Oriol Vilanova

EN DIRECT / Exposition personnelle d’Oriol Vilanova, jusqu’au 07 janvier 2024, openspace pop-up, Nancy
Pour dire le visible, mieux vaut se taire.
Tristan Tzara
Le travail d’Oriol Vilanova est une invitation à interroger notre attitude à regarder le monde, les choses qui nous entourent et à questionner l’habitude que nous avons d’organiser cette vision sur le modèle dualiste de la pensée moderne qui nous a conduit à l’agencer de manière catégorielle.
La catégorisation, le classement, le dénombrement, l’énumération sont devenus des outils caractéristiques de l’organisation de nos connaissances. Classer les objets, nos savoirs permet de les situer les uns par rapport aux autres. Mais toutes ces classifications ne peuvent jamais faire l’abstraction d’un point de vue.
« Il y a dans l’idée que rien au monde n’est assez unique pour ne pas pouvoir entrer dans une liste, quelque chose d’exaltant et de terrifiant à la fois. On peut tout recenser. » indique Georges Perec dans Penser Classer. Mais en précisant par ailleurs qu’« il y a dans toute énumération deux tentations contradictoires ; la première est de TOUT recenser, la seconde d’oublier tout de même quelque chose ; la première voudrait clôturer définitivement la question, la seconde la laisser ouverte. » 1
Oriol Vilanova ne cherche pas, lui, à clôturer cette question. C’est pourquoi dans son travail, dans l’accumulation qu’il induit, il y a toujours un élément manquant, celui qui continuera cette accumulation de perspectives qu’induit la collection. Car Oriol Vilanova est un collectionneur. Il l’a été avant même d’avoir une pratique artistique. Cette, ces collections lui permettent d’accumuler les points de vues, faisant sien ce précepte de Perec qu’« il y a des choses différentes qui sont pourtant un peu pareilles ; on peut les assembler dans des séries à l’intérieur desquelles il sera possible de les distinguer »2. Il ne reste alors qu’à « agencer tout cela selon des motifs suffisamment larges pour accueillir la diversité des objets rencontrés »3 comme l’explique Georges Didi-Huberman au sujet de ses archives, qui agissent comme une collection.
On peut dire que c’est de cette manière que s’est constituée son étonnante collection de cartes postales, riche de plus de 150 000 éléments, et qui a supplanté toutes les autres. Ces images qu’il glane principalement en parcourant méthodiquement les marchés aux puces de Bruxelles, vêtu de son bleu de travail, lui permettent d’interroger une tranche de temps, la production d’un présent continu, la distance entre les lieux, les personnes et le temps, leurs perceptions. Chaque carte postale renferme une vie particulière, certaines ont plus de 100 ans et d’autres bien plus récentes. Elles n’en restent pas moins pour lui des radiographies de l’infra-ordinaire. Elles agissent comme des témoins de petits et grands moments, d’événements politiques et sociaux, tragiques, festifs ou libérateurs, mais aussi d’épisodes plus anecdotiques. En cela elles voient le temps, comme des « appareils à relire ou relier les temps passés » pour construire, faire surgir « un temps inattendu, inespéré, voué à prendre place dans le futur, celui d’une pensée nouvelle. »4
L’installation qu’il présente à openspace reprend le principe de plusieurs de ses précédentes pièces telles que notamment Anything everything (2015) ou No Hiding Place is Completely Safe (2022) tout en le détournant. Ce qui est visible ici est une image mentale, une somme d’images plus que des images en soi. Une modulation du visible. Oriol Vilanova opacifie les images pour en offrir le contenu autrement. Ce qui ne se voit pas est ce qu’il faut voir. Par une opération extrêmement légère, il pose au regardeur la question de la présence de l’œuvre, de son apparition, de sa disparition, de sa lisibilité, de son impact mémoriel, de sa valeur de monument qui lui fait défier la durée et s’inscrire en profondeur dans les mémoires. « C’est au regardeur lui-même de faire le travail de discernement en fonction de l’acuité et de la disponibilité de sa perception, en fonction de sa capacité personnelle à distinguer ce que l’artiste a posé dans le monde. […] Il s’agit […] de mettre la perception à l’épreuve de ses propres limites […], de permettre une ouverture du champ de la perception mais dans ses parages les moins démonstratifs et les moins tonitruants, dans ses visages les moins spectaculaires »5.
