symboliques des images se déplient ainsi dans l’espace de travail. Mais la haine, le désespoir et la violence sont contenus encore un temps dans ces quelques mètres carrés.

Requiem pour… et Hystérie blanche commencent un nouveau cycle consacré aux moyens de communication, à leur histoire, à l’abandon de certaines techniques chassées par de nouvelles. Comment l’articules-tu au cycle précédent lié au travail et y vois-tu d’autres prolongements possibles ?

Ces deux pièces effectivement se situent après À la poursuite de l’extension des échanges, et le questionnement que j’avais posé sur les technologies de pointe, notamment sur les industries de la communication comme seul espoir de rédemption de l’industrie. Or, j’ai été marqué dans les années 2000 par l’explosion de la téléphonie bien entendu, mais surtout par le fantasme de l’entreprise fabless porté par Serge Tchuruk chez Alcatel. C’est amusé mais aussi terrifié que j’ai assisté à l’effet de ce concept ultra libéral : au démembrement puis au naufrage d’un fleuron de l’industrie technologique. Cette réaction en chaîne m’a donné envie de me pencher sur d’autres entreprises, qui furent en leurs temps elles aussi des fiertés nationales, pourvoyeuses d’emplois, de technologies ou de contenus. C’est le cas de Requiem pour un… qui utilise des produits de la marque Radiola. À l’origine, Radiola fabriquait des lampes (1910), puis, suite au travail de l’entreprise avec l’armée, les lampes servirent aux premières transmissions (poste à lampes à vide). Elle va alors chercher à trouver pour cette technologie une application civile rentable. Il a fallu pour cela créer le désir et la nécessité chez le futur client et donc fournir du contenu. C’est ce que la marque va faire avec ses premières diffusions radiophoniques depuis la tour Eiffel, avec le premier animateur de radio en 1922, Marcel Laporte, qui aura comme nom de scène Radiolo. L’économie du savoir, la création de contenus, la technologie au service de l’industrie, tous ces points étaient présents dans ces objets, tout comme d’ailleurs le démembrement de l’entreprise à la fin de 1940 et son extinction en 1985 (certainement accélérée par la technologie du baladeur et du walkman de Sony, sorti en 80). Mais les radios portatives de Radiola sont pour moi des objets symboliques plus forts encore : elles furent ce que le travailleur isolé n’oubliait jamais d’amener sur son poste de travail, de quoi rester connecté au monde, au pays parfois, de quoi se divertir ou rester éveillé. La première chose que l’on faisait lors de la relève, c’était baisser le son de la radio – elle était le centre de l’attention à l’arrivée du tiercé et l’objet à planquer lors de la visite du chef. La relation de cet objet au travail, telle que je la percevais dans le premier cycle, ces objets d’un autre temps, ici reproduits en résine, sont en lien direct avec la catégorie socio-professionnelle des salariés présents dans les séries d’avant 2007. C’est donc à travers ces radios que la série s’enracine dans le premier cycle. Mais leur aspect physique, inerte et ossifié, affirme qu’elles ne sont plus. Seul le son les anime encore grâce à une playlist numérique et quasi infinie de chansons populaires évoquant de manière directe ou indirecte une relation au travail.
Les bases de données ou les datas sont la matière première que les nouvelles économies du savoir veulent exploiter. Celle que je constitue par le biais d’un service de musique en streaming, associée aux moulages des radios, permet d’établir des liens et aux deux cycles de s’interpénétrer.

Tes projets sont toujours accompagnés de textes très développés et fournis. Je trouve qu’ils reflètent complètement le processus d’élaboration des oeuvres : on y retrouve d’une part toute la réflexion socio-économique qui motive et étaye ton travail, puis la description de tes choix plastiques. La pratique de l’écriture semble donc très importante pour toi : quel rôle joue-t-elle et à quel moment du processus créatif intervientelle : en amont, a posteriori ou accompagne-t-elle tout le processus ?