Orion Vilanovo invite ainsi le visiteur à reconsidérer la compréhension de l’invisible et de l’imaginaire et transforme l’exposition en hétérotopie, comme disait Michel Foucault, à savoir un espace de possibles inenvisagés, un espace de possibles bifurcations.
1 in Georges Perec, Penser-Classer, Seuil, 2003, p164
2 Ibid
3 in Georges Didi-Huberman, Tables de montage, Editions de l’imic, « le lieu de l’archive », 2023, p13
4 Ibid, p 18
5 Thierry Davila, De l’inframince, Brève histoire de l’imperceptible de Marcel Duchamp à nos jours, Paris, Edition du Regard, 2010, p 16
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Oriol Vilanova – Biographie
En fouillant dans les marchés aux puces, ses lieux de recherche favoris, Oriol Vilanova a constitué une collection de cartes postales qu’il utilise comme une « machine à penser » et qui est devenue la base conceptuelle de ses œuvres théâtrales, installations et performances. Né en 1980 à Barcelone (ES) et diplômé en architecture et en philosophie de l’Université de Barcelone, Oriol Vilanova a participé à plusieurs expositions en Espagne et dans le monde depuis 2006. Il a présenté son travail notamment à Madrid et Barcelone, à Paris, à Milan et à Londres. Il vit et travaille à Bruxelles (BE).
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Ton travail tourne beaucoup autour de l’idée de collection, quel est le point de départ de ta recherche à ce sujet ?
C’est la collection elle-même. En fait, j’ai commencé à collectionner avant d’avoir une pratique artistique. Je m’intéresse à la notion de collection sous tous ses angles. Avoir ma propre collection me permet de réfléchir à certaines questions à la première personne. Pour d’autres, je peux essayer de les comprendre par empathie ou par divergence.
Qu’est-ce qui t’intéresse dans le fait de collectionner ?
La persistance de l’inachevé.
Quelle est le point de départ de ta collection de cartes postales ?
Le hasard.
Que représente la carte postale pour toi ?
C’est une boîte à outils. C’est un film muet avec toutes sortes d’histoires. C’est un roman écrit à plusieurs langues. C’est une mémoire collective.
Est-ce aussi le hasard qui guide la constitution de cette collection ?
En effet, c’est le hasard et le temps. Je ne sais pas à l’avance ce que je vais trouver, je travaille avec ce que je rassemble au fil des ans.
Comment est-ce que tu la génères ?
Sa source principale, ce sont les marchés aux puces, mais aussi les librairies de seconde main, les boutiques de musées et les boutiques de souvenirs.
Comment organises-tu cette collection au fil du temps ?
La collection est organisée en plus de deux cents classifications en cours. Mais il y a une classification mère, les Rares Inclassables, où tout commence. Elle rassemble les cartes qui résistent à la discipline de la catégorie.
Comment se manifeste-t-elle ? Quelles sont ses modes d’apparition ?
La manière de montrer la collection est autant importante que la collection elle-même, elle fait œuvre.
C’est à dire ?
Cela peut prendre la forme d’une installation murale ou alors d’autres formes d’apparitions comme dans les poches d’une veste, au fond d’un tiroir d’un placard, dans un présentoir qui tourne à l’infini, ou à l’intérieur d’une boîte aux lettres.
Comment décides-tu du mode de monstration? Par exemple, à Nancy les cartes postales sont à la fois présentes et absentes…
C’est en fonction de la série, de l’espace d’exposition, de l’histoire du lieu ou des personnes impliquées. J’essaie de développer différentes formes de visibilité. Forcer l’imagination, l’imaginaire. Que voyons-nous et comment le voyons-nous.
Que souhaites-tu que les gens perçoivent dans l’exposition à openspace ?
J’ai essayé de mettre en œuvre une atmosphère d’intrigue, une certaine opacité. Nous sommes attirés et excités par ce que nous ne connaissons pas, ce qui est impossible ou difficile de vérifier. Il s’agissait d’y développer une modulation du visible, réduit à un peu plus qu’un acte de foi.