À la fin de la production, lorsque je peux voir la pièce en exposition. En amont se trouvent les lectures, les rencontres, des notes plus ou moins développées, mais pas de texte ou de protocole qui risquerait de m’enfermer dans un propos et m’empêcherait de prendre d’autres directions si les incidents du parcours m’ouvrent d’autres pistes. Pour l’anecdote, c’est à cause du détournement, à des fins purement politiciennes, de mes propos lors d’un entretien sur une série sur les maires de petites communes, que je me suis mis à écrire des textes. Non pour me justifier, mais pour donner des clefs de lecture aux regardeurs. Pour qu’ils puissent se faire un avis à partir de ce qu’ils voient, de ce qu’ils ont pu lire et de ces clefs. Au départ il ne s’agissait que de dépeindre le contexte politique, et socio-économique, puis je me suis pris à mon propre jeu et j’ai commencé à développer les rapports fond/forme qui m’ont intéressé. Mais ces textes ne font pas partie de l’oeuvre, ils sont ma contribution à la médiation de mon travail et certains lieux ne les présentent jamais. La Biennale de Saint-Étienne a présenté Et Dieu créa la T.P.E. en détournant son sens premier et en lui donnant une toute autre signification, mais en cohérence avec la mise en espace de la pièce et le propos de l’exposition. C’était pour moi assez déroutant mais aussi assez plaisant de constater que la pièce vivait sa propre vie sans toujours adhérer aux propos que je lui ai prêtés. Le texte est donc une contextualisation, une médiation, il me permet de fabriquer un récit : le mien. Mais, je l’espère, les pièces ont leur propre histoire, elles peuvent donc être appropriées par d’autres et intégrer d’autres récits.

Certains auteurs comme Barthélémy Bette considèrent que la condition des artistes se rapproche de plus en plus de celle de l’ensemble de la société qui se précarise (contrats courts, auto-entreprenariat, travail indépendant). Que penses-tu de cette affirmation ou de cette évolution ?

Rien… Ou peut-être l’inverse… Pierre-Michel Menger a développé dès 2002, avec Portrait de l’artiste en travailleur une notion inverse qui me semble bien plus pertinente. Il démontrait que le système non régulé et servile de l’art, tout particulièrement celui des arts plastiques, était le fantasme de tout milieu économique cherchant un temps soit peu de profits : travail de l’artiste sans attente de profit immédiat, aucune régulation de prix entre producteur et marchand, valeur du travail totalement tributaire du marché, travail sans salariat ni organisation du temps de travail, égocentrisme des créateurs rendant impossible toute association syndicale construite et efficiente, sans parler du rôle des institutions publiques, assez troubles elles-mêmes quant aux conditions de rémunération des artistes, etc.
Or, la ou plutôt les phases de dérégulation du travail, depuis le contrat de zéro heure en Grande-Bretagne, qui explose après 2008, jusqu’aux lois Hartz en Allemagne entre 2003 et 2005, en passant par l’auto-entreprenariat en 2007 en France menant à l’uberisation d’un pan de l’économie), sont postérieures à ce « petit livre rouge » montrant ainsi que c’est bien la société qui tend vers une précarisation « artistique » et non l’inverse. Celui qui « entre en art », n’y entre pas comme chez Peugeot et il le sait. Le drame, c’est plutôt lorsque le modèle économique change de paradigmes unilatéralement et que les travailleurs l’apprennent à leurs dépens une fois mis au pied du mur.

1. Emmanuel Hermange, « Le dedans n’est pas la limite du dehors et vice versa, ou l’homme sans qualité revisité par Serge Lhermitte », in Centre d’art virtuel, Synesthésie, 2009, disponible sur le site : www.sergelhermitte.fr/biblioemmanuel.html#actualites. 

 

Entretien publié dans le Cahier du 19, février 2019

 

 

Serge Lhermitte
Né en 1970
Vit et travaille à Strasbourg et à Clermont-Ferrand.

www.sergelhermitte.fr

 

 

 

Serge Lhermitte, Et dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse, Louis Loucheur, photographie noir et blanc, 2007-2019. 
Serge Lhermitte, Et dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse, marchepied, détail in situ, photographie noir et blanc, 2007-2019.

 

 

Serge Lhermitte, Et dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse, Louis Loucheur, photographie noir et blanc, 2007-2019. 
Serge Lhermitte, Et dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse, Louis Loucheur, photographie noir et blanc, 2007-2019.

 

Serge Lhermitte, Et dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse, garde-corps, détail in situ, photographie noir et blanc, 2007-2019. 
Serge Lhermitte, Et dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse, garde-corps, détail in situ, photographie noir et blanc, 2007-2019.

 

Et dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse, Mont Christ, photographie noir et blanc, 2007-2019.
Serge Lhermitte, Et dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse, Mont Christ, photographie
noir et blanc, 2007-2019.

 

 

Serge Lhermitte, Et dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse, Sous les vignes, photographie noir et blanc, 2007-2019.
Serge Lhermitte, Et dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse, Sous les vignes, photographie noir et blanc, 2007-2019.

 

Visuel de présentation : Serge Lhermitte, Et dieu créa la T.P.E. , à la faveur d’une conjoncture plus porteuse, Mont Christ, photographie noir et blanc, 2007-2019.